Quatre décennies durant, sciemment ou inconsciemment la société espagnole s’est efforcée d’oublier les trente-neuf années de dictature franquiste. A l’occasion du quarantième anniversaire de la mort de Franco, le livre récemment publié par l’historien Mathieu Elgoyen, souligne le rôle joué par le repoussoir dictatorial dans l’affirmation de l’identité basque en Hegoalde.
Il y a quarante ans, le 20 novembre 1975, Francisco Franco y Bahamonde –plus connu sous son nom de scène “Franco”– rendait son âme à celui qui voulut bien la prendre (aucune
source historique ne nous renseigne sur ce point). Une longue agonie mit ainsi fin à quasi autant d’années de dictature en Espagne, dont les déclinaisons au Pays Basque viennent de
faire l’objet d’un excellent petit livre sous la plume de Mathieu Elgoyhen (Franco et le Pays Basque. Elkar).
Au-delà du coup de pub par ailleurs fort mérité par ledit livre, cet événement m’inspire une réflexion sur un effet auquel on ne pense pas spontanément quand on pense au franquisme.
De nostalgie, point
Lorsqu’on pense à cette longue et sombre période, le premier réflexe est en effet d’en déplorer les caractéristiques les plus sordides, surtout lorsque l’on habite au Pays Basque et qu’on est
de tradition familiale républicaine (a fortiori abertzale) : un coup d’Etat accouchant d’une guerre civile d’autant plus violente qu’elle reste l’une des premières de l’ère industrielle, ponctuée de massacres massifs dont certains venant des airs – ainsi à Durango et Gernika –, et suivie d’une répression sanglante pendant plusieurs années; quarante années de pouvoir autoritaire durant lesquelles le musellement de l’expression publique s’accompagne d’une agression délibérée pour tout ce qui est basque ; une poignée de pics dramaturgiques qui restent gravés dans l’histoire comme autant de symboles de ce que sont une oppression et la résistance à celle-ci : immolation de Joseba Elosegi, procès de Burgos, attentat contre Carrero Blanco, exécution de Txiki et Otaegi…
Chez chaque abertzale qui aura vécu cette période (ce qui n’est pas mon cas), tout cela aura marqué la mémoire de manière indélébile et il ne viendrait à l’idée de personne d’y penser avec nostalgie. Je ne sais même pas si les héritiers politiques du franquisme, que l’on peut aisément identifier au coeur d’une palette allant d’une partie de l’armée et de l’Eglise aux groupuscules ouvertement fascistes, en passant par certaines tendances du Partido popular, souhaiteraient sincèrement un retour en arrière.
On peut donc aujourd’hui travailler scientifiquement sur la période, en analyser la mémoire qu’on en a conservée, on peut même en rire; mais il reste que c’est une zone d’ombre sur le XXe siècle européen.
Sans chercher à aller jusqu’en rire, c’est tout-de-même avec un brin de provocation que j’en viens à mon sujet, en affirmant qu’une bonne petite dictature peut avoir quelque vertu, quand on est abertzale.
Pourquoi donc ?
Produire du sentiment national
Pour répondre à cette question, il faut d’abord s’en poser une autre : quand on promeut un sentiment national et qu’on y associe un projet politique, soit on répète mécaniquement son
message en espérant qu’un miracle fasse qu’il soit entendu, soit on le fait en prenant soin de chercher aussi à alimenter ce sentiment national. Ce n’est pas facile, car en grossissant le trait
c’est un peu comme se demander comment se faire aimer de la personne dont on est soi-même amoureux : il faut se montrer sous un jour avantageux, être crédible en tant qu’option pour une vie future, imaginer constamment de quoi susciter l’émotion, le rêve… bref gagner le coeur et l’âme.
Si l’on se réfère à la période actuelle, c’est encore plus difficile. En effet, engluée dans plus de quarante ans de crise économique, sociale et maintenant environnementale, la société est déprimée. A l’image de Coluche qui raillait le journaliste du 20h Roger Gicquel et son ton de cocker neurasthénique, aujourd’hui, c’est toute la population qui perçoit son avenir comme “si un avion tombant dans le monde le fera forcément sur ses propres pompes”.
Pour la faire rêver, il n’y a plus guère plus que la musique ou le sport (quoique l’une comme l’autre finissent parfois à leur tour par décevoir au point d’éteindre toute flamme).
Être basque grâce à Franco
Et puis il y a une autre “méthode”, c’est celle qui consiste à susciter de l’émotion par phénomène d’opposition, voire de répulsion. A ce titre, la France fit très fort durant plusieurs décennies avec son “ennemi naturel allemand”, qu’elle apprit à des millions de jeunes hommes et femmes à haïr, voire à mourir sous ses bombes. Cet ennemi commun, d’autant plus honni qu’il est violent à son encontre, le peuple basque l’a connu pendant quarante ans au sud des Pyrénées, et même un peu au nord : c’est cette Espagne de Franco.
Tandis que la France a eu l’extrême habileté de savoir diluer les identités régionales dans une grande identité nationale (les “petites patries” dans la “grande”), l’Espagne n’a souvent eu à
offrir au Pays Basque qu’un visage répulsif, qui par opposition a “produit de la nation basque”. Et comme chaque nation a généré ses martyrs, c’est aussi contre l’Espagne que la nation
basque a produit les siens, de ceux de Gernika au maire de Lizarra Fortunato Agirre, de Txabi Etxebarrieta à Txikia, et même après le franquisme des victimes du GAL aux morts sous
la torture voire encore aux preso (l’inverse étant vrai avec les victimes d’ETA au Pays Basque).
Avec tout cela, quoi ? Loin de moi le souhait de revenir à une phase de dictature ou de confrontation armée, qui de toute manière ne produit ces mêmes effets que si d’autres variables l’accompagnent. Je souhaitais juste, en ce temps de souvenir de la mort du caudillo, rappeler que si l’abertzalisme est si puissant aujourd’hui en Hegoalde, c’est aussi en partie l’héritage —paradoxal mais bien réel— de la dictature.