La loi Mémoire démocratique fait des vagues

Manifestation de la droite espagnole contre la loi de la Mémoire démocratique.
Manifestation de la droite espagnole contre la loi de la Mémoire démocratique.

Elle reconnaît plus largement les victimes des crimes franquistes et inclut la période de la Transition jusqu’en 1983. En partie fruit d’un accord passé entre le gouvernement socialiste et EH Bildu, le texte suscite rejets et grincements, à droite comme à gauche.

Adoptée le 14 juillet par le parlement espagnol au terme d’un débat très houleux, la nouvelle loi de la Mémoire démocratique était une des mesures phares prévue dans le programme de Pedro Sanchez. Mais elle a été fortement amendée par EH Bildu qui a exigé d’y faire figurer des évènements assez récents. Le PSOE, Podemos et Más País, PNV, EH Bildu, PDeCAT et la Coalition canarienne, l’ont approuvé. ERC et Junts se sont abstenus pour des raisons ayant peu à voir avec son contenu. Le PP, Vox et Ciudadanos ont voté contre le texte. Cette loi remplace la loi de la Mémoire historique votée en 2007, elle brille par la précision et l’ampleur de ses dispositions dont voici une synthèse.

Tout d’abord, elle revisite la loi d’amnistie de 1977 qui sera interprétée à la lumière de la législation internationale actuelle. La loi de la Mémoire démocratique déclare illégal le régime franquiste issu d’un coup d’État militaire qui fut “remplacé par la proclamation d’un Etat social, démocratique et de droit lors de l’entrée en vigueur de la Constitution le 29 décembre 1978, après la Transition démocratique”. Cet article n’a rien d’anodin, il signifie que les victimes qui le demandent peuvent obtenir que soient déclarées illégales les sentences et les sanctions édictées par les tribunaux franquistes.

Les victimes seront reconnues de façon précise, qu’elles soient individuelles ou collectives, pour les préjudices physiques, moraux, psychologiques ou patrimoniaux qu’elles ont subis. Cela inclut les morts, les disparus, les personnes torturées, enlevées, séquestrées, exilées, poursuivies pour leur orientation sexuelle, ceux qui ont perdu leur emploi ou ont été révoqués, les bébés volés, ainsi que les conjoints, descendants et parents collatéraux des victimes jusqu’au quatrième degré. Font aussi partie des victimes, les institutions gouvernementales du Pays Basque, de Catalogne et de Galice. Ce point est prolongé par une disposition particulière développée dans le 9e addendum de la loi. Il concerne la restitution des biens immobiliers spoliés par Franco, y compris ceux situés à l’étranger. Dont l’un d’entre eux, hautement symbolique pour les Basques : le siège parisien de leur gouvernement à la fin des années 30, au 11 avenue Marceau dans le XVIe arrondissement(1).

Du 18 juillet 1936 au GAL

Le texte étend son champ d’intervention jusqu’à la fin de l’année 1983, soit cinq ans après la période dite de Transition démocratique et 14 mois après l’arrivée au pouvoir du gouvernement socialiste de Felipe Gonzalez. Donc après la création du GAL. Cela inclut également toute la période des Escadrons de la mort (Batallón vasco-español, Guerilleros del Christo Rey, Alianza apostólica anticomunista, Acción Nacional Española, etc.) qui antérieurement semèrent la terreur dans notre pays. Seront créées deux commissions ayant pour objet d’enquêter sur les “violations des droits de l’homme”. Un Conseil de la mémoire démocratique travaillera sur les crimes de guerre et la dictature de 1936 à 1978. Une seconde instance à caractère académique est plus polémique, elle travaillera sur la période allant de 1978 au 31 décembre 1983 et dépendra d’un Conseil de la mémoire qui recueillera témoignages, informations et documents, élaborera un rapport, proposera des recommandations pour une reconnaissance officielle des victimes et leur réparation. Divers amendements permettent de faire sauter le verrou de la loi sur le Patrimoine historique qui bloque l’accès aux archives officielles.

Sont précisées en détail les procédures d’exhumation des corps jetés dans des fosses communes dont une carte sera établie sur tout le territoire. Une banque de données ADN sera mise en place afin de faciliter les identifications. Dans la Valle de los Caídos, les travaux d’exhumation de milliers de corps démarreront rapidement. La dépouille de José Antonio Primo de Rivera, leader fasciste fondateur de la Falange, sera extraite du site et remise à sa famille. La Valle de los Caídos sera débaptisée. Désormais, elle s’appellera Cuelgamuros et deviendra un lieu de mémoire chargé d’informer sur le franquisme.

Langues et cultures persécutées

La nouvelle loi reconnaît que l’euskara, le catalan et le galicien ont été victimes des persécutions du franquisme, de même pour les communautés utilisant ces langues, ainsi que les cultures dont elles sont porteuses. Elle précise que les locuteurs de ces langues furent persécutés pour le simple fait de leur utilisation.

Drapeaux républicains au vent, manifestation en faveur de la loi en mars 2022.
Drapeaux républicains au vent, manifestation en faveur de la loi en mars 2022.

Deux lieux de mémoire sont créés en Pays Basque. Il s’agit du Fort San Christóbal sur le mont Ezkaba près d’Iruñea, là où furent incarcérés au début du franquisme 7000 prisonniers politiques dans des conditions épouvantables. 800 d’entre eux organisèrent une évasion en 1938 et 207 des évadés furent fusillés. Le second lieu de mémoire est le Palais de La Cumbre à Donostia, ancien siège du gouvernement civil (préfecture). Il fut utilisé en 1983 par la garde civile et le gouverneur civil du Gipuzkoa pour séquestrer, torturer et tuer Joxean Lasa et Joxi Zabala, deux réfugiés politiques basques enlevés rue des Tonneliers à Bayonne et dont les corps furent brûlés dans la chaux vive par les gardes civils du colonel Galindo près d’Alicante. Il s’agissait de la première opération du GAL en Iparralde. Le gouvernement espagnol, toujours propriétaire du bâtiment de La Cumbre le cédera à la mairie de Saint-Sébastien.

Retrait de 33 titres nobiliaires : ils furent accordés entre 1948 et 1978 à des personnalités pour leurs bons et loyaux services. Parmi elles, figurent le marquis Arias Navarro (ancien premier ministre), les généraux fascistes Queipo de Llano et Mola, la comtesse Pilar Primo de Rivera, fille du dictateur du même nom, fervente admiratrice de l’Allemagne nazie et fondatrice de la section féminine de la Falange. Enfin, il sera interdit de glorifier le franquisme. Les associations qui se chargeaient de perpétuer sa mémoire et de vanter ses mérites seront dissoutes, en particulier la Fondation Francisco Franco. La suppression des symboles franquistes dans l’espace public sera poursuivie et les décorations décernées par le dictateur à ses féaux seront annulées.

Peut mieux faire

L’Association pour la récupération de la mémoire historique (ARMH) considère que la nouvelle loi va dans le bon sens, mais regrette qu’elle ne revienne pas sur la législation de 1977 qui empêche de juger les crimes commis sous la dictature et donc maintient la culture politique de l’impunité du franquisme. L’ARMH regrette que soit oublié le rôle de la hiérarchie de l’Eglise catholique, soutien sans faille à la dictature et à sa féroce répression : le message d’amour proposé par le Christ voici 2000 ans a des progrès à faire en Espagne. Enfin, est ignoré le Monumento de los Caídos à Iruñea qui “demeure une insulte à la démocratie et piétine la mémoire des victimes du coup d’État militaire de 1936 en Navarre”. D’autres associations soulignent deux carences supplémentaires : la Loi des secrets officiels édictée en 1968 demeure toujours en vigueur, elle protège nombre de meurtriers franquistes. La Loi sur les bébés volés reste toujours à l’état de projet : à partir du coup d’État et durant une cinquantaine d’années, environ 30.000 bébés ont été retirés de leur mère incarcérée ou très pauvre, pour être placés voire vendus à d’autres familles. Les institutions religieuses espagnoles ont joué dans cette affaire un rôle déterminant(2).

Le vote de la loi de la Mémoire démocratique a fait l’objet d’un intense débat au parlement. Deux Espagnes s’affrontent. La droite PP ne supporte pas qu’une partie du texte ait été négocié avec EH Bildu, des gens qui ont “encouragé, participé, milité, couvert et collaboré avec ETA”. L’ancien premier ministre José Maria Aznar dénonce, le 5 juillet, une véritable “énormité réalisée par les terroristes et négociée avec les terroristes (…). Il faut choisir, ou bien être loyal à l’égard de la Constitution, ou bien être loyal à l’égard d’EH Bildu” s’emporte t-il. Ciudadanos ajoute : “Les membres de la bande qui hier tuaient, rédigent aujourd’hui la loi”. Quant à Francisco José Contreras, porte-parole de Vox au parlement, il justifie dans son intervention à la tribune l’exécution du Catalan Salvador Puig Antich en 1974, garrotté (strangulation) en prison par Francisco Franco. Et le député d’extrême droite de terminer son discours en louant le dictateur fasciste qui construisit par la “concorde” entre les Espagnols “25 années de paix, dès 1964”. Mais à gauche aussi, des désaccords apparaissent. Un ex-ministre socialiste de la Défense et de la Santé et un ancien président du sénat, demandent le retrait d’un texte qui contredit “l’expérience historique de la Transition” et “s’éloigne de la vérité historique”. Qu’elle “inclut dans son champ d’intervention l’année 1983 qui a vu la création du GAL et les efforts du gouvernement de Felipe Gonzalez pour lutter contre ETA”, fait tousser les anciens dirigeants PSOE. Ils voient là la main d’EH Bildu qui aurait exigé ce chapitre dans le texte législatif. Celui-ci revient sur l’amnistie générale adopté le 15 octobre 1977 et viole le principe de non rétroactivité des lois. L’ex- chef de gouvernement socialiste Felipe Gonzalez marque lui aussi sa désapprobation : ses amis politiques pactisent avec EH Bildu et la loi affecte l’action de son premier gouvernement, cela “ne lui plaît pas”.

Se dépêcher de l’appliquer

Du côté basque, cette loi était attendue depuis longtemps. Pili, la soeur de Joxi Zabala, première victime du GAL en 1983, applaudit de voir l’édifice où fut séquestré, torturé et assassiné son frère, devenir officiellement un lieu de mémoire, comme on en trouve ailleurs dans le monde, par exemple en Argentine qui connut sous la dictature des centres clandestins de détention. Une autre personnalité se réjouit de ce texte : il s’agit du médecin légiste basque Paco Etxeberria qui mène depuis des années un immense travail d’identification des victimes jetées dans des fosses communes. Il évalue leur nombre entre 5 et 6000 personnes dans la Communauté autonome basque. Il reste maintenant à appliquer la loi de la Mémoire démocratique, à la mettre en oeuvre rapidement. La menace d’un retour au pouvoir de la droite guette. Demain, à n’en pas douter, une coalition PP, C’s et Vox fera tout pour bloquer l’application du texte ou le vider de sa substance en le détricotant complètement. Le vote du 14 juillet au parlement espagnol montre combien la vérité historique est subjective et affaire de contexte, combien elle peut évoluer. Les points de vue changent lorsque les vaincus et les dominés relèvent la tête face aux vainqueurs d’hier. Des chapitres entiers de l’histoire jusque là laissés officiellement dans l’ombre sont mis en lumière.

MemoriaB

En France, on sait que certains aspects de la période du l’occupation ont eu un mal fou à percer au grand jour. La participation directe de la police française dans la répression fut pendant longtemps un sujet tabou, cela valut même au film d’Alain Resnais Nuit et brouillard (1956) les foudres de la censure. La simple photo d’un gendarme français en uniforme gardant les Juifs parqués au camp de Pithiviers, ne plaisait pas en haut lieu. Que le grand résistant Raymond Aubrac déclare que l’Occupation tourna à la guerre civile entre Français fut rejeté par la doxa historiographique imposée par le gaullisme. Quant à la guerre d’Algérie et l’histoire coloniale, malgré quelques avancées, la chape de plomb et l’ignorance du grand public persistent. Plus largement, “l’histoire de France” est d’abord celle des élites concentrées en Île-de-France. Les peuples périphériques, leurs langues et leurs cultures n’ont qu’un droit : celui de se taire. 

(1) Lire dans Enbata Le phénomène des réfugiés politiques basques en Iparralde du XIXe siècle à l’accueil des réfugiés de la Guerre civile.

(2) Ces mêmes méthodes ont été mises en oeuvre sous les dictatures argentine et chilienne, au Canada à l’encontre des bébés inuits jusqu’aux années 90, à l’île de la Réunion de 1963 à 1982 à l’initiative de Michel Debré.

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