Un des grands acteurs du renouveau de la peinture basque des années soixante vient de mourir à l’âge de 81 ans. Ses tableaux illuminent depuis des décennies notre pays et sa vie sociale. Sa disparition le 22 avril laisse un grand vide. Il nous reste son oeuvre prolifique de peintre mais aussi, moins connues, ses sculptures et ses céramiques.
Nous sommes en Hegoalde à la fin des années cinquante. Le sommeil de la raison engendre des monstres. Années noires pour l’identité d’un peuple, elles inspirent à Gabriel Aresti un poème : “Hi haiz Euskal Herria, herri nekatua, Inork ezagutzen du hire bekatua? Baina inoren zorrik ez dun ordainduko, Heure etorkizunak ditun apainduko”.
Dans ce pays épuisé, exsangue, qui ne sait quelle faute il a commise, tous sont confrontés à l’A quoi bon. A quoi bon la poésie, à quoi bon des poètes, des peintres en un temps de détresse ? Wozu dichter in durtfiger zeit? Aucune issue sous la botte ? Non.
Quelques jeunes gens, une poignée, partent à l’assaut de l’impossible. Ils ne craindront pas de mettre le feu à leur propre vie. Parce qu’à chaque effondrement des preuves, les poètes, les peintres, les musiciens répondent par une salve d’avenir. Ils se nomment Zumeta, Chillida, Artze, Laboa, Lete, Balerdi, Lertxundi, Mendiburu, ils fondent Gaur et Ez dok hamairu, pendant que d’autres lancent Euskadi Ta Askatasuna.
De l’espoir né avec cette génération, de leur parenté fulgurante, demeure le baume de l’essor que rien n’altère. Ce baume de l’essor, cette salve d’avenir, nous les avons aujourd’hui encore devant nous. Ce sont les toiles de José Luis Zumeta.
Une peinture qui se dérobe au commentaire
Un jeune peintre travaille dans une entreprise d’arts graphiques, Valverde, dirigée par le poète et musicien, Antton Valverde. Dans la nuit franquiste, Zumeta voit bien que la vraie vie est ailleurs. Alors il rompt et entreprend, comme les jeunes aristocrates anglais du XVIIIe siècle, le Grand Tour. Il parcourt l’Europe en moto et découvre les avant-gardes esthétiques : l’expressionnisme abstrait, l’art brut, Cobra, Paul Klee, Bram Van Velde, De Staël, Jackson Pollock, De Kooning. En compagnie du peintre Ruiz Balerdi et du poète Joxean Artze, années de bohème à Paris, à Londres, à Copenhague, ils se nourrissent, ils respirent un air plus pur. Mais leur manque l’essentiel, la “lumière noire” propre au Pays Basque. De retour en Euskal Herri, Jose Luis Zumeta reprend ses couleurs et ses pinceaux, il ne les quittera plus. Il explore d’autres territoires, la sculpture et la céramique, sous la forme de grands panneaux dont il ne réalisera qu’un trop petit nombre, à son grand regret. Zumeta est d’abord peintre au style reconnaissable entre tous.
Comment mettre des mots sur sa peinture qui se dérobe au commentaire ? Notre incompréhension, notre désarroi rapidement s’évaporent, balayés par une puissance de conviction peu commune. Voilà le singulier pouvoir de cette peinture qui nous fixe, nous possède. Zumeta nous apporte un état d’engloutissement et tout ce qu’il peut comporter de réponses. Il nous emporte. De son travail qui est aussi danse de la main, jeu, agression, exploration, on pourrait parler au sens le plus littéral. L’évoquer en déliant ce qui est organiquement lié, presque dans l’énumération la plus sèche : plages et cernes, évasements et resserrements ; tracés courbes et rectilignes ; traits simples et traits redoublés ; centres et périphéries, carrefours et culs de sac. Dans ces traces d’un geste libre, on analysera des structures. On reconnaîtra des points, des lignes de clivages, des figures couplées, des axes, des centres de rotation. Les éléments qui introduisent la lutte et la violence dans ces tableaux sont aussi ceux qui induisent la tendresse, l’humilité, l’humour quelquefois.
Combat, danse, jaillissement, exubérance
La seule chose qui nous soit donnée est qu’immédiatement, il y a entre cette peinture et nous, un lien, une vibration, en dehors de toute compréhension rationnelle. Ce lien, cette vibration sont paradoxaux, puisqu’ils s’effectuent loin de toutes nos habitudes. Nous nous sentons dépaysés. La peinture de Zumeta s’installe dans son règne propre, elle échappe aux descriptions, elle récuse la concurrence des mots, elle cesse de donner prise à l’analyse. D’une peinture aussi purement peinture que celle de Zumeta, on tentera de parler métaphoriquement. Mais la métaphore métaphore ne peut être qu’incertaine, provisoire. On dira combat, jaillissement, exubérance, mais aussi plongée, somptuosité, métamorphose. Nous regarderons ses oeuvres comme des figures emblématiques, au-delà de la grisaille de nos jours et l’amertume du coeur. On convoquera des mythes : Abel, OEdipe, Orphée, les figures du conflit et celles de l’harmonie.
Il y a entre cette peinture et nous, un lien, une vibration,
en dehors de toute compréhension rationnelle.
Ce lien, cette vibration sont paradoxaux,
puisqu’ils s’effectuent loin de toutes nos habitudes.
Mais au fond, cela s’avère insuffisant face au mystère des toiles. Zumeta le dit lui-même : “La Joconde elle aussi est impénétrable, c’est cette difficulté qui lui donne toute sa valeur, son caractère mystérieux, énigmatique”.
La peinture est pure impuissance
Sur sa démarche, l’artiste leva un jour un coin du voile : “J’essaie d’apprendre en partant de ce que je ne sais pas. Ce que l’on sait vraiment, sans le savoir, c’est ce que l’on apprend. (…) Je veux apprendre sur ce que je fais sans savoir, sur ce qui apparaît lorsque je travaille en tâtonnant”. José Luis Zumeta accorde peu d’interviews. Ce n’est pas un bavard, il est même un grand silencieux, tel Bram Van Velde ou Samuel Beckett. Un peintre ne s’exprime pas par les mots. Comme chez tout plaza gizon ou etxeko jaun, ce qui frappe chez lui, est sa réserve, sa pudeur : “Euskaldunak, labur hitzetan, eta luze egintzetan”. Inutile d’attendre de lui un long commentaire, encore moins des explications théoriques. La plupart de ses tableaux sont “sans titre”. Il est dès lors assez vain de coller sur sa peinture une étiquette, peinture abstraite ou encore expressionnisme abstrait. Mais un jour Zumeta fendit l’armure en nous indiquant une piste : “La peinture est pure impuissance, affleurement des minima”, dit-il. Des mots qui font écho avec ceux de Samuel Beckett déclarant à Maurice Nadeau: “Aujourd’hui je ne parviens pas à écrire, je ne suis pas assez bas”. Ou encore cette phrase d’un grand laconique lui aussi, Bram Van Velde, avouant : “Je peins l’impossibilité de peindre”. Nous y voilà, en abîme. Zumeta, dirait-on, met un frein à sa rage pour ne pas effrayer ce qui sur sa toile est en voie de coalescence. Dès qu’il est manifeste que ce qui s’organise n’est encore une fois que le vieux monde et ses vieux rapports, il se déchaîne, il court-circuite, il sabre. Les arcs sont mutilés aussitôt qu’ils affirment leur volonté de se faire cercles, les cercles eux-mêmes défigurés, les droites cruellement infléchies dès qu’elles se carrent dans leur droiture. En vain, il massacre parfois, mais quelque chose toujours reste : le tableau est là.
Dans le labyrinthe d’Uribitarte
Le paradoxe apparent veut qu’une telle oeuvre émane d’un artiste en relation constante avec son temps, son environnement culturel, politique, social, linguistique, en somme sa géo-poétique personnelle.
José Luis Zumeta ne vit pas reclus dans une tour d’ivoire, l’antre secret d’Atallu. Son oeuvre abondante s’étale sur les pochettes des disques de Mikel Laboa, les affiches des finales de bertsulari ou des campagnes en faveur des ikastola, de Durangoko azoka, de Egin. Le peintre offrira des tableaux qui seront diffusés par ses amis de Batasuna ou du syndicat ELA. Zumeta veut que ses oeuvres quittent l’air confiné des musées ou les salons de prestigieux collectionneurs.
Il présente alors ses immenses toiles en des lieux improbables : halles et marchés de légumes, de charcuterie, de poissons et de fruits où les couleurs explosent et se répondent. Ou encore dans une ruine industrielle au coeur de Bilbao, en 2000. Ce fut peut-être sa plus forte exposition que l’on doit au galeriste biscayen Epelde et Mardaras. En plein centre-ville, un bâtiment des années 1900 —l’usine de traitement d’eau potable Uribitarte— ouvert aux quatre vents et à la pluie qui, dans des salles gigantesques, inonde le sol où se reflètent les toiles du maître. Se déroule alors sous nos pas un parcours labyrinthique qui fut sans doute un des sommets de sa démarche créatrice. Juan Ignacio Vidarte, directeur du musée Guggenheim de Bilbao, le reconnaît : Jose Luis Zumeta n’a pas reçu la reconnaissance internationale que méritait un artiste de son envergure. Certes, il a exposé au Guggenheim et dans quelques galeries de New-York, d’Allemagne ou d’Amérique du Sud. Mais désirait-il la gloire ? Alors que la côte de ses tableaux s’envolait et faisait l’objet de spéculation, Zumeta exigea de ses marchands une baisse de ses prix. Il préférait voyager incognito, son carnet de dessins à la main, en Afrique du Nord ou en Argentine où il effectua de fréquents séjours.
Peu friand de mondanités qui comptent tant dans le petit monde de l’art, il est surtout resté fidèle à la poursuite de son oeuvre et à ses convictions. Répondant toujours présent aux sollicitations de la gauche abertzale, dans ses manifestations publiques et ses combats, Zumeta sentait le soufre aux yeux des institutions officielles, qu’elles soient basques ou espagnoles. Elles le lui ont fait payer. Zumeta préférait la compagnie du sculpteur Juan Gorriti, son premier voisin d’Atallu-Aribe, celle du poète Mikel Laboa ou rêver sur les pages du journal Globe rouge, réalisé par les malades mentaux de l’hôpital psychiatrique d’Arrasate. En contrepoint des écrits des femmes et des hommes exclus, plongés dans la nuit du monde, il fit un grandiose livre d’artiste, Oi bihotz! Il sera publié en sérigraphie par sa fille Usoa. Bel hommage aux êtres dont la parole est si rarement entendue, si peu audible. Tel fut le géant Zumeta, il n’a vécu que pour la peinture, pour l’instant présent devant la toile, comme en parle son ami, le poète J. A. Artze : “Ez, ez ezak inoiz une hau, orain hau, behin eta betikoa duala inoiz ahantz; ez duk inoiz ahantzi behar, une hau, behin betikotz behar duala bizi, eta behingoan betikoa bizitzen ikasi”.
(1) Nous devons au festival bayonnais Black and Basque, dont Zumeta fut l’invité en 2014, une belle exposition au Carré Bonnat. Elle présentait un film remarquable montrant Zumeta dans son atelier d’Atallu-Aribe (Nafarroa), en plein travail. Une anthologie quadrilingue de textes consacrés à Zumeta, est présentée ici : joseluiszumeta.canal.blog.com