L’affaire Egunkaria : les stigmates de la torture

Forum11Avril2015L’Institut Universitaire Varenne et l’Association Francophone de Justice Transitionnelle ont organisé, en partenariat avec l’Université de Pau et des Pays de l’Adour, un cycle de conférences intitulé “Violence politique et Justice transitionnelle”.

Du 8 au 11 avril 2015, ce cycle s’est tenu à Bayonne sur le thème “Torture, mémoire et impunité : les paradoxes de la Démocratie ?”. Suite à une soirée de sensibilisation à la Justice transitionnelle autour de la projection du film Hannah Arendt, notamment destinée aux lycéens et étudiants, ainsi qu’à deux journées de séminaire scientifique réunissant des spécialistes reconnus – juristes, philosophes, historiens, membres d’ONG, médecins -, s’est tenu, le samedi 11 avril, un Forum ouvert au grand public.

L’après-midi fut consacrée à des témoignages destinés à ce que les quatre cents personnes réunies dans l’amphithéâtre puissent mesurer – de manière sensible et humaine – l’intensité du traumatisme généré par la torture et son impunité. Mourad Benchellali (ancien détenu à Guantanamo), Jean Salem (fils d’Henri Alleg, auteur de la Question), Ixone Fernandez (arrêtée en Espagne dans le cadre d’une affaire liée à ETA), Joan Mari Torrealdai (arrêté en Espagne en tant que président du conseil d’administration du quotidien Egunkaria) et Buscarita Roa (Grand-mère de la Place de Mai) en furent les grands témoins.

C’est dans ce cadre académique et international que Joan Mari Torrealdai a accepté, pour la première fois, de raconter publiquement son histoire personnelle, publiée en son intégralité ci-dessous. Jean-Pierre Massias et l’ensemble des organisateurs tiennent à lui réitérer leurs sincères remerciements pour sa très précieuse contribution et la confiance qu’il leur a ainsi accordée.

Basé à Bayonne, l’Institut Universitaire Varenne est une association initiée par la Fondation Varenne, qui lui délègue sa mission d’utilité publique de diffusion des connaissances. Présidé par le Professeur de droit public Jean-Pierre Massias, il oeuvre dans les domaines de la Démocratie, de la Paix et de la Presse. A l’origine d’un concours de thèses et éditeur de plusieurs collections d’ouvrages et de revues, l’Institut Universitaire Varenne a également co-organisé les deux Forums pour la paix (Bayonne – décembre 2012 et mars 2014), ainsi qu’une université d’été “Les principes de la Justice transitionnelle”, qui a réuni trente étudiants de nombreuses nationalités à Baigorri en juillet 2014.

Joan Mari Torrealdairen testigantza

L’AFFAIRE EGUNKARIA : LES STIGMATES DE LA TORTURE

Forum11Avril2015DNotre arrestation et la fermeture du journal Euskaldunon Egunkaria ont eu lieu le 20 février 2003. Cette journée a marqué une rupture dans l’histoire du journalisme basque et de la vie de certains d’entre nous. Ces deux histoires, collectives et individuelles, méritent notre attention. Le drame du journal, aujourd’hui toujours mort, ne peut cependant cacher notre drame particulier. Les dommages ont été également individuels, au-delà du dommage collectif. J’ai revendiqué cette histoire individuelle dès les premiers instants de mon arrestation.

C’est de cette histoire, la mienne, que je vais parler aujourd’hui. Pas sans beaucoup de crainte. Dans ce pays où la torture n’existe pas, mais où les victimes de tortures sont nombreuses, beaucoup sont ceux qui ont souffert bien plus que moi. Il y en a certains dans mon entourage. C’est au nom de tous ceux-là et de mes camarades d’Egunkaria que j’ose m’exprimer en public.

Si on ne m’avait pas demandé de le faire, je ne me serais pas proposé. Je ne me suis jamais exprimé sur la torture en public. J’avais pris cette décision dans les premiers instants. Je ne voulais pas m’exprimer sur ce sujet, si présent dans l’actualité, car je voulais récupérer mon quotidien d’avant : mon travail sur la culture, mes recherches, la direction de la revue Jakin. Je ne voulais pas non plus voir ma famille et mes enfants mêlés à cette histoire.

Au lieu d’aller sur les plateaux de télévision, c’est chez le psychiatre que je me suis rendu, afin de soigner mes blessures et de retrouver une vie normale. Quand je parlais du sujet, toujours en privé, je n’utilisais jamais le mot torture. Je préférais parler de mauvais traitements ou de traitements inhumains. La première fois que j’ai utilisé le mot “torture” en public, c’était en 2008, c’est-à-dire cinq ans après les événements, à la radio-television basque. C’était évidemment le signe que certains blocages commençaient à se lever en moi.

Aujourd’hui, je me trouve devant vous afin de parler du sujet dans un format monographique. Le contexte me plaît, académique et international. Je le répète, je viens avec beaucoup de crainte. Mon histoire n’est pas grand chose, elle n’est quasiment rien, sauf pour moi évidemment. C’est un témoignage très humble.

LA PEUR DE LA FAMILLE

Je vis à Usurbil, à côté de Donostia, dans une maison qui se trouve dans un lotissement. Nous vivions à quatre dans cette maison : moi, ma femme et mes deux enfants de 10 et 12 ans.

Ils sont entrés chez moi, le 20 février 2003, à 1h30 du matin. Ils sont entrés en hurlant, en ayant défoncé la porte, au milieu d’un vacarme insoutenable, comme les sections d’assaut de la police que l’on peut voir dans les films. Saisi de stupeur, je suis tombé de mon lit en voulant me lever. C’est ma femme qui est arrivée la première à l’entrée. Elle a dit aux policiers, avec beaucoup de sang-froid, de faire plus attention, qu’il y avait des enfants dans la maison. Lorsque je suis descendu, il en y avait déjà une demi-douzaine, entrés par le trou qu’ils avaient fait dans la porte. Ils visaient nos têtes avec leurs armes et les lumières rouges qui en sortaient. Les autres sont entrés ensuite. Je ne sais pas combien. Beaucoup. C’étaient des gardes civils, dont la plupart étaient habillés en civil.

« Vous devez vous tromper de maison ». C’est ce que je leur ai dit en premier, convaincu de leur erreur, tant j’avais du mal à croire ce que mes yeux étaient en train de voir. L’un d’eux me répondit : « C’est toi Monsieur Torrealdai ? ». Pas d’autres explications. Pas d’accusation. Il me précisa juste qu’ils avaient un mandat du juge. Tu ne comprends  rien à ce moment-là, mais tu sens bien que ton heure a sonné. J’ai immédiatement compris que j’allais être un simple torchon entre leurs mains. Ma résistance commençait à être brisée.

Ils ont regroupé dans le salon ma femme et mes enfants et m’ont pris à part pour m’emmener fouiller mon bureau, la bibliothèque et les archives. Ils étaient une douzaine d’hommes et les fouilles ont duré plus de quatre heures.

Pour ma part, j’étais coupé de toute communication et tenu sans que je puisse bouger.

Quand ils ont eu fini, j’ai demandé à dire au revoir à ma femme et à mes enfants. J’étais pétrifié. J’ai tout juste réussi à leur dire au revoir. Eux aussi étaient livides.

C’était arrivé comme cela : j’ai pu embrasser ma famille pendant un court instant, alors que j’étais sous le régime d’incommunication et que j’étais entouré de quatre gardes civils. Ils m’ont mis les menottes et m’ont sorti de chez moi au milieu de la nuit, comme un vulgaire criminel. Une fois passé le pallier, un agent m’a dit : « tu as fait tes adieux de manière vraiment froide ! ». Alors qu’on m’emmenait dans la voiture de police, il a ajouté : « quelle image auront-ils maintenant de leur père ? ».

Quelle cruauté! Ils cherchaient à me détruire et ils avaient réussi.

Forum11Avril2015ELE DÉSASTRE DES DOCUMENTS

Pendant les quatre heures de fouilles chez moi, ils avaient fouillé, éparpillé, jeté tous mes écrits intimes, mes dossiers, mes recherches et en avaient emmenés des centaines. Ils n’avaient rien respecté, pas même les documents de ma femme. Ils avaient emmené des cartons remplis de documents, ainsi que mon ordinateur personnel et mon téléphone portable. Depuis chez moi, ils m’ont emmené au bureau de la revue Jakin.

Au bureau, rebelotte. Il y avait au moins vingt agents, dans les bureaux et les couloirs, allant d’un endroit à l’autre. Ils filmaient tous les coins, sortaient et emmenaient des documents, des archives et démontaient les ordinateurs pour les emporter. Le seul qui ne pouvait pas bouger, c’était moi. Eparpiller ce qui était rangé, fouiller tous les meubles et recoins, emmener des milliers de documents. Sans aucun respect. Sans description, ni précision sur les documents. Je protestais, mais en vain. La fouille dura sept heures.

C’est avec la plus grande des impuissances que je voyais comment ils étaient en train de détruire ma vie et mon travail, mes recherches, mon avenir.

Ils ont également emmené la documentation relative à Egunkaria. Je leur disais de n’emmener que cela, mais non. Ils ont tout emporté, mes documents, ceux de Jakin, tout ce qu’ils ont pu trouver, y compris les agendas depuis 1960.

J’étais complètement à nu. Non pas physiquement, mais intellectuellement.

LE LONG VOYAGE VERS MADRID

Nous avons pris la route vers Madrid, douze heures après leur entrée chez moi. Ils ne m’ont rien donné à manger, ni à boire. Eux s’étaient pourtant servis un café dans les bureaux de Jakin et s’étaient arrêtés prendre des sandwichs sur la route. Ils ne m’avaient rien offert.

Ils m’avaient menotté dans le bureau, puis m’avaient appuyé sur la tête pour entrer dans la voiture. J’ai fait le voyage vers Madrid entre deux gardes civils, les mains menottées, les yeux fermés et sans l’occasion de pouvoir uriner (même si je leur ai demandé trois fois). Ils m’ont forcé à parler tout le temps, sans le moindre repos. Je leur disais que j’étais épuisé et que je voulais garder silence. C’était inutile. Je leur ai demandé pourquoi ils m’emmenaient – et pourquoi de cette façon –. Celui qui paraissait être le plus méchant me répondit de manière froide et sèche : « certaines plumes tuent davantage que les pistolets ».

CINQ JOURS EN ENFER

Lorsque nous sommes arrivés à Madrid, ils m’ont bloqué la tête contre les genoux, ont allumé leurs sirènes et m’ont conduit à toute vitesse à un bâtiment. J’ai su ensuite qu’il s’agissait de la Direction Générale de la Garde Civile.

C’est vers le milieu de l’après-midi que je suis entré dans ce sinistre trou. Il paraît que Dieu a séparé le jour et la nuit au début de la création du monde. Les gardes civils, eux, ont transformé la journée en nuit. Il fait toujours noir, partout, dans cette infâme cellule. Le simple fait de me rappeler de cet endroit me provoque encore aujourd’hui des frissons.

Forum11Avril2015AL’isolement et la solitude

Ils m’ont fait entrer dans une toute petite cellule (2 X 3 X 2,5) où il y avait un matelas spongieux et sale, sans drap ni oreiller, ainsi qu’une petite fenêtre à barreaux sur la porte.

J’étais seul dans la cellule, mais il y avait plus de monde dans la zone. Je ne savais ni qui ils étaient, ni s’il y avait des personnes d’Egunkaria. J’ai ensuite réussi à identifier trois personnes depuis ma cellule ou les salles d’interrogatoire : Txema Auzmendi, membre du Conseil d’administration d’Egunkaria, Iñaki Uria, membre suppléant du Conseil d’administration et Martxelo Otamendi, directeur du journal. C’est en entrant en prison, au sixième jour, que nous avons pu compléter le puzzle : tous les responsables d’Egunkaria étions là, 10 personnes au total…

On appelle ce moment la période d’incommunication et ce n’est pas un mensonge : pas d’horloge, une lumière allumée 24 heures sur 24, pas de bruit de l’extérieur, pas de lumière du jour… J’étais complètement perdu. Lorsqu’ils m’emmenaient voir le médecin légiste, il me demandait toujours quel jour et quelle heure on était. Je n’ai pas donné une seule fois la bonne réponse. J’étais totalement désorienté, sans repères.

Nous avons passé beaucoup d’heures (de très longues heures!) dans cet espace, quelquefois dans un silence complet et, d’autres fois, dans un vacarme impressionnant. C’était le silence causé par la peur qui était la règle. Personne n’osait prononcer un mot, même pas quand deux personnes étaient dans la même cellule. Il n’y avait ni bavardages, ni murmures, exceptés ceux des gardes. Mais ce silence tendu s’arrêtait souvent, lorsqu’ils venaient chercher quelqu’un. Pour rompre le calme, les gardes civils tapaient violemment contre les serrures en fer des portes. Nous avons vite appris ce qui venait ensuite : « toi, debout contre le mur ! », puis ensuite enfiler la cagoule et le garde civil qui t’emmène, tête baissée, à la salle d’interrogatoire.

On devinait l’état lamentable de ceux qui revenaient de l’interrogatoire : quelques-uns traînant par terre, d’autres en sanglots.

A chaque fois que j’entendais des pas, j’étais saisi d’effroi, redoutant qu’ils viennent me chercher. La peur entrait jusqu’au plus profond de moi lorsque les gardes civils ouvraient violemment la porte de la cellule. Je savais ce qui m’attendait.

Une fois, nous avons subi un vacarme plus grand que d’habitude. J’ai entendu deux ou trois fois un jeune homme en train d’être cruellement torturé. J’ai pensé qu’un commando de l’ETA avait été arrêté. Les cris, les coups, les menaces des bourreaux et les plaintes du jeune homme… Tout était très fort et faisait vraiment peur. On m’a dit en prison qu’il pouvait s’agir d’enregistrements. Vrai ou faux, le résultat était le même : la peur qui m’envahissait et entrait au plus profond de moi.

Peu de temps après une de ces séances de torture, un homme a commencé à se taper la tête contre le mur. Il demandait en criant qu’on l’emmène devant le juge, qu’il ne voulait pas subir ces ignobles tortures. La zizanie s’empara des gardes, puis ils ont réussi à le faire taire en lui disant que là-bas on ne torturait pas et ils le firent sortir.

C’est par la suite que nous avons su que la personne qui avait eu cette crise était Pello Zubiria, premier directeur d’Egunkaria souffrant d’une maladie chronique. Apparemment, ils l’ont emmené à l’hôpital, incommuniqué, sans rien dire à sa famille. Ils ont ensuite diffusé des mensonges, en disant qu’il avait tenté de se suicider.

Les trois premiers jours ont été très mouvementés, avec des allers et retours incessants vers les interrogatoires. Une fois les déclarations devant la police faites, les moments de silence étaient beaucoup plus longs. Ils étaient interminables. C’est à ce moment là que tu commences à te remémorer tes déclarations : est-ce que tu as dénocé quelqu’un ? qu’ont pu dire les autres ? Surtout lorsqu’on t’a dit qu’untel t’a dénoncé…

Dans ces moments de solitude, j’ai essayé de pleurer, vu ma situation et celle de ma famille, mais j’étais tellement bloqué qu’aucune larme n’est sortie.

Les séances d’interrogatoire

Je ne sais pas combien de fois ils m’ont emmené vers les salles d’interrogatoire. Quelques fois, un long moment passait entre deux interrogatoires. D’autres fois, l’enchaînement était beaucoup plus rapide, pour recouper les déclarations d’autres détenus.

Ils me questionnaient sur trois thèmes : la Fondation Elkar, le Gouvernement basque et Egunkaria. Lors des dernières séances, ils se sont concentrés sur Egunkaria. La plupart des questions concernait les débuts du journal, soit treize ans auparavant, et étaient très précises. J’avais du mal à me souvenir. C’étaient ces précisions-là qui les intéressaient : celles que je ne connaissais pas ou que je n’avais plus en tête. C’étaient eux qui me précisaient les éléments et les dates. Mon travail consistait à mémoriser, comme dans l’école traditionnelle. Je ne sais pas combien de sessions nous avons passé à ce travail de mémorisation. Beaucoup. Ils avaient organisé l’interrogatoire autour d’une douzaine de questions et je devais apprendre chaque réponse, une par une. Je les ai apprises, à force de les répéter.

Quand ils ont décidé que c’était suffisant, ils m’ont emmené faire la déclaration policière. Au moment de partir, un policier m’a violemment menotté les mains à hauteur d’épaules et, en mettant son poing contre mon cou, m’a menacé : « si tu ne répètes pas, en haut, mot pour mot ce que tu nous as dit ici, les prochains jours seront un enfer pour toi ».

Au moment de faire la déclaration, je n’ai pas complètement tenu parole. J’ai passé les jours suivants complètement apeuré, de crainte qu’ils viennent me chercher. Mais ils ne sont pas venus.

J’ai vécu les interrogatoires la mort dans l’âme, avec d’intenses tremblements, saisi par la peur, complètement bloqué. Ils m’ont retenu dans la cellule, pendant des jours et des nuits, debout contre le mur. Ensuite, ils m’emmenaient à l’interrogatoire.

Ils m’ont emmené faire ma première déposition la nuit même où ils m’ont conduit au commissariat. C’était toujours le même protocole : j’étais debout contre le mur, ils me mettaient la cagoule, le garde m’attrapait et me baissait la tête pour m’emmener à la salle d’interrogatoire. Là-bas, il y avait trois ou quatre policiers.

Ils me mettaient debout contre le mur avec la cagoule, les jambes écartées vers l’arrière. Ils posaient les premières questions en hurlant et, en même temps, ils me donnaient des coups sur la tête et sur le dos, une fois mon pull et ma chemise enlevés. Ils me tapaient sans arrêt avec une sorte de règle, par derrière et entre les jambes, sur les parties. Au début, ils m’avaient même mis un objet en plastique sur les oreilles, en faisant du bruit, puis ils me le passaient autour du bras en me demandant si je savais ce que c’était. Je n’avais plus de force dans les bras et mon corps était épuisé. Ils m’ont laissé m’asseoir une seule fois, le premier jour. Le repos n’a pas duré une minute. Ils disaient qu’ils m’enlevaient les privilèges parce que je ne collaborais pas.

Entre les questions et les coups, combien de mépris personnel, d’insultes et de mensonges ! En plus des injures que je garderai pour moi, je me rappelle très bien d’autres : que mes amis m’avaient vendu, que je ne pourrai plus aller à la montagne parce qu’ils allaient me broyer les genoux, qu’ils avaient arrêté ma femme, qu’ils avaient pris mes enfants, que Martin Ugalde, premier président d’Egunkaria et ami intime, était mort. Le lendemain, ils m’ont dit qu’ils avaient enterré Martin. Et je les ai crus.

Forum11Avril2015BLA TORTURE : UN PROCESSUS COMPLET

Il faut réaliser ce que cela peut supposer pour une personne de 60 ans, écrivain, directeur d’une revue culturelle depuis 28 ans et ayant travaillé dans le monde de la culture durant 40 ans totalement publiquement, de se retrouver du jour au lendemain dans une telle situation !

Tu arrives complètement atteint par ce qui s’est passé chez toi et lors de la fouille, puis ils te brisent totalement. Ton estime personnelle est complètement anéantie, tu te sens comme un moins que rien. Ils cherchent à détruire toute ta personnalité.

Croyez moi, ces cinq journées de la période d’incommunication sont bien plus longues que cinq jours. Ils semblent une éternité. La répression et la pression subie sont telles, qu’ils te détruisent physiquement, mais surtout psychologiquement.

Certains d’entre vous ont certainement dû penser que j’allais vous raconter l’enfer vécu durant ces cinq jours et que j’allais m’arrêter là. Certes, ce moment est le paroxysme de la torture, mais la torture ne s’est pas terminée, dans mon cas, avec ces cinq journées. J’ai raconté les moments antérieurs (l’arrestation, les fouilles et le transfert à Madrid) car je les ai vécus comme de la torture. Mais je voudrais également souligner les moments postérieurs à ces cinq jours, car ils constituent pour moi une continuité qu’on ne peut pas nier, y compris le procès. Jusqu’à ce qu’il arrive, tu ne peux pas effacer de ta mémoire ce qui t’est arrivé, comme tu ne peux oublier un proche que tu as perdu pendant le moment du deuil. Tout le processus a été une torture, à la fois physique et psychologique. Aujourd’hui encore, je subis encore les conséquences de cette torture.

LE PASSAGE DEVANT LE JUGE D’INSTRUCTION

Après avoir passé cinq nuits au commissariat, j’ai passé la sixième dans les cellules de l’Audiencia Nacional. Je suis passé devant le juge à 5h30 du matin. Je ne devrais pas être très beau à voir, avec la barbe de cinq jours, sans avoir pu me changer, sans m’être lavé le visage, complètement défait physiquement et psychologiquement. Je n’avais pas pu voir mon visage dans un miroir et je pensais que mon visage se refléterait dans le regard du juge. Mais il était aveugle. Il ne me regardait pas. J’étais invisible pour lui ! Pour lui et pour le procureur.

Je ne sais pas quel était mon aspect extérieur. Intérieurement, j’étais défait. Quand j’ai relu la transcription de mes propos, j’y ai trouvé le miroir de mon état : les propos étaient complètement incohérents, exprimés par bribes, de manière maladroite.

Le juge m’a assailli de questions, comme s’il était un policier, en répétant les mêmes questions que les gardes civils pendant les interrogatoires. Il me semblait accusateur, avec le même ton qu’eux.

Il n’a rien pris en compte de mes explications dans son rapport. Pire encore, il a retouché mes propos afin qu’ils correspondent à la version des policiers. Tout comme l’enquête, l’instruction reposait sur une thèse pré-construite.

Cet angle erroné a entâché toute l’enquête, ce qu’a ensuite reconnu l’arrêt du tribunal, qui nous a acquittés sept ans après notre arrestation en jugeant sévèrement l’enquête et l’instruction.

Forum11Avril2015CL’INCARCERATION ET DOUZE ANNEES DE LIBERTE PROVISOIRE

Mon incarcération n’a duré qu’un petit mois. D’autres amis d’Egunkaria sont restés plus longtemps, jusqu’à un an et demi. J’ai réussi à sortir de là contre une caution de 12 000 euros. Je suis sorti, oui, mais combien de temps pour retrouver la normalité ? Est-ce que je la retrouverai jamais ? Presque 12 années se sont écoulées avant le jour du procès.

Le procès d’Egunkaria s’est éternisé pendant 11 ans et 8 mois. Le cauchemar ne s’est clos sur le plan judiciaire qu’il y a 6 mois à peine. Mais Egunkaria reste de nos jours fermé sans que nous n’ayons reçu aucune réparation de l’État pour tout ce que nous avons subi. Notre santé, notre travail, l’argent de notre famille et de notre pays… Tout cela est resté sur le bord de la route.

Nos droits civils limités

Les problèmes ne s’arrêtent pas le jour de la libération. En attendant le résultat du procès, les droits civils sont limités. Toutes les semaines ou tous les 15 jours, il faut pointer chez le juge, sans avoir le droit de passer la frontière ni de partir à l’étranger. Je ne pouvais pas même aller à Hendaye ! Mes comptes bancaires et ceux de ma famille étaient bloqués.

Ce sont des mesures très dures. Une punition et une vengeance. Dans mon cas, l’interdiction de passer la frontière a été la plus dure des punitions. Ils ont empêché mon travail intellectuel, professionnel et académique.

Deux affaires judiciaires

L’affaire principale s’est achevée le 12 avril 2010, avec l’arrêt d’acquittement de l’Audiencia Nacional. Quelle grande sentence ! Le juge a écrit noir sur blanc que l’instruction de l’affaire reposait sur des préjugés qui n’avaient rien à voir avec Egunkaria et que les accusations contre nous ne reposaient sur aucun fondement.

Vous pensez certainement que l’affaire allait s’arrêter là. Non ! L’affaire économique n’a pas été close, à la demande de l’association des victimes du terrorisme qui s’était constituée partie civile, puis de celle du Procureur qui a pris le relais. Elle ne s’est conclue, par un non-lieu à statuer, qu’en octobre 2014.

Combien de travail pour préparer le procès ? Combien de tracas pour mobiliser la société, solliciter les institutions publiques, les partis politiques, les syndicats et les acteurs socioculturels ? Nous avons eu de grandes joies lors de ce processus, grâce à la réponse de la société basque, mais nous avons également vécu beaucoup de déceptions. Nous avons rencontré beaucoup de sourds et muets sur la route. Dans la société non bascophone, en particulier dans les médias espagnols, nous avons été victimes de la plus stricte des censures durant les sept premières années.

Je me suis engagé sur ce point, quelques fois à 100 voire 150%, sans jamais me ménager. Cela a été très usant : préparer le procès, trouver des soutiens, maintenir la solidarité entre les accusés… Cet engagement m’a mis à l’écart de mon travail de recherches. 2003 a marqué un coup d’arrêt dans ma production intellectuelle. C’est un dommage collatéral de l’affaire, tout comme l’énergie perdue à essayer de naviguer à contre-courant.

LES STIGMATES DE LA TORTURE

Les experts disent que la torture laisse des traces pendant très longtemps chez les victimes, que la fragilité face aux bourreaux reste inscrite pour toujours, que les blocages sont nombreux, tout comme les dommages physiques et psychologiques et que ces blessures sont éternelles. Je n’en sais rien, à vrai dire. J’aimerai juste que ce point ne soit pas oublié.

En 2011, Inma Gomila est décédée à 54 ans. Elle avait été la première gérante d’Egunkaria et, pour cette raison, arrêtée puis torturée. Elle s’est battue contre la maladie durant des années et n’a pas pu vaincre le cancer des ovaires. Elle avait eu ses dernières règles huit ans auparavant, dans la cellule du commissariat. Je n’oublierai jamais comment ils l’ont emmenée de la salle d’interrogatoire dans un sanglot. C’est apparemment ce qui a causé la nécrose des ovaires. Je ne suis pas scientifique et je ne peux donc pas prouver une relation de cause à effet directe entre la torture et le cancer.

En sortant de prison, j’ai pris rendez-vous chez un psychiatre. Je souffrais de « stress post-traumatique ». Les années ont passé depuis. Pour préparer ce témoignage, j’ai consulté mes notes et mes anciens agendas. J’ai souvent trouvé les traces de ces tristes jours : la peur, les menaces, les mensonges, les insultes, l’impuissance.

Afin d’exprimer la profondeur de ma douleur, j’ai répété encore et encore que la peur m’avait pénétré jusqu’au plus profond, jusqu’à la moelle. Elle est restée là, cachée et silencieuse. Il ne s’agissait pour moi que d’une figure de style. Très récemment, je me suis rendu compte qu’il s’agissait de bien plus que cela. Sans le savoir, je décrivais ma maladie. Car, oui, je souffre d’un cancer de la moelle osseuse. Le cancer est au plus profond de moi. Il s’agit d’un myélome multiple.

C’est devant vous et dans ce contexte que je souhaite le rendre public. La raison est simple. Il me paraît évident que le cancer dont je souffre est une conséquence des tortures que j’ai subies et que je vous ai décrites. Je le répète, je ne suis pas médecin et je ne peux avancer aucune preuve de ce que j’affirme. Toutefois, pour moi, le lien de causalité est clair. Mon psychiatre le pense également.

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