Caroline Guibet Lafaye développe la réflexion sur ce thème dans un second livre, Armes et bagages, Ethique de l’engagement politique armé. Son travail d’enquêtes sociologiques s’élargit auprès de membres d’organisations illégales françaises, allemandes et italiennes. Elle met en lumière les logiques sous-jacentes aux conduites des acteurs, ainsi que leurs représentations. Suivant la même méthode de recherche que dans le livre Conflit en Pays Basque, les propos qu’ils tiennent sont pris au sérieux et font sens, dans la mesure où l’on ne les disqualifie pas a priori, en mettant en avant les illusions des militants engagés ou en les critiquant.
Son approche présente l’action illégale comme une autre façon de faire de la politique, menée par des femmes et des hommes qui sont aussi des sujets moraux.
Elle montre le rapport analytique décisif entre convictions et actions qui se joue dans leurs engagements et elle élucide ainsi les normes convoquées dans la mise en œuvre de la violence, ainsi que les raisons mobilisées par les acteurs pour agir, d’où une dimension subjective du sens, au-delà de la dimension objective. La violence est ici resituée dans un enjeu de marchandage qui a des conséquences sur le système social, et joue un rôle stratégique comme moyen de négociation. La référence aux normes et aux principes a donc une importance centrale. Les représentations du juste, les revendications de justice distributive, ainsi que les attentes normatives, les prises de conscience et une réflexion critique sur le monde, animent les membres des organisations interviewés. Les actes violents “ne sont pas le fruit immédiat d’émotions, mais bien le résultat du constat d’un écart perçu par les acteurs entre cadres d’injustices légitimes et réalité sociale”, même si le militant défend des normes marginales, au regard des règles socialement dominantes.
Doutes et interrogations
L’analyse des propos recueillis par Caroline Guibet Lafaye révèle un ethos militant consistant “à ne pas pouvoir faire autrement” que de s’engager dans l’action. La valeur de l’engagement passe par la mise en conformité des convictions et des actes, conformément à une “éthique de la responsabilité”, une injonction, un devoir moral, une manière d’être cohérent. Les personnes qui ont parfois choisi la violence politique ont balayé l’ensemble du spectre des autres moyens politiques à leur disposition. Les doutes et les interrogations ne sont pas absents, y compris et surtout pour la mise en œuvre de la peine de mort infligée aux adversaires, parée des vertus de la révolution, de la libération nationale, ou justifiée par la légitime défense ou la contre-violence. La situation d’illégalité et la répression qui pèsent sur les acteurs contribue à ériger la solidarité et la loyauté en valeurs cardinales, et le groupe se construit ainsi en communauté de résistance animée par des valeurs communes, des présupposés idéologiques ou des références idéelles. Faire des “terroristes” un objet d’étude sociologique comme les autres, appliquer à ce groupe social méthodes rigoureuses et analyses de discours et de représentation en vigueur pour les travaux étudiant la population générale, tout cela constitue le mérite et la nouveauté de ce travail, dans un contexte et sur un thème dominé par les passions et les polémiques.
+ Caroline Guibet Lafaye, Armes et bagages, Ethique de l’engagement politique armé, Editions du Croquant, collection sociologie historique, 2019, 408 p. 24€.