Voici tout juste un siècle, le premier conflit mondial comptait un an. Mais déjà quel massacre ! L’été 1914 fut excessivement meurtrier : la guerre de mouvement faucha les fantassins par centaines de milliers dans les deux camps. L’artillerie se révéla comme la nouvelle reine des batailles. Pour faire court, si l’on peut dire, les gros canons allemands tiraient jusqu’à douze kilomètres, les français à huit seulement, les fameux 75 encore moins. Tristes mathématiques de la guerre industrielle !
Violant la neutralité belge, l’armée allemande fonce vers Paris pour envelopper l’armée française par l’ouest puis le sud de la Champagne, de façon à la coincer contre la frontière suisse, comme elle fit en 1870 pour l’armée Bourbaki. Stoppés sur la Marne par les alliés franco-britanniques –on oublie le contingent britannique dont la percée sera décisive– les Allemands cherchent à s’étendre vers la côte de la Manche, mais n’y réussissent pas non plus.
Dès lors les deux camps, épuisés par des marches forcées sur des centaines de kilomètres et par des combats très physiques, s’enterrent dans des tranchées. Contrairement aux idées reçues, les pertes diminuent considérablement, si ce n’est lors des grandes offensives.
Mais l’abri des tranchées devient un enfer humide, boueux, infect, peuplé de poux, de rats et de restes humains pourrissants, triturés dans l’argile par la pelle du soldat qui creuse son abri ou dispersés par les explosions d’obus.
Périodiquement de grandes offensives feront sortir les fantassins de leur tranchée, les jetant à la baïonnette contre les mitrailleuses lourdes qui les attendent dans le fossé d’en face ; offensives stupides, prodigues en pertes humaines, généralement inefficaces, décidées par un état-major et des généraux congelés dans le crétinisme : on a pu mesurer le degré zéro de leur entendement lors des récents procès contre le capitaine Dreyfus.
Mais ces chefs incompétents ont le droit de vie et de mort sur les citoyens mobilisés, et quand des assauts aveugles voués à l’échec tournent mal comme il se doit, l’on fusille parfois des innocents, pour l’exemple.
La première de ces grandes offensives, déclenchée par les alliés franco-britanniques le 15 décembre 1914 en Champagne, doit s’arrêter le 16 mars 1915 après avoir gagné très peu de terrain malgré des pertes énormes.
Bien sûr, le front de l’ouest nous intéresse de près car il touche chacune de nos familles. Mais ceux de l’est – au fait, combien de théâtres d’opération peut-on compter là-bas ? – ne sont pas plus aimables.
La Turquie se signale par trois fois en ce début de 1915. En février l’armée ottomane tente en vain de prendre le canal de Suez. Mais bientôt elle tient en échec un débarquement franco-britannique dans le détroit des Dardanelles et sur la presqu’île de Gallipoli. Et le 24 avril 1915 elle commence le génocide arménien; Jakes Abeberry en a traité dans l’éditorial de mai dernier sous le titre “La négation d’un peuple”. Bilan final : un million et demi de morts, sept cent mille déportés au désert dans des conditions atroces, ensuite dispersés, privés de leur pays natal, de leurs champs, de leurs maisons, forcés de changer de nom, de langue, de religion, de culture, d’histoire…
Ce conflit sera de bout en bout une horreur inutile : il ne fera que préparer celle bien pire de la deuxième guerre mondiale. La responsabilité de son déclenchement et de sa persistance est largement partagée : la clé commune en est le nationalisme exacerbé des grands Etats d’Europe, particulièrement négatif au dedans comme au dehors. Rappelons que la confrontation fut ouverte par l’empire austro-hongrois soutenu par l’empire allemand, que la France voulait prendre la revanche de 1870 et récupérer l’Alsace-Moselle, que le Royaume-Uni ne pouvait tolérer la montée en puissance de la flotte germanique, et que le tsar se considérait comme le parrain de tous les pays slaves…
Chacun de ces Etats ayant accumulé suffisamment d’ambition et de poudre, l’étincelle de Sarajevo suffit à mettre l’Europe en feu et en miettes.
Voilà pour la face visible du conflit. Il faudrait aussi évoquer sa face cachée, la situation vécue par les populations civiles, car elle fut aussi très dure. Une autre fois peut-être, car après cette première année de combats acharnés, la “guerre de 14” —“la grande guerre” pour les Français— va durer encore trois ans et cent jours.