Au début du mois de septembre, la diada catalane – jour de la patrie catalane – s’organisait avec un mot d’ordre pour le moins particulier, celui de parvenir à réaliser une énorme chaîne humaine sur tout le territoire, afin de réclamer un référendum sur l’autodétermination. Sur le modèle balte du début des années 1990, la Catalogne marquait ainsi un grand coup dans son bras de fer avec Madrid.
Réactions attendues
Jusqu’où ira ce défi ? Personne ne le sait. Mais les réactions lues ou entendues tant en France qu’en Espagne ne brillèrent pas par leur originalité. Il y eut, bien évidemment, la cohorte de tous ceux qui évacuent la question en arguant du fait que les motivations catalanes ne se fondent que sur des intérêts économiques et notamment fiscaux, du genre «y’en a marre de payer des impôts qui servent essentiellement pour Madrid mais dont on ne récupère qu’une mineure partie». Pour le dire en toute franchise, je ne pense pas qu’ils aient totalement tort, mais il faut être réducteur au dernier degré pour croire que l’intérêt économique puisse être le seul, voire même le plus important, dans cette affaire. Il y eut encore ces invariables donneurs de leçons pour qui l’Europe est l’alibi commode contre toute velléité nationale, à partir du moment bien sûr où elle préserve la France ; sinon, qui pourront-ils joyeusement détester lorsque «les bleus» ne seront plus à défendre dans les compétitions de football ?
Et puis, il y a ceux qui considèrent simplement que la Catalogne est un morceau de l’Espagne, qu’en plus ils ont de très bons souvenirs de vacances à Palamos et que ce serait vraiment dommage de gâcher tout cela, etc. et j’en passe du même acabit. C’est cela qui m’intéresse particulièrement ici ; pas vraiment les vacances à Palamos, mais le fait que soit considéré comme une vérité première le fait que la Catalogne, c’est un morceau d’Espagne. Il est bien connu que la Catalogne a son histoire propre, qu’avant d’être intégrée dans le royaume d’Espagne elle fut indépendante, et certains prennent à profit cette réalité pour fonder leur projet indépendantiste sur une légitimité historique. J’ai déjà eu l’occasion d’écrire qu’à mon avis, cet argument est fumeux, les situations historiques ayant été – toujours et partout – changeantes, et qu’il est vain de décider que la légitimité de quoi que ce soit se fonde sur un seul et unique moment donné, sans trop savoir pourquoi justement celui-là. Cela vaut pour les Catalans, comme pour les Espagnols, les Français ou les Basques. Les Catalans doivent être indépendants s’ils le veulent aujourd’hui et non parce qu’ils l’ont déjà été il y a des siècles, et les Espagnols n’ont rien à y redire. C’est notre discours abertzale.
Norbert Elias et sa dynamique
Mais ce qui m’intéresse encore davantage présentement, c’est un autre aspect de cette problématique, dans son aspect dynamique plutôt que dans son aspect figé : la Catalogne serait espagnole parce que c’est un fait historique (même fallacieux, donc), mais surtout on ne peut plus rien y faire à l’avenir, un point c’est tout. Comme si le temps présent était le fruit d’une histoire qui, un peu comme l’aurait dit Hegel en son temps, connaissait son achèvement avec sa forme actuelle. Comme si elle était vouée, suivant un scénario quasiment écrit sur papier, à donner ce résultat-là. Sauf que l’histoire n’est pas finie et n’est écrite par personne, sauf a posteriori ce qui change tout ! Elle continue sous nos yeux, c’est même nous qui la faisons et elle continuera après nous. Les enfants de demain apprendront peut-être en 2175 que la Catalogne recouvra son indépendance en 2014, après moult péripéties auxquelles nous assisterons l’an prochain. Mais nous n’en savons rien.
A cet égard, je ne peux m’empêcher de repenser à un livre de l’historien polonais Norbert Elias, qui écrivit un ouvrage majeur sur l’histoire de l’Europe intitulé La dynamique de l’Occident. En parallèle à Ernest Gellner, qui expliquait que c’est le nationalisme qui créa la nation et non l’inverse, dans un contexte et des conditions bien précis qu’il est trop long d’aborder ici, Elias formula ce concept de «dynamique». La création des Etats-nations actuels en est le résultat.
Quand s’achève une dynamique ?
Si notre Europe est le fruit de cette dynamique, Elias lui-même ne nierait pas que cette dynamique a eu une suite après qu’il l’ait lui-même formulée, voyant notamment naître l’Europe ; mieux, il aurait certainement refusé de jouer les Madame Soleil en prédisant l’avenir de cette dynamique. Alors aujourd’hui, comment peut-on avancer comme vérité établie que la Catalogne est espagnole ad vitam aeternam ? Comme la naissance puis la disparition des grands empires durant l’histoire, qui peut dire que la dynamique de l’Occident est appelée, par on ne sait quel déterminisme, à perpétuer les Etats-nations nés voici à peine plus d’un siècle et déjà mis en question par la naissance de la communauté européenne ?
Peut-être se confirmera-t-il dans 200 ans que cette dynamique aura au contraire produit entre 2000 et 2100 un détricotage des Etats-nations, en Catalogne, en Ecosse, au Pays Basque ou ailleurs. Peut-être se produira-t-il le contraire. Mais une chose est sûre, c’est qu’il est idiot de se fonder sur la course du temps, passée comme future, pour donner des réponses à des problèmes actuels. Nous n’avons qu’à agir sur le présent, ce qui est déjà pas mal.