Le film Karpeta urdinak, (les dossiers bleus) ayant pour thème la torture en Pays Basque, est pour la première fois présenté en Iparralde. Du 21 au 22 janvier, deux projections ont déjà eu lieu. La prochaine se déroulera à Biarritz, Gare du Midi, le 26 janvier à 9h 30.
Ander Iriarte, réalisateur de ce documentaire et le chercheur Paco Etxeberria, auteur en 2017 d’un rapport officiel retentissant sur la torture en Pays Basque sont ici interviewés. Karpeta urdinak présente la dimension quantitative et qualitative du phénomène de la torture et la blessure ouverte qu’elle a laissée dans la Communauté autonome basque (CAB). Paco Etxeberria est sous-directeur de l’Institut basque de criminologie à l’université, auteur en 2017 d’une grande enquête commandée par le gouvernement basque sur la torture de 1960 à 2014. Il est également assesseur du secrétaire d’État à la mémoire démocratique (SEMD) du gouvernement espagnol.
Voici la bande annonce du film : https://vimeo.com/790054265
KARPETA URDINAK_Les Dossiers Bleus_BO_FR from Gastibeltza Filmak on Vimeo.
–Paco Etxeberria: quand on parlait il y a quelques années d’élaborer un projet de plan de paix, émanant du gouvernement basque, le chapitre de la torture paraissait déjà incontournable. Tous étaient conscients, non seulement les autorités, mais aussi la société basque, qu’il s’agissait bien d’une réalité qui a existé dans notre pays. Le gouvernement a confié à notre Institut de criminologie la tâche de réaliser une enquête pour en mesurer les données. Dans le but aussi de tirer un trait sur les euphémismes comme quoi la torture aurait été « plus que sporadique ». Cette expression fut utilisée par des autorités, des rapporteurs des Nations Unies, des évêques… Aurait été élaboré également, paraît-il, « un manuel visant à nuire aux intérêts des Forces et corps de sécurité ». Personne ne le croit plus.
Il y a de nombreuses années, j’ai lu un document d’Amnesty International qui disait que l’humanité se divise en deux catégories. Ceux qui disent « je ne peux pas croire que l’on torture les gens », et ceux qui disent « je ne veux pas le croire ». Le phénomène de la torture a été très largement occulté par toutes sortes de responsables et de moyens de communication, la situation s’est perpétuée ainsi jusqu’en 2014.
–Ander Iriarte : Les chiffres que nous avons en main sont scandaleux. La société se taisait depuis très longtemps. C’était l’inverse pour un graffiti, un cocktail molotov… Mais par chance et avec l’appui des institutions, le silence a été rompu et les récits d’un certain type de violence ont commencé à émerger. Celle d’ETA est quantifiée en détail. Celle de l’Etat n’a pas encore reçu un étayage social suffisant pour sortir du silence. Du coup, se développent des situations paradoxales, comme comme chez moi par exemple: mon père ne pensait même pas que ce qui lui était arrivé relevait de la torture. Tout un processus a été nécessaire pour qu’il comprenne qu’il avait été torturé, même si les policiers ne lui avaient pas fait subir le supplice de la baignoire.
Quand j’ai vu les résultats de l’enquête et donc la dimension du phénomène, j’ai été vraiment choqué. Comment une société peut-elle être mentalement saine, sans faire une thérapie collective sur ce qui s’est passé ici ? Les cas sortent les uns après les autres, comme des champignons. Je ne savais pas que dans mon équipe habituelle de tournage, sur dix personnes, nous étions cinq qui avions des proches torturés. C’est là tout le problème.
–Paco Etxeberria: aux plus de 4000 victimes recensées par notre enquête concernant la Communauté autonome basque (CAB), sont venues s’ajouter peu à peu plusieurs centaines de personnes qui au départ, n’avaient pas osé témoigner. Chacun avance à son rythme. Il y a encore des gens qui ne veulent pas se joindre au projet, tant elles sont minées par la peur et les questions. Elles vivent par exemple à l’étranger et redoutent que le fait de parler leur porte préjudice. Si nous ajoutons les cas des Navarrais torturés dans la CAB ou arrêtés dans d’autres circonstances, cela fera probablement mille victimes de plus. Dans le projet de recensement dans la Communauté forale de Navarre, de 1960 à 1978, nous avons deux cents victimes. Récemment, l’enquête a été reprise à partir de 1979. Je ne la dirige plus, mais la même méthodologie est utilisée avec pratiquement la même équipe et davantage d’implication de la part des Navarrais.
–Ander Iriarte: quand nous parlons de 5000 cas sur 20.000 détenus connus, nous calculons plutôt à la baisse. Euskal Memoria a quantifié 17.000 arrestations et comme un grand nombre n’a pas été enregistré, ils estiment qu’elles avoisineraient les 40.000. Quand j’ai vu le rapport de Paco Etxeberria, j’ai pensé que grâce à ce travail, personne ne pouvait plus nier que la torture ait été systématique. Et donc allait se développer une revendication populaire en faveur de la réparation, de la reconnaissance de ces faits et même la création d’une branche clinique à Osakidetza, chargée de soigner les traumatismes générés par la torture. Pourquoi chaque victime doit-elle payer ses propres soins, ses séquelles, auprès de la médecine privée ? Il semble que le rapport soit une fin en soi, en réalité il devrait être un commencement, un point de départ. Que faire pour que les gens puissent connaître le travail réalisé, qu’ils puisse leur parvenir ? C’est précisément le but du documentaire Karpeta urdinak.
–Paco Etxeberria: la majorité des conférences sur la torture parlent de l’Uruguay, du Honduras… mais on ne veut pas parler de cela dans notre pays. Il y a des personnes qui ont osé la dénoncer et du coup, elles ont subi des réaction de vengeance. Des attentats à la bombe à leur encontre, par exemple. Par ailleurs, nous assistons à un débat qui n’a aucun sens, ni d’un point de vue médical ni d’un point de vue psychologique. Dans la violence de genre, quand une femme est maltraitée, il n’y a pas de graduation du mauvais traitement. Il a eu lieu ou pas. Mais dans le domaine de la torture, des nuances et des degrés ont été établis, peut-être à cause de la nécessité de pouvoir fixer des peines. Pour un psychologue ou un médecin, cela n’a pas de sens.
–Ander Iriarte: c’est une chose que d’être victime de la torture lorsque l’on travaille au quotidien Berria —comment pouvoir tenir tête face à cette violence soudaine— c’en est une autre lorsque l’on vit dans la clandestinité et que depuis des mois, on se prépare à subir la torture. Les deux phénomènes ne peuvent être quantifiés seulement en nombre de coups.
–Paco Etxeberria: après le cas de Mikel Zabalza en 1985, il y a eu une forte diminution des plaintes pour torture par immersion dans l’eau. Dans les années quatre-vingt, ont eu lieu les premières condamnations ratifiées par le Tribunal suprême. Cela fut possible parce qu’il y avait des marques, des traces de tortures. A partir de là, certains ont dit : « Ne laissez pas de marques ». Les médecins légistes ont écrit dans leurs rapports : « Il a pu tomber dans les escaliers » ou bien encore, comme disait le colonel de la guardia civil Enrique Rodriguez Galindo : « Quand une personne interpellée va se doucher, elle heurte un carreau de faïence». Ce qui fit dire à certains juges : « Eh bien, réparez le carreau».
–Ander Iriarte: Les policiers obligeaient les gens à avouer n’importe quoi, qu’ils avaient tué Manolete (1). Les juges à Madrid doutaient, ils disaient : «Encore un de plus ! » Jon Arretxe l’a écrit dans son livre comme étant la marque de fabrique de la caserne d’Intxaurrondo en Gipuzkoa.
–Paco Etxeberria: je suis intervenu sur la situation d’Unai Romano en 2001. Mon rapport n’a eu aucune suite parce qu’un autre rapport réalisé par des médecins légistes de Madrid, disait qu’Unai Romano s’était donné un coup en heurtant un mur. On pourrait démontrer dans n’importe quelle réunion scientifique ou de médecine légale que ce diagnostic est une absurdité. Unai Romano a eu un hématome qui s’est enkysté puis nécrosé et il a dû être opéré. Cela s’est produit à plusieurs reprises, à coup d’annuaire sur la tête, pum, pum, pum… le sang ne se résorbe pas jusqu’à la fin.
Je crois que beaucoup de gens savent que c’est cela qui s’est produit, mais il faut s’opposer à d’autres collègues, à des fonctionnaires. Quand on a découvert le cas de Lasa et Zabala —nous ne savions pas alors qui étaient les auteurs— 100 % des autorités dirent que c’était un crime intolérable et que l’auteur était un criminel.
Une personne qui a été frappée, que ce soit beaucoup ou peu, est une victime, elle dispose d’un certain nombre de droits. Quand on ne se penche pas vraiment sur son cas, on te sort des histoires d’équidistance, on suggère que tu en rajoutes… Nous rendons-nous compte que si les victimes au départ ne sont pas à égalité, leurs droits sont bien égaux ?
–Ander Iriarte: dans le documentaire réalisé par Gesto por la Paz, quelqu’un commentait : ce qu’a fait ETA est terrible. Mais les assassinats du GAL, bien que moins nombreux, furent bien pire car ils furent perpétrés avec les outils de l’État…
–Paco Etxeberria: … par des fonctionnaires publics, avec de l’argent public et la connaissance des autorités parfaitement informées. C’est l’exemple de Lasa et Zabala, leur histoire fut découverte à cette occasion.
–Ander Iriarte: l’Espagne a signé le Traité de Rome où sont cités les droits qu’elle doit respecter. Parmi les crimes contre l’humanité, figure la torture. Un cas isolé contre une personne ne rentre pas dans ce cadre. Mais c’est l’inverse lorsqu’il s’agit d’un collectif de victimes rassemblées autour d’une idéologie ou d’une activité politique. C’est pire encore lorsque les torturés sont membres d’une organisation. Si besoin est, il convient de poursuivre cette organisation selon la loi, de juger et d’emprisonner ses membres, d’utiliser les mécanismes de l’État de droit. Mais si la torture est utilisée contre ce collectif au nom de cet État, le gouvernement espagnol n’est-il pas en train de commettre un crime contre l’humanité ? A mon sens, là est la question. L’État a commis de tels crimes et dans un aussi grand nombre, qu’il ne peut se permettre de reconnaître ne serait-ce que quelques cas. Commencer à les reconnaître peut conduire à un séisme qui ébranlerait l’ensemble des institutions. Et comme c’est bien de cela qu’il s’agit, il faudra mettre au clair les responsabilités. Ce n’est pas un hasard si l’Espagne a la loi sur les secrets d’État la plus restrictive de toute l’Europe et la plus ancienne. Cela vient du fait que nous avons un gouvernement qui vient de là où il vient, ses origines sont bien connues.
–Paco Etxeberria: bon nombre de ces faits auraient bien pu ne pas se produire. Il aurait suffi que certains responsables, les gouverneurs civils par exemple, aient été un peu plus énergiques à ce sujet. Que dans une instance officielle, un dirigeant dise : abstenez-vous de mettre en œuvre ces pratiques. Les consignes étaient différentes : c’était « réglez ce problème pour lundi matin… ». Un exemple : des étudiants en médecine à Saragosse ont été torturés parce qu’ils étaient militants du Parti communiste. Quand les policies les torturaient, ils leur disaient : vous dirigerez un jour ce pays, mais moi je serai toujours policier. Quelques années plus tard, comme l’a publié le quotidien El Pais, l’un de ces médecins, Mikel Azkue, a dénoncé que celui qui les avait torturés avait été nommé commissaire général à l’Information. Alors que dans d’autres départements ou ministères beaucoup de choses ont été changées, à l’Intérieur nous savons que tout est resté tel quel. Et cela s’est perpétué, a continué à fonctionner ainsi.
–Ander Iriarte: dans sept des dix condamnations de l’Espagne par la Cour européenne des droits de l’homme pour ne pas avoir enquêté sur la torture, le magistrat instructeur était Grande-Marlaska, il est l’actuel ministre de l’Intérieur.
–Paco Etxeberria: je cite des exemples que j’ai vécus de près. Le juge principal de Saint-Sébastien envoya une lettre aux forces de police du Gipuzkoa pour leur dire que si des mauvais traitements se pratiquaient dans les commissariats, l’obligation leur était faite de dénoncer les auteurs de ces pratiques. Un scandale a éclaté avec le très timoré Conseil général du pouvoir judiciaire qui garantit le bon fonctionnement des institutions judiciaires. Le juge principal était pleinement conscient que les policiers couvraient leurs collègues. Ce fut le cas de la magistrate Élisabeth Huertas à Bilbao dans l’affaire Linaza où la pratique de la torture était évidente. Nous avons fonctionné ainsi…
–Ander Iriarte: il y a peu, Garikoitz Azpiazu a été acquitté pour un attentat à Bilbao qu’il avait déclaré avoir commis. Mais la question est la suivante : pourquoi a-t-il signé ses aveux? Quelles sont les circonstances qui l’ont conduit à signer ? Il y a obligation de mener cette enquête.
–Paco Etxeberria: ceci s’est très souvent produit. Quand un détenu dénonce les pratiques de l’autorité qu’il a en face de lui au sujet des violences pendant les interrogatoires, le juge lui répond que ce n’est pas de sa compétence.
–Ander Iriarte: à moment donné, la pratique de la torture par la Ertzaintza (police autonome basque) a énormément augmenté. Surtout à partir du moment où elle a détenu la compétence de la lutte antiterroriste, elle a pu appliquer la mise au secret ou « incommunication » du détenu , elle permet toutes les dérives. Dans un rapport officiel, le gouvernement basque a reconnu que l’Ertzaintza a torturé, il faudrait donc qu’il intervienne là-dessus : un acte public de reconnaissance des faits, déterminer qui sont les auteurs, clarifier les responsabilités.
–Paco Etxeberria: la mise au secret des personnes interpelées a créé un espace d’impunité total. Ce gouvernement est-il davantage convaincu de la nécessité de faire des progrès en ce qui concerne la mémoire démocratique et une nécessaire réparation historique ? La réponse est oui. Car des recherches commencent à se développer dans le monde universitaire sur les mauvais traitements et les tortures, à Oviedo, Barcelone, Madrid…. L’historien David Ballestar vient aussi de publier Les autres victimes, avec des affaires durant la période de la Transition. Je crois que ce mouvement va s’amplifier.
–Ander Iriarte: je vais faire l’effort de comprendre le point de vue de l’autre. Le contexte n’est pas simple du point de vue de l’Espagne. Je sais qu’il faut franchir des obstacles nombreux et complexes. Le juge Tomas y Valiente a déclaré que face au coup de grâce dans la nuque, face à l’enlèvement, à l’assassinat et à la voiture piégée, la torture est un crime encore plus grand parce qu’elle est pratiquée par un État. Elle déconsidère tout le système…
–Paco Etxeberria: … ce juge a publié un livre sur la torture.
–Ander Iriarte: … et sais-tu ce qui me met encore plus les nerfs en boule ? Il a publié ce livre et deux semaines plus tard, des membres d’ETA l’ont mis plus bas que terre. Si ETA calomnie quelqu’un qui dit qu’il faut enquêter sur la torture, tu ne crées pas les conditions favorables à une évolution des choses. Je fais cet exercice d’empathie, mais un État doit être au dessus de tout cela.
–Paco Etxeberria: Jiménez Villarejo — il fut procureur anti-corruption— ainsi que le premier magistrat de Barcelone, tous deux furent poursuivis par l’administration judiciaire pour des dossiers qu’ils avaient en charge en Catalogne. Ils ont été rétrogradés dans leur carrière professionnelle. Ils avaient voulu faire bouger quelque chose de concret qu’ils avaient constaté, et l’appareil judiciaire lui-même le leur a sévèrement reproché.
–Ander Iriarte: Tout cela a été si vaste, si bestial… Certains ont considéré que des énormités avaient été commises, pour d’autres il ne s’agissait que de quelques faits sporadiques, à la marge. Mais le phénomène est si important et répandu… Par exemple, parmi les cinq cas les plus connus de mon village et dont tout un chacun est au courant, seuls deux d’entre eux figurent dans le rapport sur la torture fait à la demande du gouvernement basque. Nous avons un problème si considérable que beaucoup mourront avant de le résoudre. J’espère que ce ne sera pas le cas. Et je crois que le conflit armé se serait terminé bien plus tôt, si la torture n’avait pas existé. Elle a énormément retardé la fin du conflit.
–Paco Etxeberria: des gens ont pris la fuite pour une bêtise, si la torture n’avait pas existé, elle aurait pu être éclaircie devant un juge, mais avec la peur qui régnait… Parmi les étudiants de mon cours, il y en a qui ont disparu pour un graffiti sur un mur ; deux ans plus tard, tu ne reconnaissais plus la personne qui avait étudié à tes côtés.
Traduit du quotidien Noticias de Navarra du 9 octobre 2022
(1) Célèbre torero espagnol tué par un taureau aux arènes de Linarés en 1947.
Pour en savoir plus :
+ Ander Iriarte zinemagile oiartzuarrak bost urte daramatza Francisco Etxeberria Gabilondo doktoreak zuzendutako ‘Proyecto de investigación de la tortura y malos tratos en el País Vasco’ lanak agerian utzitako abusu eta jazarpen ikerketak oinarri dituen ‘Krask soinua’ dokumentala prestatzen. Gastibeltzak ekoiztetxeko Katty Pocheluk Sunny Side of the Doc dokumentalen azokan izan zuen proiektuaren berri, eta berau altxatzeko lanean dihardute. www.zinea.eus
https://www.youtube.com/watch?v=hFDVNdawVNs
+ Film de 2019 sur une cinquantaine de cas de détentions arbitraires et de tortures recueillis après des habitants dans la localité navarraise de Berriozar.
https://www.youtube.com/watch?v=jxBhOsfB634
+ Karpeta urdinak, filma bat Kanalduden
https://kanaldude.eus/bideoak/5466-hurbiletik-karpeta-urdinak-dokumentalaren-estreina-zinemaldian
+ Elkarrizketa Ander Iriarterekin :
https://www.youtube.com/watch?v=6aCz8VYnqeg
+ Le rapport du Dr Paco Etxeberria en 2014 :
Enbatan
+ Le témoignage de l’intellectuel basque Joan Mari Torrealdai dans Enbata :
https://eu.enbata.info/artikuluak/laffaire-egunkaria-les-stigmates-de-la-torture/
+ Le dossier de Mikel Zabalza, mort sous la torture