Avec une connaissance parfaite de la conjoncture d’Hegoalde, Ellande Duny-Petré alimente, pour le lecteur d’Enbata, la chronique de l’après cessez le feu de ETA. Le sort de 500 preso en est l’enjeu central.
Pour sortir de prison, les preso basques ont accepté les conditions imposées par le gouvernement espagnol. ETA a symboliquement commencé la neutralisation de son arsenal. Réfugiés et exilés annoncent leur retour au pays. Les gouvernements français et espagnols ignorent ces avancées du “processus de paix”, ils exigent toujours davantage, érigent des obstacles supplémentaires et font comparaître les médiateurs internationaux devant leurs policiers et leurs juges. Personne ne mesure les conséquences d’un tel refus de dialogue. Dans les derniers jours de l’année 2013, EPPK collectif des prisonniers politiques d’ETA, s’est résolu à accepter ce qu’il avait toujours refusé depuis des décennies. Après un long débat interne, son communiqué rendu public le 28 décembre, reconnaît “que la loi [espagnole], comme sa mise en oeuvre, jouent un rôle essentiel pour l’avenir et doivent être utilisées pour davantage aller de l’avant. Nous sommes disposés, dans le cadre d’un plan d’action global, à étudier et envisager la possibilité que le processus de notre retour dans nos foyers s’effectue de manière échelonnée, au travers de démarches individuelles et de manière progressive”. En quelques lignes, le collectif des preso a tiré un trait sur une de ses plus anciennes revendications: la négociation collective sur le rapprochement et l’amnistie des prisonniers politiques, dans le cadre d’une négociation plus large ayant un contenu politique. EPPK dit oui aux conditions imposées par l’Espagne appelées “voie de Nanclares”, du nom d’une prison alavaise où se trouvent les quelques preso qui l’avaient auparavant acceptée, au prix d’une mise au ban de l’organisation armée et du collectif. La «voie de Nanclares» impose une démarche humiliante de renoncement public à la lutte armée d’ETA et à l’usage de la violence, l’expression explicite du repentir, la sortie du collectif des preso, une demande de pardon aux victimes, le versement d’indemnités de dédommagement aux parties civiles, enfin la collaboration avec la justice pour lutter contre le terrorisme.
Douloureuse concession
Après tant d’années de lutte en faveur d’une amnistie collective à l’intérieur comme à l’extérieur des pénitenciers de France et d’Espagne, après des déchirements parfois douloureux au sein des familles et des entourages, on mesure la difficulté et le poids d’une telle concession par les 500 prisonniers politiques basques aujourd’hui incarcérés. A la mi-mars 2014, seize d’entre eux, gravement malades ou âgés de plus de 70 ans, ont entamé les premières démarches individuelles de demande de rapprochement. Le service d’application des peines de chaque prison a maintenant six mois pour élaborer un rapport individuel sur chaque demande, qui sera transmis au ministère de l’Intérieur. Inaugurant deux casernes de la garde civile et de la police nationale en Pays Basque, le ministère de l’Intérieur Jorge Fernandez Diaz rejette le 17 mars ces premières demandes entamées par les preso : elles sont irrecevables parce qu’elles se situent dans le cadre d’une démarche décidée collectivement et ont été annoncées publiquement, puis reprises dans les médias. Elles manquent de sincérité (1). La loi n’est donc pas respectée. Le ministre n’a pas apprécié que lors du même week-end, une centaine d’anciens exilés ou de réfugiés basques manifestent publiquement à Alsasua : ils assument le passé et leurs responsabilités, ils offrent leur aide pour que d’autres membres de ETA actuellement en fuite, puissent rentrer chez eux. Quelques jours plus tard, le 22 mars, une centaine d’exilés parlant au nom de 500 d’entre eux dispersés à travers le monde, annonce à Arcangues qu’ils entament des démarches pour revenir dans leurs provinces natales. Leurs avocats sont à pied d’oeuvre pour contacter les autorités espagnoles sur chaque dossier.
Le 15 février, la garde des sceaux Christiane Taubira était de passage à Bayonne. Militants abertzale et défenseurs des droits de l’homme sont mobilisées dans la rue et attendaient une déclaration de sa part, infléchissant la politique pénitentiaire française. La ministre, ancienne militante indépendantiste guyanaise, a gardé le silence. Dans le débat public auquel elle participa, le verrouillage du jeu des questions et des réponses fut complet. Pire, le PS local osa affirmer que si elle ne dit rien, c’est parce qu’elle agit en coulisse…
La Commission de vérification internationale non reconnue par les gouvernements français et espagnol présente à la presse une vidéo, le 21 février dans un grand hôtel de Bilbao: deux de ses membres sont filmés en présence de deux autres personnes cagoulées. Devant elles sur une table, figurent quelques armes, des munitions, des explosifs, des détonateurs. Il s’agit d’une petite partie de l’arsenal d’ETA. Ils co-signent un document signifiant “la mise sous scellées et hors d’usage opérationnel” de cet arsenal. L’affaire fait grand bruit. Comme dans le processus de paix irlandais, la remise des armes est une des étapes majeures de la fin de l’affrontement violent. Mais le gouvernement espagnol crie à la mise en scène pure et simple. Le ministre de l’Intérieur affirme: “La garde civile et la police suffisent pour vérifier s’ils abandonnent les armes (…). Je ne considère pas cette décision comme une contribution à la paix. Elle intervient parce qu’ils ont été vaincus par la police. Maintenant, ils souhaitent que nous les remercions parce qu’ils ont décidé d’arrêter de tuer ou qu’ils vont arrêter de tuer. C’est la dissolution qui doit faire suite à cette défaite. Bien entendu, du côté espagnol, nous n’allons pas négocier“. Un membre du cabinet du Premier ministre Mariano Rajoy ajoute : “Nous ne négocierons jamais. Alors qu’ETA est plus faible que jamais, nous avons encore moins de raisons de négocier. Ils n’ont plus qu’à nous indiquer les adresses et les plans de leurs caches d’armes”.
Audiencia pour les uns, commissariat pour les autres
Deux jours après cette annonce, le 23 février, trois vérificateurs internationaux, Ram Manikkalingam (ancien conseiller du gouvernement sri-lankais), Ronnie Kasrils (ancien ministre sud-africain du renseignement) et le britannique Chris Maccabe, sont convoqués à Madrid par le juge de l’Audiencia nacional Ismael Moreno qui les interroge sur les circonstances de tournage de la vidéo diffusée sur la BBC: elle a été réalisée clandestinement à Toulouse, fin janvier 2014. Le 28 février à Bayonne, c’est au tour des médiateurs du Groupe de contact international —en charge d’une éventuelle médiation entre les gouvernements et ETA— d’être convoqués au commissariat de Bayonne. A la demande des juges antiterroristes du parquet de Paris, Laurence Le Vert et Christophe Tessier, l’expert juridique sud-africain Brian Currin, l’ancien secrétaire général d’Interpol Raymond Kendall et l’universitaire Pierre Hazan, sont interrogés par des policiers descendus tout spécialement de la capitale.
Le 1er mars, la gendarmerie française croit avoir arrêté en Soule Egoitz Urrutikoetxea, fils d’un des chefs historiques d’ETA, qui a rejoint son père dans la clandestinité. Le ministère de l’Intérieur espagnol diffuse l’information. Finalement, il s’agit d’une erreur. Le 12 mars, la police espagnole arrête à Bilbao un militant présumé d’ETA. Il est soupçonné d’avoir appartenu au commando Bizkaia démantelé six ans plus tôt. Et un preso de plus derrière les barreaux. S’il veut sortir, il faudra qu’il paye à l’Espagne 50.000 euros de caution ou plutôt de rançon. Depuis l’arrivée de Mariano Rajoy au pouvoir en décembre 2011, le PP se félicite d’avoir incarcéré près d’une centaine de “terroristes basques”.
En exigeant des preso de sortir par la petite porte
après une longue période de lavage de cerveau
digne des régimes soviétiques, russes, ou chinois,
les espagnols et leurs institutions veulent renforcer
la mémoire de la défaite et de l’humiliation
chez les rebelles à la “nuque raide”.
Justice des vainqueurs et vengeance
Quoi que fassent les organisations basques, le refus de dialogue est patent. L’acharnement à le rejeter est même monté en épingle, comme pour ne laisser aucun espoir. Les réponses affichées sont celles du mépris. Depuis plus de trois ans qu’ETA a annoncé l’abandon définitif de la lutte armée, seule la police traite avec les militants et les médiateurs possibles, tous sont traités tels des malfrats. Comme si Paris et Madrid répétaient à satiété à l’oreille des abertzale les mots gravés à l’entrée de l’Enfer de Dante: “Lasciate ogne speranza, voi ch’intrate” , vous qui entrez, abandonnez toute espérance. Nous sommes dans une affaire politique qui s’inscrit dans un combat historique. Mais son traitement sera exclusivement judiciaire et il sera mis en oeuvre par la justice des Etats, c’est-à-dire la justice des vainqueurs. Depuis le procès de Jeanne d’Arc jusqu’à celui de Riom sous Pétain, chacun sait qu’il s’agit d’une parodie de justice. La justice des vainqueurs est à la justice normale ce que la musique militaire est à la musique classique.
Tout cela est bien loin des préconisations, des méthodes et des procédures définies par Michel Rocard sur l’art de la négociation pour mettre fin à un conflit, en Nouvelle-Calédonie ou ailleurs. Nous sommes à des années lumières des négociations d’Alger ou de Genève. Dans ces dernières, en décembre 2006, les délégués de José Maria Aznar ne voulaient pas entendre parler de reconnaissance du droit à l’autodétermination ou de démarche de réunification des quatre ou des sept provinces. Ils acceptaient seulement d’évoquer le sort des prisonniers et des exilés. Aujourd’hui, il n’y a plus rien. Il s’agit d’abord d’écraser le vaincu et de se venger. Le gouvernement espagnol est soumis à la pression des associations de victimes du “terrorisme”, Covite et autres AVT ou APAVT. Il faut donner des gages et calmer les partis politiques de droite ou de gauche, Vox et UPyD, nés de cet-te mouvance (2). Nous sommes dans la logique du traité de Versailles en 1919: comme du temps de “l’Allemagne paiera“, les Basques doivent payer leurs fautes. Avec les conséquences historiques funestes que l’on sait. Le scandale du maintien en détention du leader indépendantiste Arnaldo Otegi demeure. La “voie de Nanclares”, les étapes, la longue procédure qu’elle impose, relèvent du “Vae victis”, malheur aux vaincus (3).
En exigeant des preso de sortir par la petite porte après une longue période de lavage de cerveau digne des régimes soviétique russe ou chinois, les Espagnols et leurs institutions veulent renforcer la mémoire de la défaite et de l’humiliation chez les rebelles à la “nuque trop raide”. Ces Basques ne sont en rien des gudari, des héros nationaux ou des combattants pour la liberté de leur pays. Ce sont des coupables et des salauds. La victoire espagnole s’accompagnera d’une légitimation politique, idéologique, culturelle. Le combat d’ETA n’est en rien politique, il est d’abord le fruit du “non-sens”.
Instiller la culpabilité, la haine de soi
Nous sommes dans la logique de l’Empire. Il faut briser les solidarités communautaires, instiller chez chacun des vaincus la culpabilité, le repentir, la haine de soi. Une démarche pas si éloignée que cela de celle de l’école publique pendant des décennies en Pays Basque. Il s’agissait d’instiller dans le cerveau de petits Basques la honte et la haine de leur langue maternelle, de leur identité, de la déprécier, d’en faire un handicap, de générer entre les enfants le conflit et la division autour de l’usage de leur langue. De tuer ainsi dans l’oeuf toute velléité de révolte. Démarche perverse s’il en est, viol des esprits. Et qui a marché. Quant au discours vertueux qui consiste depuis l’arrêt de la lutte armée, à valoriser la possibilité d’un vivre ensemble, d’une cohabitation harmonieuse, d’une réconciliation… entre qui et qui, au fait?
Ses promoteurs se gardent bien de le préciser. Tout cela relève du voeu pieux et de la farce, au regard de la réalité concrète du moment. La seule chose qui fasse un peu réfléchir l’opinion publique espagnole est un évènement tel que le défilé unitaire PNV-Sortu du 11 janvier.
Face à l’interdiction d’une première manifestation à l’appel du seul Sortu, les deux partis se sont mis d’accord sur un nouveau mot d’ordre. 100.000 personnes ont alors parcouru les rues de Bilbao. Les Espagnols n’ont vraiment pas aimé cette union nationale des forces basques, ne serait-ce que le temps d’une manif, nos divisions les arrangent tant…
La menace d’une l’interdiction de Sortu ou de tout autre parti indépendantiste est maintenue plus forte que jamais par la «loi scélérate » d’Aznar. Le gouverneur délégué du gouvernement espagnol en Euskal Herria veille au grain. Pour beaucoup, une violence basque résiduelle ou informelle serait même souhaitable, telle une piqure de rappel, pour conforter la pression et montrer à l’opinion publique espagnole, qu’avec ces Basques il n’y a décidément rien à faire, si ce n’est réprimer, avec pour moteur de conserver intacte l’union sacrée espagnole.
L’avenir commande
Contraints par l’Espagne et la France, après s’être agenouillés et une fois accompli leur acte de contrition, les preso basques n’auront qu’un droit, celui de rentrer discrètement chez eux, de se taire, de se faire oublier. Il y a là-dedans un risque, un danger pour l’abertzalisme. Le sacrifice de plusieurs générations de militants ne doit pas finir ainsi, dans les poubelles de l’histoire. Certes, ils ont commis des erreurs graves et elles ont été dénoncées durement dans les colonnes de ce journal. Mais aujourd’hui, c’est l’avenir qui commande.
Face au souci de la France et de l’Espagne, de réduire, de faire disparaître, de faire taire ceux qui ont mené une lutte durant cinquante ans, le corps social basque doit apporter des réponses. Ces femmes et ses hommes, quels que soient leurs parcours, ne doivent pas être anéantis. Il ont leur rôle à jouer dans les combats de demain et c’est le meilleur service à rendre à l’abertzalisme du XXIe siècle.
Nous ne savons pas comment les Basques ont digéré les guerres précédentes, toutes perdues: la répression et l’exil qui ont succédé à 1512, aux guerres carlistes, à la défaite de 1937. Comment les ont-ils surmontés ces drames pour rebondir et bâtir du neuf?
L’intégration dans la mémoire collective des soldats d’hier, leur accueil, doivent être un de nos soucis majeurs. Les difficultés rencontrées dans les rangs de l’ex-IRA doivent servir de leçon. Il s’agit là d’un vrai défi auquel les forces vives de notre pays auront à coeur de réfléchir et d’apporter des réponses.
(1) Le ministre ne précise pas quel est l’outil qui permet juridiquement de mesurer la sincérité.
(2) Ils ne digèrent pas la libération de plusieurs dizaines de preso par l’arrêt de Cour européenne des droits de l’homme sur la “doctrine Parot” (21 octobre 2013), ils ont porté plainte le 17 février devant la Cour internationale de justice de La Haye contre les anciens dirigeants d’ETA pour crime contre l’humanité.
(3) En 390 avant J. C., les Romains vaincus sont obligés de payer au chef gaulois Brennos mille livres d’or. Une grande balance est préparée sur la place de Rome. Afin d’alourdir le prix de la rançon, les Gaulois ont trafiqué les poids. Les Romains s’en rendent compte et protestent. En réponse, Brennos augmente le montant de la rançon en ajoutant son épée sur le plateau de la balance et il déclare: “Malheur aux vaincus”, vae victis (Tite-Live, V, 48).
Comme je tiens à le rappeler dans mes discussions ou mels à des militants abertzale, il ne faut pas oublier qu’ ETA porte une très grande responsabilité dans le renforcement de la droite espagnole la plus réactionnaire.Depuis les deux ruptures de trêves, il n’y a plus d’espoir d’une sortie digne du conflit pour les preso. Droite et PSOE vont leur faire boire le calice de la défaite jusqu’à la lie.
C’est terrible pour ceux qui ont déjà payé pour leurs crimes et pour ceux qui sont enfermés pour délit d’opinion mais ils le doivent pour beaucoup à une politique du pire choisie délibérément par ETA.
A vous lire
André Garo
c’est une erreur de dire que les prisonnier(e)s politiques basques ont “adhéré” à la voie de Nanclares. Cela exigerait un rectificatif pour que les lecteurs et lectrices ne soient pas induits en erreur… De plus reconnaître que des souffrances ont été infligées par les deux parties ne signifie pas demander pardon…