Enbata: On a l’habitude de dire qu’Aita Barandiaran est le précurseur en matière d’étude sur l’homme basque. Qu’en est-il réellement?
Mikel Duvert: Mort en 1991, Barandiaran aura vécu une bonne centaine d’années. C’est, en effet, le plus grand de tous les chercheurs basques en matière d’étude sur l’homme et sur l’homme basque en particulier. Désormais il y aura les études bas-ques faites avant lui et son maître Aranzadi, et les études entreprises après leur venue. Leur apport est immense. 22 tomes abritent ce que Barandiaran, lui seul, a publié. Et beaucoup de notes et travaux restent iné-dits.
Dans cette production, le village de Sare occupe une place unique. C’est le seul village qui ait bénéficié d’une étude complète concernant ses habitants, ses modes de vie ainsi que son passé le plus lointain. Par chance, cette étude fut entreprise quelque temps avant que la tourmente moderne nous emporte les uns et les autres vers des lendemains toujours plus incertains. C’est donc le Pays Basque traditionnel qu’il a ainsi éclairé de façon unique et cette importante fresque immortalisera notre village.
Enb.: Quelle lecture peut-on faire de cette œuvre colossale qu’Aita Barandiaran nous a léguée?
M. D.: Œuvre unique, d’un chercheur u-nique, l’étude sur Sare restera un modèle d’étude pour beaucoup d’entre nous et sa lecture peut s’opérer à plusieurs niveaux.
l Il y a la lecture que feront tous les saratar et qui les plongera dans les brumes exquises de la nostalgie: ils y percevront les échos d’une vie qui s’estompe à toute allure, à tel point que certains aspects appartiennent déjà à l’histoire.
l Il y a la lecture qu’en feront les Basques des autres régions. Par comparaison, ils apprécieront ainsi l’originalité de leur xoko et celle de Xareta.
l Et puis il y a lecture qu’en feront les étrangers au Pays Basque. Ils goûteront ce que le mot «basque» signifie, autrement qu’en termes de clichés, du style «piperade et fandango».
Chacun pourra se faire ainsi une idée du prix que l’on mettait ici pour vivre dignement à des époques pourtant si proches, où la vie était «spartiate», comme aime à me le répéter un ami éleveur dans ces montagnes! Avec cette belle étude, chaque lecteur pourra très concrètement mesurer le prix qu’il a fallu payer pour arracher au quotidien l’espoir de subsister en devant transmettre… et ceci sur un long terme que l’on souhaite être toujours meilleur, en tout cas «moins pire».
Enb.: Reflet d’une société révolue, le travail d’Aita Barandiaran a-t-il un écho de nos jours?
M. D.: Assurément. Son œuvre nous met également face à un problème existentiel qui préoccupait au plus haut point Aita Barandiaran, que l’on pourrait formuler d’une question: et demain? Demain, si un autre chercheur venait ici, quelle sorte de «Bas-ques» rencontrerait-il? Que leur avons-nous transmis afin qu’ils soient à leur tour des passeurs? De quoi parleront-ils? De salaires de footballeurs? De chanteurs du moment? Du voile islamique? De la façon dont ils ont aménagé de telle ou telle façon leur quotidien, en veillant à respecter un contexte connu est donc estimé? etc. N’en doutez pas une seconde, ces sortes de questions hantaient Barandiaran. Elles jaillissent ça et là au fil de ses écrits.
Car ce qui intéressait notre bon maître, ce qui constituait le fond de sa quête, ce qui faisait qu’il entreprenait des travaux que personne n’avait conçus avant lui (comme cette étude sur Sare et bien d’autres encore), ce qui le hantait, c’est sa volonté de connaître l’Homme. Les clichés ne l’intéressaient pas, l’ethnocentrisme le rebutait. Barandiaran voulait saisir, via la culture basque qui était la sienne, le mouvement de l’humanité en route, afin de voir l’homme acteur de sa vie.
Acteur d’une étrange pièce de théâtre, car nombreux furent ceux qui l’avertirent: «ez gare gure baitan»… qu’il entendait comme «nous ne nous appartenons pas»… on n’est jamais totalement «chez soi», on est comme des sortes de locataires… C’est ainsi que Barandiaran étudia avec grand soin, l’insertion ou la projection de l’homme dans un paysage fait de lieux et rythmé par des temps; il étudia avec grand soin l’imaginaire basque traditionnel, jusque dans ses projections chrétiennes, y compris les plus sévèrement mises aux normes, frisant même la caricature.
Lors de sa 100° année, le 20 novembre 1989, il jetait un regard sur sa longue et féconde existence. C’est ainsi que le prêtre qu’il était, écrivit un texte court et dense, dans un basque très sophistiqué qu’il a intitulé «Gizabidea», la conduite humaine. Comme ce texte n’est guère connu, je vous en donne une traduction:
«Les questions suivantes viennent souvent à l’esprit de l’homme: que suis-je? En vue de quoi j’existe? Les réponses que nous donnons à ces interrogations constituent ce que l’on nomme, la manière qu’à l’homme de se conduire dans l’existence.
Que suis-je? Un être doué d’intelligence qui peut orienter sa façon de vivre. Cependant je ne suis pas maître de mes décisions. Si je l’étais, je ne mourrais certainement pas. Mais …
… J’existe en vue de quoi? N’étant pas moi-même maître de mon destin, je dois reconnaître que je suis sous la dépendance d’une volonté supérieure. Laquelle est, bien entendu, antérieure à moi et me dépasse en tout: cette puissance c’est Dieu.
Je me dois de le reconnaître et de l’aimer. Voilà ce que je dois faire. C’est pour cela que j’existe donc: pour répondre à son amour et aimer mon prochain que Dieu aime autant qu’il m’aime.
Voilà ce qu’est la conduite humaine, ou ce qui la fonde.»
C’est la mise en forme de cette sorte de conduite, où l’homme se bat au quotidien, vit drames et plaisirs, tente de composer dignement, jusqu’aux limites parfois, c’est cela que nous pouvons maintenant apprécier dans la belle étude sur Sare.
Un grand merci à ceux qui ont tout fait pour qu’elle soit non seulement accessible au plus grand nombre mais qu’elle soit rendue au village, et qu’elle le soit aussi en euskara. Je ne vais pas les citer tous, mais qu’il me soit permis au moins de remercier M. Aniotzbehere pour son rare entêtement!