L’entre deux se poursuit en Catalogne avec un duel entre le chef du gouvernement catalan et son homologue espagnol. Dans ce jeu politique de haut vol et qui va durer, le plus chat des deux n’est pas forcément celui qu’on pense. Le flou entretenu par le leader catalan maintient béante la crise et ouvre les possibilités d’une solution négociée. La mise en œuvre de l’article 155 de la Constitution permettrait à Madrid de diriger directement en révoquant d’ici une semaine tous ses dirigeants indépendantistes.
Article écrit le vendredi 20 octobre
Carles Puigdemont et Mariano Rajoy se tiennent tous deux par la barbichette. Et c’est déjà une grande victoire pour le premier qui parvient à défier d’égal à égal le second. Le premier ministre espagnol avait accordé au leader catalan quelques jours de plus pour clarifier sa position : déclaration d’indépendance effective, oui ou non ? Le 19 octobre, le chef du gouvernement catalan a refusé de répondre. Il s’est contenté d’adresser à son homologue espagnol une courte lettre qui se termine par la phrase suivante : «Si le gouvernement de l’Etat persiste dans son refus du dialogue et dans la poursuite de la répression, le parlement de Catalogne pourra procéder, s’il l’estime opportun, à l’approbation de la déclaration formelle d’indépendance qu’il n’a pas voté le 10 octobre».
Du grand art. Délices de la procédure et gestion admirable du temps, au service de l’action politique. Les Espagnols sont furieux. Les humoristes s’en donnent à cœur joie. Un dessin se répand comme une trainée de poudre : le toro Rajoy qui porte le chiffre 155 à la place des cornes, hésite à foncer sur la muleta tendue par Puigdemont, qui porte l’inscription : «Oui, non, oui, non, bien au contraire». En arrière-plan, un peón hurle : «Attention Mariano, c’est encore un piège !» Tout est dit.
Le président catalan parvient ainsi à se donner du temps. Il maintient la crise ouverte, le débat est sur la table, avec une acuité sans précédent. Il laisse mariner dans son jus son adversaire qui s’empêtre. Les pressions venues de l’intérieur comme de l’étranger s’exercent sur le gouvernement espagnol qui lui aussi est dans l’œil du cyclone. Une solution négociée est toujours possible.
Le coût de la crise pour l’Espagne
Le 17 octobre, soit 48 h avant la date butoir imposée à Carles Puigdemont, le gouvernement PP et son soutien le PSOE doutent toujours : est-il opportun de mettre en œuvre l’article 155 de la Constitution qui permet de suspendre le statut d’autonomie catalan ? Quels seront les dégâts collatéraux à court et à long terme ? Le remède sera-t-il pire que le mal ? Ils demandent au gouvernement catalan de procéder à des élections anticipées… En vain, bien sûr. Carles Puigdemont se fait un malin plaisir de leur répondre benoitement que des élections anticipées sont prévues dans sa feuille de route approuvée par son parlement… mais après la déclaration d’indépendance. Autre sujet d’inquiétude pour Rajoy et ses amis : le coût de cette crise politique. Selon le ministère des finances, il s’élèverait pour l’Espagne à 12 milliards d’euros et entre 0,5% et 1,2% de son PIB.
Chacun des deux protagonistes veut pousser l’autre à la faute, il attend qu’il abatte la prochaine carte. Puigdemont dit qu’il proposera au parlement de déclarer l’indépendance, si Mariano Rajoy active l’article 155 de la Constitution. Mariano Rajoy dit qu’il suspendra le statut catalan si Carles Puigdemont fait une déclaration d’indépendance effective et annule sa suspension du 10 octobre.
Calibre 155 prêt à tirer et élections anticipées
Le chef du gouvernement a la possibilité de suspendre progressivement, en tout ou en partie l’autonomie catalane, en l’article 155 de la Constitution. Mariano Rajoy pourrait ainsi définir en conseil des ministres, puis lors du vote du sénat auquel il est soumis, la palette plus ou moins large de compétences à s’attribuer : brider le parlement catalan, contrôler les finances publiques, la police autonome et la télévision TV3. La liste des personnalités à révoquer serait déjà dressée —le président catalan, tout son gouvernement et de nombreux hauts fonctionnaires— le processus est dans les tuyaux, avec des délais raccourcis au maximum qui seraient de huit à dix jours.
Mais Mariano Rajoy peut aussi activer d’autres procédures juridiques qui auraient un effet équivalent : nommer une autorité qui dirige les administrations de la région, en application de la loi sur la Sécurité nationale, ou bien déclarer l’état d’urgence pour quinze jours renouvelables par un vote des Cortes, ou encore mettre en œuvre l’état d’exception qui doit être approuvé à la majorité simple par le parlement ; enfin l’état de siège où l’autorité civile est remplacée par une autorité militaire (majorité absolue nécessaire des Cortes).
Avec la mise sous tutelle complète de la Catalogne, une des premières décisions que devrait prendre le gouvernement espagnol serait la dissolution du parlement régional et l’organisation d’élections anticipées dans quelques mois. Le 19 octobre, quelques minutes après la déclaration tant attendue de Carles Puigdemont, le ministère de l’Intérieur lançait un appel d’offre pour l’achat de matériel électoral (urnes, isoloirs, signalétique, manuel pour les scrutateurs, etc.) à hauteur de 9,4 millions d’euros.
Premiers prisonniers politiques, bouffée d’air frais pour les indépendantistes
En attendant de choisir dans cet arsenal et de moduler sa réponse, Mariano Rajoy accentue la pression. Le 16 octobre, les présidents d’Ómnium cultural et de l’ANC (Assemblée nationale de Catalogne) ont été incarcérés par l’Audiencia nacional pour sédition. Il s’agit des représentants des deux organismes qui fédèrent la société civile catalane, leur action est essentielle dans le mouvement indépendantiste (cf nos articles précédents). L’audiencia nacional accuse Jordi Sanchez et Jordi Cuixart de «sédition» pour avoir organisé des manifestations s’opposant à l’opération Anubis, menée par la guardia civil les 20 et 21 septembre (arrestation de 14 cadres du gouvernement catalan soupçonnés d’organiser le référendum). Mais aussi et surtout pour avoir été ces jours-là de connivence avec Josep Luis Trapero, chef des Mossos d’Esquadra.
Au lendemain du 16 octobre, deux cent mille personnes ont manifesté à Barcelone en faveur de la libération des deux «prisonniers politiques, otages du royaume d’Espagne». Les deux leaders emprisonnés ont aussitôt été remplacés par deux autres personnalités «encore plus radicales et jusqu’auboutistes», aux dires des médias espagnols. Ces arrestations renforcent et apportent une bouffée d’air frais au camp indépendantiste où certains sont déconcertés voire contestent l’attitude de Carles Puigdemont laissant l’indépendance en suspens. Elles constituent une faute politique de plus de la part de l’Espagne. Traitement purement juridique, acharnement judiciaire et policier, plutôt que réponse politique, tel est son credo.
Le patron des Mossos dans le viseur
Les manifestations indépendantistes se multiplient. Des entreprises et des banques annoncent qu’elles quittent la Catalogne du fait de l’instabilité politique. En réponse, les mouvements sociaux appellent au boycott de leurs produits ou au retrait des liquidités déposées dans ces établissements bancaires.
L’audiencia nacional veut réduire le chef de la police autonome, Josep Lluis Trapero. A la demande des syndicats policiers, elle a recueilli 120 témoignages de policiers espagnols et l’accuse lui aussi de «sédition» pour sa passivité à l’encontre des manifestants opposés à l’opération Anubis de la guardia civil les 20 et 21 septembre. Magistrats et policiers décortiquent ses communications téléphoniques pour l’accuser de tous les maux. Le patron des 17.000 Mossos d’Esquadra demeure en liberté, mais il doit se présenter tous les quinze jours au tribunal et son passeport lui est retiré, comme le droit de se rendre à l’étranger. En même temps, le ministère de l’Intérieur espagnol fait le 6 octobre des offres aux Mossos d’Esquadra : ceux qui le désirent pourront très facilement intégrer le corps de la Policia nacional. Toujours la vieille technique des harkis ou des cipayes.
Merci bwana
Un juge d’instruction qui a été saisi de 130 plaintes présentées par les victimes des violences policières du référendum du 1er octobre, estime que ce ne sont pour l’essentiel que blessures légères et hématomes. Merci bwana.
Le 9 octobre, le tribunal supérieur de justice de Catalogne fait part d’une décision : il ne peut plus compter sur la loyauté de la police autonome pour garder ses locaux et la remplace en faisant appel à la police nationale espagnole : elle patrouillera désormais au Paseo Lluis Companys, nom du premier président indépendantiste catalan, fusillé par Franco. Ça ne s’invente pas. Le même jour, le Conseil général du pouvoir judiciaire ouvre une enquête à l’encontre du juge Frederico Vidal qui a qualifié les policiers espagnols en action le 1er octobre, de «terroristes en uniforme».
L’ex-président Artur Mas et deux de ses ministres sont parvenus à déposer le 16 octobre 2,2 millions d’euros d’amende sur les 5,25 millions d’amende qu’exige Madrid pour avoir organisé le premier référendum du 9 novembre 2014. Mais les magistrats espagnols enquêtent déjà sur l’origine des fonds provenant d’une souscription populaire. Dans leur grande magnanimité, ils accordent à Artur Mas et ses amis 15 jours de plus pour payer les trois autres millions.
Comme s’il était besoin d’en rajouter dans l’acharnement judiciaire, le Tribunal constitutionnel annule le 17 octobre la loi catalane organisant le référendum. Pendant que nos grands amis Fernando Savater et l’euro-députée Maite Pagazaurtundua mobilisent le 8 octobre une centaine d’intellectuels espagnols pour rejeter toute médiation internationale et soutenir Madrid, le ministère de l’Intérieur annonce que le déploiement policier en place depuis fin septembre, restera en Catalogne «tant que la situation l’exigera». C’est la quatrième fois qu’il prolonge et ça tousse dans les rangs. Les pauvres gardes civils qui n’ont pu demeurer dans certains hôtels du fait de quelques manifestations catalanes hostiles, sont massés à la frontière aragonaise. Prêts à intervenir. 350 d’entre eux ont été accueillis comme des héros à La Franja, le 8 octobre, par 2000 habitants enthousiastes. La veille, le ministre de l’Intérieur Juan Ignacio Zoido a fait la tournée des casernements pour remonter le moral de ses troupes. Elles en avaient terriblement besoin après les épreuves du 1er.
Supplice chinois et course de lenteur
L’Espagne découvre avec effarement l’état d’avancement de la démarche indépendantiste catalane. Hier, la police saisissait de nombreux documents au siège de la Generalitat. Elle laisse aujourd’hui filtrer dans les médias un projet complet d’administration et de fiscalité qui touche tous les aspects du fonctionnement du futur Etat. Pire, inspiré par plusieurs pays d’Europe du Nord de l’Est, ce projet d’abord soucieux de lutter contre la bureaucratie, est très économe et ultra-moderne, entièrement digitalisé. Son système de protection des données contre les attaques cybernétiques serait ultra-performant. Bref, de quoi rendre jaloux et de donner quelques idées au vieil Etat espagnol…
Pendant ce temps, on s’agite beaucoup dans la coulisse européenne pour trouver une solution politique négociée, en particulier du côté de l’Allemagne. Les offres de médiation comme les missi dominici ne manquent pas. Depuis l’époque de la transition, des liens constants ont été tissés entre les partis allemands SPD et CDU avec le PSOE et le PP. Ils ont aidé les partis espagnols inexistants à la mort de Franco à se restructurer… Les déclarations officielles de Merkel, Macron, May ou Juncker ne trompent personne. Plusieurs diplomates espagnols se disent atterrés par l’absence de réponse politique de leur gouvernement au problème politique posé, mais aussi par la faiblesse et l’improvisation des arguments officiels que les ambassadeurs doivent diffuser à l’étranger pour convaincre.
L’entre-deux dans lequel Carles Puigdemont parvient à enfermer les Espagnols ouvre tous les possibles. Pour jouer l’anguille, le Catalan est passé maître. Le supplice chinois que subit Rajoy doit d’abord être lent. Dans cette course de lenteur, ce grand jeu d’équilibriste au machiavélisme subtil, la Catalogne va-t-elle perdre son autonomie ou gagner sa souveraineté ?
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