Parti de zéro il y a peu, le score électorale abertzale reflète aujourd’hui une transformation profonde de ce pays. Mais gare si cette lente mutation révélait un consensus mou, à la veille des municipales. La bataille idéologique doit se poursuivre dans et hors les urnes.
Dans le même fil que celui de ma précédente chronique et les élections municipales approchant à sauts de biche, une légère frustration me gagne. À vrai dire, c’est la même qui m’étreint à l’approche de chaque scrutin local depuis une quinzaine d’années mais sur laquelle je ne porte pas de regard démesurément négatif, considérant qu’il s’agit davantage d’une marque de succès plutôt que d’échec. Je veux parler de ces consensus mous autour de nos principales revendications politiques.
Des voix dans le désert
Je me souviens de mes premiers pas dans la vie militante, au milieu des années 1990. C’était encore une époque où l’engagement abertzale n’était pas un choix évident, d’autant plus minoritaire qu’il était sulfureux. La lutte armée était toujours active, tant au nord avec Iparretarrak qu’au sud avec ETA, et certains choix d’action engendraient dans la population –comme d’ailleurs dans le monde abertzale lui-même– des tiraillements difficiles à gérer, pour un militant tout frais comme moi en tout cas.
Les revendications abertzale étaient largement minoritaires ; que ce soit au plan linguistique, au plan institutionnel, au plan culturel, le mouvement abertzale se trouvait dans un isolement que je trouvais d’autant plus pesant que je le vivais depuis Saint-Jean-de-Luz, bastion conservateur venant d’entrer dans l’ère Alliot- Marie.
Certes, on sait aujourd’hui que les courants de profondeur qui font nos quelques succès d’estime actuels étaient déjà à l’oeuvre à l’époque. La jeunesse était parcourue d’une mode du rock basque qui en “dépucela” une bonne partie dans leur perception du Pays Basque ; ELB labourait le monde agricole depuis déjà de nombreuses années, de même que de nombreuses associations culturelles sensibilisaient la population, terreau classique de progrès politiques postérieurs. Les travaux de prospective de type Pays Basque 2010 contribuaient à habituer les esprits à un territoire dont les contours étaient ceux du Pays Basque nord, et d’ailleurs pour la première fois depuis des années un coup de semonce survint au sein du Biltzar des maires en 1996 avec un vote symbolique en faveur de la création d’un département Pays Basque.
Ces “mutations lentes” et ces quelques pics de fièvre étaient bien réels mais largement imperceptibles, il était en tout cas difficile d’en mesurer les effets sur le monde abertzale car les résultats électoraux de ce dernier restaient la plupart du temps modestes. La “vraie” bataille électorale se limitait à des confrontations classiques entre droite et gauche françaises, quand ce n’était pas entre formations internes à la droite seule. Et en toute logique, sans aiguillon majeur pour les y encourager, ces forces politiques ne cherchaient aucunement à s’intéresser aux problématiques portées par les abertzale, qui faisaient encore figures de voix perdues dans le désert.
Pays Basque, quand tu nous tiens…
Aujourd’hui, 25 ans plus tard, les changements sont spectaculaires. Dans ma dernière chronique, j’abordais cette évolution si lente mais bien réelle des résultats électoraux abertzale : le chemin encore à effectuer, mais aussi celui déjà accompli. Mais, si l’on peut se réjouir de cette évolution en ce qui nous concerne, un regard porté sur les évolutions de nos adversaires eux-mêmes est tout aussi saisissant. Quasiment plus aucune communication écrite ou orale d’un élu ou d’un candidat sans quelques mots, voire quelques lignes, en euskara. Plus aucun programme sans déclaration d’amour pour l’identité basque ou sa culture.
Un regard porté sur les évolutions de nos adversaires eux-mêmes est saisissant.
Quasiment plus aucune communication écrite ou orale d’un élu ou d’un candidat sans quelques mots, voire quelques lignes, en euskara.
Plus aucun programme sans déclaration d’amour pour l’identité basque ou sa culture.
Indépendamment du débat sur la forme institutionnelle, une éclatante majorité s’imposa aussi en faveur d’une reconnaissance territoriale du Pays Basque nord au milieu des années 2010. Quant au panel d’élus de tous bords, pressés comme des sardines sur l’estrade de la manifestation du 11 janvier dernier, il était impensable il y a encore quinze ans. J’y ai même vu mon propre maire Jean-François Irigoyen, qu’on n’avait jamais vu dans une manifestation, bredouiller “etxerat !” dans l’élan général.
Tout cela est très bien, mais reste à relativiser.
Le moment n’est jamais anodin, à commencer par celui d’une période préélectorale. Par ailleurs, les lignes ne bougent qu’en fonction des intérêts bien compris des uns et des autres et la force ou au contraire la faiblesse des convictions se mesurent bien mieux dans les actes que dans les déclarations d’intention. Mais surtout, le plus gros problème tient dans le fait que cette adhésion progressive se fait encore sur le mode du consensus mou. Il n’est que de mesurer les réalisations concrètes par exemple dans le domaine de l’euskara, pour constater l’écart qui sépare les paroles gratuites et les actes réellement efficaces. Or ce consensus mou peut se révéler mortel.
Syndrome écolo
Notre situation me fait penser à l’évolution de la conscience écologique. Marginale il y a 40 ans, elle est aujourd’hui dans la bouche de tout le monde, de sorte qu’on s’interroge même pour savoir si elle est de gauche ou de droite. Sauf que là encore, le passage de la déclaration d’amour béate pour la planète aux mesures concrètes est extrêmement long et hypothèque notre avenir lui-même. Ce consensus mou est mortel tant qu’il sert d’alibi et affaiblit la véritable écologie politique, comme est mortel pour le Pays Basque un consensus mou qui pourrait, à terme, affaiblir le mouvement abertzale.
C’est pourquoi il est essentiel que la bataille idéologique continue, dans les urnes mais surtout en dehors. Car c’est au sein de la population, au plus près des gens par de multiples vecteurs notamment associatifs, que le monde basque a conscientisé la population. Ce n’est que grâce à cela que les fruits électoraux sont ensuite apparus, mais ils peuvent encore plus vite disparaître si le monde basque tombe dans le piège d’une excessive institutionnalisation. Passer d’un consensus mou à une unanimité forte est à ce prix.
petit commentaire au passage et à la lecture de cet article :
J. Beloki, coureur cycliste basque répondant à la question d’un journaliste sur la situation politique des années 1980 racontait qu’avec ETA et l’indépendantisme des familles avaient souffert (et pour certaines énormément) mais de son côté, venant d’un milieu ouvrier ils étaient d’avantage concernés par les fermetures d’usines, la désindustrialisation et la conditions des précaires. Je crois que tout est dit. Les abertzales ont confisqué le débat politique en Pays Basque et empêcher le développement d’un discours social au profit effectivement d’un consensus mou, du “on est basque” et de la création de frontières qui n’ont de toute façon pas de sens et qui en ont encore moins aujourd’hui sans doute. On peut être de gauche ou de droite et basque dans les deux cas mais il faut alors reconnaître que nous ne voulons pas la même chose, pas le même monde et c’est bien cela qui compte. Un monde libéral, inégalitaire, raciste, violent ou un monde de partage, de respects des cultures et des individus ?