Le 11 mars en soirée, la deuxième rencontre du processus de Beauvau s’est déroulée à Paris entre le ministre de l’Intérieur et les élus corses et a permis d’aboutir à un accord autour d’une proposition d’écriture constitutionnelle. Wanda Mastor, constitutionnaliste, professeure agrégée de droit public à l’Université de Corse et proche de Gilles Simeoni, relève les éléments importants actés au travers de ce texte. Mais elle avertit : le chemin est encore long avant que la Corse n’obtienne un statut d’autonomie. Wanda Mastor répond ici aux questions de Corse Net infos.
De leur côté, une partie des souverainistes corses rassemblés autour du nouveau parti Nazione, marque son rejet de ce processus et refuse d’y participer. Très affaiblie depuis les dernières élections territoriales, cette formation semble faire ses choix selon une logique de relance politique. Core in Fronte, autre formation souverainiste, tout en étant critique, participe au processus d’accession à l’autonomie.
Quel est votre sentiment à l’issue de ce nouveau rendez-vous parisien qui vient clore le processus de Beauvau ?
Wanda Mastor : Il faut avant tout bien rappeler que se clôt ici le processus politique qui réunissait les élus insulaires et le ministre de l’Intérieur et son équipe. Maintenant commence le plus difficile. De ce que je peux en connaître, il y a eu ces derniers temps une séquence très importante, dans le sens où lors de l’avant-dernier dîner place Beauvau, un texte encourageant avait été proposé. Ce dernier alignait le statut de la Corse sur celui des départements d’outre-mer, avec ici ou là quelques petites lueurs d’espoir sur certains points qui ne demandaient qu’à être creusés. À partir de là, le président de l’exécutif corse Gilles Simeoni a travaillé un nouveau texte qui a été validé en conférence des présidents. Et c’est donc avec cette nouvelle mouture bien plus ambitieuse, accordant à la Corse un vrai pouvoir législatif dans certaines matières, que les élus sont allés à la dernière réunion place Beauvau. Et de ce que j’en sais à partir de mon implication auprès du président de l’exécutif pour cette mission, le texte a beaucoup évolué au cours du dîner. Face à un gouvernement central qui est de tradition ultra jacobine, il faut quand même mesurer que nos élus sont parvenus à obtenir un accord très au-delà de ce qu’ils avaient obtenu à l’issue de l’avant-dernier dîner place Beauvau. Je pense qu’il faut vraiment mettre cela au crédit du talent politique de nos élus qui, manifestement, ont dû vraiment aller très loin pour que le texte évolue autant au cours du dîner. Ce nouveau texte proposé implique manifestement des choses importantes, comme la reconnaissance de la spécificité de la Corse, de ses intérêts propres. Et puis le texte permet à la Corse d’agir juridiquement à un double niveau. Premièrement, via un pouvoir d’adaptation des normes nationales, ce qui était déjà prévu lors de l’avant-dernier dîner. Et deuxièmement, via un pouvoir normatif propre. Maintenant, reste à savoir si ce pouvoir normatif propre sera de nature législative ou réglementaire. Au vu des déclarations des uns et des autres, il apparaît assez clairement que ce pouvoir serait de nature législative, ce qui serait synonyme d’une autonomie pour l’Assemblée de Corse.
Vous le disiez, le processus de Beauvau est désormais terminé, mais le processus d’autonomie continue. Quelle est la suite de la procédure ?
W. M. : Dans un premier temps, le président de la République va présenter ce texte aux parlementaires en tant que projet de loi constitutionnelle. En vertu de la Constitution, le Président de la République, a le choix entre deux voies : soit le référendum, soit l’adoption du projet de loi constitutionnelle par le Congrès, c’est-à-dire l’Assemblée nationale et le Sénat réunis à Versailles. Il a déjà dit qu’il choisirait en principe la seconde voie. Une fois que cette loi constitutionnelle sera adoptée, il faudra alors passer à l’adoption de la loi organique, qui sera adoptée dans les conditions parlementaires normales. Le calendrier va devoir être serré parce qu’il y a beaucoup d’échéances électorales bientôt et parce que sinon, on enlève à la dynamique du processus politique une grande partie de sa force et de son intensité. La séquence doit donc se poursuivre assez vite. (…) Ce qui a été obtenu lundi a été arraché. Mais le plus dur arrive parce que malheureusement, les déclarations qu’a pu faire Gérald Darmanin après ce dîner ne sont pas très rassurantes. On a l’impression, qu’il dit que maintenant tout est dans les mains des parlementaires. Or, beaucoup d’éléments sont renvoyés à la loi organique. On sait depuis le début que cela va être difficile de convaincre les sénateurs parce qu’ils sont traditionnellement plus conservateurs, et que le président du Sénat, Gérard Larcher, s’est déjà exprimé de manière plutôt défavorable à l’autonomie de la Corse. En outre, ce qui n’est pas très rassurant dans les propos de Gérald Darmanin, c’est un peu une impression de « maintenant que le bal commence ». Premièrement parce qu’il ressuscite des termes qu’il n’avait plus employés de « lignes rouges », avec notamment une référence au statut de résident. Sauf erreur de ma part, il me semblait que le statut de résident qu’il avait rebaptisé « statut de résidence » pour rendre la chose un peu plus neutre, ne faisait pas partie des lignes rouges. Et puis, il n’indique pas vouloir encourager sa propre majorité à l’Assemblée nationale notamment, pour appuyer ce texte qui est quand même et aussi en partie le sien.
Quels éléments de ce document pourraient selon vous poser le plus problème aux parlementaires ?
W. M. : Ils posent de problème depuis le début des années 1980 ! Même si on sait déjà qu’il n’y a pas la mention de peuple corse, depuis que le texte de l’avant-dernier dîner place Beauvau a été dévoilé, beaucoup de mes collègues non seulement critiquent, mais s’indignent du terme de communauté qui renverrait pour eux à la naissance de nouvelles communautés, donc à une forme de constitutionnalisation du séparatisme, donc à l’explosion de la République. Le deuxième élément, c’est évidemment de donner à la Corse un statut d’autonomie, c’est-à-dire de lui donner la possibilité d’adopter ses propres normes, ce qui serait unique dans l’histoire de la métropole sous la Vème République. En Corse —je pense d’ailleurs que nous soyons de droite, de gauche, autonomiste, indépendantiste— nous avons l’habitude de tous ces arguments-là et nous pouvons en discuter, nous arrivons à faire des compromis. Or, la chose arrivant directement sur le bureau de l’Assemblée nationale ou au Sénat, pour certains, c’est une révolution juridique, c’est une révolution sémantique et c’est une révolution idéologique. Et nous, constitutionnalistes qui ne sont pas ultras centralisateurs, nous avons beau faire de la pédagogie, expliquer que l’autonomie ce n’est pas l’indépendance, expliquer que le pouvoir législatif sera toujours encadré, limité, toujours contrôlé par le Conseil constitutionnel, on voit bien que l’obstacle demeure. Cet obstacle est très fort et il est d’ordre de la tradition : c’est le jacobinisme.
Dans ce droit fil, certains politiques craignent que l’octroi d’un statut d’autonomie pour la Corse soit un peu comme ouvrir la boîte de Pandore et détricote la République. Qu’en pensez-vous ?
W. M. : Vous n’imaginez pas les messages que je reçois depuis mardi matin. Cela va du débat très intéressant entre constitutionnalistes sur comment perçoit-on l’aménagement du pouvoir au sein d’une République, aux propos clairement anti-Corses, qui frisent parfois la xénophobie, en ressortant des fantômes du passé dont la jeunesse d’aujourd’hui n’est pas comptable. Dans ce grand magma, on se rend compte que les incompréhensions de part et d’autre demeurent et que ce n’est que le début. Et c’est là où je pense, encore une fois en tant que technicienne du droit, qu’il ne faut pas lâcher le combat. Les politiques continuent leur œuvre politique et maintenant il faut que tout le monde, à son niveau, fasse de la pédagogie, notamment sur le continent, en rappelant qu’il ne faut pas avoir peur de cette autonomie-là. Tout le monde nous parle de l’effet contagion. Mais quand même, soyons honnêtes deux secondes. Premièrement, cela serait oublier le fait insulaire. La Corse est le seul territoire à avoir cette spécificité géographique. En métropole, elle n’est comparable à aucun autre territoire. Deuxièmement, notre histoire, l’existence de notre peuple, de notre langue sont évidentes aussi. Troisièmement, notre spécificité juridique n’est comparable à aucune autre en métropole : aucun autre territoire n’a une assemblée unique avec un président de l’Exécutif responsable devant elle. Et quatrièmement, aucun territoire, ni les Bretons, ni les Basques n’ont remporté les élections territoriales avec l’autonomie au cœur de leur programme. À un moment donné, il faut arrêter de mépriser les 68 % de votants corses. L’argument électoral au sein d’une démocratie est peut-être l’argument principal. Donc, l’effet boîte de Pandore est facilement contestable.
Les Corses seront aussi consultés par référendum au cours de ce processus. En 2003, lors d’une consultation populaire, le non l’avait emporté lors du scrutin sur la modification du statut territorial de la Corse. Cette fois, selon vous, la population est-elle prête à se prononcer en faveur de ce statut?
W. M. : Elle est prête à aller voter. En revanche, je ne sais pas ce qu’elle décidera. Si les voix des parlementaires sont impénétrables, celles des électeurs corses le sont tout autant. Ce n’est pas parce qu’il y a très peu de temps, 68 % des Corses ont voté pour l’autonomie qu’ils vont s’exprimer aujourd’hui en sa faveur. On entend aussi beaucoup de gens être un peu fatigués, las, déçus. Je pense que quand on est démocrate et qu’on vit au sein d’une démocratie, surtout dans une petite terre comme la nôtre, on ne doit jamais être sûr d’une victoire électorale, surtout lors d’un référendum. À titre personnel, je l’espère parce que tout ce processus, que j’ai eu la chance d’accompagner du côté technique, a été fait pour les Corses, pour l’intérêt de la Corse. Mais l’expression dans les urnes c’est une tout autre chose que personne ne peut maîtriser. Là aussi, la pédagogie auprès du peuple corse est importante.
Certains élus de droite sur le plan national ont aussi affiché leurs réticences quant à une nouvelle réforme de la Constitution, après l’inscription de l’IVG dans celle-ci, notamment pour la Corse. Croyez-vous tout de même que cette nouvelle révision puisse aboutir rapidement ?
W. M. : Oui. L’acte de réviser la Constitution est quand même essentiellement entre les mains du président de la République. Donc, honnêtement, si le processus de révision ne commence pas, ce serait insultant pour tous les Corses. Cette question de la révision, c’est l’un des serpents de mer de la Ve République. Cela fait longtemps que c’est dans les tuyaux et que des événements exogènes la retardent. Donc je pense vraiment que le processus de révision doit commencer. Mais le problème à mon avis, ne sera pas de savoir s’il y aura un processus, mais plutôt du contenu de la norme qui au final concernera la Corse.
Le vote de la loi organique qui actera les domaines où il y aura transfert de compétences en faveur de la Corse sera-t-il facile selon vous ?
W. M. : Une loi organique dans la hiérarchie des normes, c’est une loi qui est supérieure à une loi ordinaire. Donc elle mérite beaucoup de travail, d’attention. Il y aura beaucoup de travail au sein des assemblées. Ce ne sera pas facile. Maintenant, on va entrer dans cette séquence parlementaire où chacun va vouloir défendre son territoire, va vouloir rattacher à son idéologie des idées ou régionalistes ou très centralisatrices, où il va y avoir aussi des questions d’ego, et des batailles rédactionnelles aussi. Le chemin est encore long, cela est certain, mais il faut rester optimistes et faire confiance au président de l’exécutif, à nos élus, et à toutes les bonnes volontés qui ne seront animées que par l’intérêt de la Corse.