Climat et identité

ClimatChange

Cette année 2021 voit se succéder des catastrophes météorologiques à un rythme inédit. Le “nouveau régime climatique” s’installe à sa façon chaotique, et nous pousse, collectivement, à faire un choix: quel genre de peuple voulons-nous être face à ce défi ?

Il y a un peu plus de vingt ans déjà sortait le premier album du groupe Lisabö, dont l’un des morceaux (Zer egiteko gai gara) avait des paroles qui savent en dire long en peu de mots : “Ura dugu leporaino, ta euria hastera doa. Zer egiteko gai gara?” En ces derniers mois qui ont vu se succéder au niveau mondial des catastrophes météorologiques d’une ampleur quantitative et d’un rythme inédits, la question climatique se pose à nous de façon plus pressante que jamais, en remodelant violemment, partout sur la planète, les paysages et les conditions matérielles dans lesquels l’humanité s’est développée. J’ai récemment relu Les Guerres du Climat: pourquoi on tue au XXIe siècle (2008), de Harald Welzer, chercheur en psychologie sociale à Flensburg et spécialiste des violences de masse. Son écriture étant assez directe, plutôt que d’essayer de la retranscrire en moins bien, je vais le citer ici directement :

L’inimaginable

Le changement climatique a des dimensions énormes, de plusieurs points de vue. C’est le premier événement réellement mondial causé par l’activité humaine. [Mais] en matière de changement climatique, cause et effets sont dissociés : ceux qui sont à l’origine des conséquences et ceux qui ont à les affronter ne sont pas contemporains. Les problèmes qui se posent lorsqu’on tente de canaliser encore quelque peu l’évolution tiennent, entre autres, à cette irresponsabilité structurelle. Le décalage chronologique, géographique et biographique entre causes et effets fait obstacle à l’attribution de responsabilités comme aux obligations qui s’imposeraient pour éviter la possible catastrophe […] À la différence de catastrophes comme le tsunami de Noël 2004 ou le cyclone Katrina dans l’été 2005, le changement climatique ne sera pas un beau jour terminé ; or déjà les conséquences de ce raz de marée et de cet ouragan dépassent l’imagination des contemporains, comme elles outrepassent les plans et les capacités de ceux qui ont à gérer les catastrophes. Mais alors comment se représente-t-on la catastrophe que l’on sait, sans pour autant la ressentir et qui serait de nature à changer radicalement la face du monde ? […] Il s’est déjà produit des catastrophes, techniques, naturelles et sociales, qui étaient inattendues et qui dépassèrent aussi bien ce qu’on pouvait imaginer que ce qu’on pouvait faire pour s’en rendre maître […]. Techniques, naturelles ou sociales, les catastrophes peuvent donc prendre des dimensions inimaginables ; avant qu’elles ne se produisent, il n’existe pas de cadre référentiel dans lequel elles pourraient être rangées […]. Bref nous avons affaire à un problème qualitativement et quantitativement nouveau, et nous n’avons ni plan ni directives pour le maîtriser. Et la réaction psychologique à ce qui menace mais échappe à tout contrôle est normalement le refus : on réduit la dissonance provoquée par une menace incontrôlable en ignorant le danger ou en le minimisant […].

Le changement climatique est (aussi) un problème social et culturel

Les événements non maîtrisés engendrent le mécontentement chez ceux qui en sont le plus durement frappés ; leurs attentes de protection et de prise en charge par l’État se trouvent déçues, et cette déception s’exprime par la contestation et plus d’une fois par la violence. Les troubles sont particulièrement graves quand la catastrophe a fait clairement ressortir qu’en étaient spécialement victimes ceux qui sont les plus pauvres et qui n’ont, de toute manière, que peu de possibilités de réagir et de recevoir des compensations. Il y a là un potentiel de violence qui sommeille et que les catastrophes à venir rendront plus virulent, car elles aussi auront des conséquences asymétriques. Les catastrophes sociales sapent les certitudes sociales ; ce qui constituait naguère les bases toutes naturelles de la vie quotidienne n’a tout d’un coup plus rien de fiable ; les recettes selon lesquelles on se comportait jusque-là, apparaissent invalidées. Les règles ne valent plus. Le résultat est un profond ébranlement de la confiance en sa propre culture, en la possibilité d’assumer les risques, mais aussi en la fiabilité de toute action planifiée, donc aussi prévoyante […]. L’éminente capacité d’adaptation dont les humains font preuve face aux changements de leur environnement tient à leur faculté de se transmettre leur culture : les nouvelles générations trouvent déjà là les connaissances et les techniques développées par leurs prédécesseurs et peuvent partir, dans leurs stratégies pour résoudre les problèmes, du niveau que la génération précédente avait dû commencer par atteindre […].

Se sentir faire partie

Les stratégies individualistes de lutte contre le changement climatique ont avant tout des fonctions sédatives. Le niveau de la politique internationale ne permet d’envisager des changements qu’à très long terme. Reste donc, comme champ d’action culturelle, le niveau moyen, celui de notre propre société, et par conséquent le travail démocratique sur cette question : comment veut-on vivre à l’avenir ? Le traitement culturel de cette question pourrait être non seulement fondateur d’identité, il enrôlerait nécessairement aussi des acteurs [industriels] qui contribuent beaucoup plus lourdement que les individus au bilan des émissions. Dans une perspective internationale aussi, développer une autre option susciterait au moins de l’intérêt […], cela procurerait l’avantage consistant à penser de manière moins illusoire et plus adaptée au problème, et ceci pourrait être à son tour générateur d’identité. Cela donne finalement des citoyen·ne·s qui ne se forcent pas au renoncement – moins d’auto, davantage de tramway –, mais qui, par une participation culturelle, apportent et défendent dans la société les changements qu’ils estiment bons.

Vers une culture démocratique de la sobriété

Rapporté à la problématique du climat et à l’inventaire des propositions actuelles de solutions, le projet culturel de la bonne société signifie qu’on renonce à l’illusion que les humains traiteraient le monde autrement si on leur dit qu’il sera un beau jour moins mis en danger qu’il ne l’est maintenant. Psychologiquement, cela ne fonctionne pas, parce-que les résultats tangibles des efforts qu’on accomplit se font attendre, et que seule demeure finalement l’expérience de la privation. Le concept de bonne société ne favorise pas le renoncement, mais la participation et l’engagement pour un meilleur climat dans la société, et une société qui permet plus de participation et d’engagement est mieux à même de résoudre les problèmes urgents qu’une société qui laisse ses membres indifférents.

Des récits fondateurs d’identité

Welzer nous donne 4 exemples de pays européens ayant fait des choix à contre-courant de la logique des contraintes factuelles, choix qui se sont révélés des paris gagnants emportant l’adhésion de la population : la Norvège pour ses investissements de long terme dans les équipements publics et énergies renouvelables, la Suisse pour le développement du rail malgré les difficultés de sa géographie, l’Allemagne pour son refus de l’intervention militaire de 2003 en Irak, l’Estonie qui garantit l’accès gratuit à internet à toute sa population.

Si différentes qu’elles soient, ces décisions ont un dénominateur commun : elles marquent toutes le choix politique d’une identité. Il ne s’agit pas seulement, dans ces quatre cas, de trancher à propos d’un problème factuel ; la collectivité choisit en même temps ce qu’elle entend être : une société attentive à toutes les générations dans le cas de la Norvège, une société qui assure à tous la même mobilité dans le cas de la Suisse, une république assurant à tous l’égal accès à la communication en Estonie et, dans l’exemple allemand, une société instruite par le passé et refusant par conséquent les funestes politiques d’intervention.

Cela dit à chaque fois aussi ce que l’on veut être en tant que Norvégien, que Suisse, qu’Estonien, qu’Allemand et dans quelles conditions on entend vivre, au moins dans le domaine en question. Et il me semble qu’il y a là un élément d’une extrême importance pour la gestion culturelle du changement climatique : car la question de ce qu’on peut faire, et comment, ne peut recevoir de réponse si on n’a pas d’abord dit comment on veut vivre. […]

Le malheur de la modernité fonctionnaliste, c’est qu’elle ne raconte pas sur elle-même d’histoire fondatrice d’identité, dans laquelle on pourrait s’inscrire en tant que citoyen·ne et développer dès lors le sentiment d’un “nous” identitaire concret.

Avec la création d’une bonne société, une telle histoire pourrait être racontée. Les compétences scientifiques ont équipé les humains de la faculté d’anticiper le changement des possibilités de survie même lorsqu’elles ne sont encore nullement perceptibles par les sens ; leurs capacités intellectuelles leur permettent d’en tirer les conclusions appropriées.

Avec l’aide de compétences sociales et culturelles, ces conclusions peuvent être traduites en un changement de pratique.

Par conséquent, si on reconnaissait en pratique la nécessité de refuser les pires conséquences du réchauffement, cela exigerait non seulement une réduction radicale de l’exploitation des ressources, mais aussi une tout autre culture de la participation : elle parait aujourd’hui encore impensable, mais il faut d’urgence la penser si on veut que les choses changent.

Vu ainsi, le “changement climatique” serait un point de départ pour un changement culturel fondamental, à savoir que la réduction du gaspillage et de la violence ne serait plus vue comme une perte, mais comme un gain.

À la lecture de ces lignes, me vient à l’esprit une question : dans ce climat qui s’emballe et nous met en danger, que voulons-nous être, nous peuple sans État qui faisons vivre ce territoire appelé Euskal Herria, territoire à la diversité climatique inégalée en Europe, territoire de luttes paysannes, écologistes, syndicales, féministes, territoire de solidarité avec ceux qui fuient des régions blessées d’Afrique, territoire aux traditions d’entraide, de respect de la parole donnée, de participation démocratique aux décisions locales.

Dans ce climat qui s’emballe et nous met en danger,
que voulons-nous être,
nous peuple sans État qui faisons vivre ce territoire appelé Euskal Herria,
territoire à la diversité climatique inégalée en Europe,
territoire de luttes paysannes, écologistes, syndicales, féministes,
territoire de solidarité avec ceux qui fuient des régions blessées d’Afrique,
territoire aux traditions d’entraide, de respect de la parole donnée,
de participation démocratique aux décisions locales.

Même si la menace est inédite et globale, nous avons tant d’atouts pour construire un territoire résilient qui se saisisse pleinement de la question du climat et y apporte ses propres réponses, réponses qui constitueront une dimension supplémentaire de notre identité et de notre dynamisme.

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