Alfredo Perez Rubalcaba, ministre de l’Intérieur et vice-président du gouvernement est à la manœuvre. Il verrouille: «C’est la première fois que Batasuna illégalisé rejette la violence d’ETA, dit-il. Ce n’est pas une con-cession gratuite. Ils l’ont fait en raison de la fermeté des institutions et de la société espagnole et basque. Si ce rejet permet d’en finir avec la situation d’illégalité, il revient aux juges de trancher et le ministère de l’Intérieur enverra les statuts au procureur et à l’avocat général de l’Etat. Nombreuses sont les années de violence et la crédibilité des déclarations de Batasuna demeure très faible, il lui reste encore un long chemin à parcourir. ETA n’a pas déclaré la fin de la violence et les forces de sécurité sont toujours à l’œuvre». Le ministre considère donc qu’il y a continuité évidente entre Sortu et Batasuna et tient la dragée haute à la nouvelle formation politique.
Pourtant Sortu constitue une rupture considérable par rapport aux organisations politiques antérieures. Le dépôt officiel de ses statuts dont on lira ci-contre des extraits, a été précédé le 7 février d’une déclaration par deux «historiques» du mouvement: Rufi Etxeberria, l’homme-clef de tous les bureaux politiques depuis vingt ans et le célèbre avocat Iñigo Iruin, défenseur des preso durant des décennies. «Nous allons respecter une loi que nous dénonçons», a déclaré Rufi Etxeberria qui a par ailleurs fait référence au respect des principes du sénateur Michell. «Dans ses statuts présentés par la gauche abertzale, celle-ci rejette et s’oppose à l’usage de la violence ou à la menace de son utilisation, pour atteindre des objectifs politiques, et cela inclut la violence d’ETA. (…) Il s’agit d’un engagement ferme et sans équivoque, il n’y a pas de retour en arrière possible», a ajouté le leader indépendantiste.
Eminent juriste sévillan
et dirigeant du Sinn Féin
Iñigo Iruin a ensuite présenté une brillante analyse juridique extraordinairement technique, sur la base de la loi sur les partis politiques et de la jurisprudence espagnole et européenne, pour démontrer que le nouveau parti était parfaitement «dans les clous» de la légalité fixée par l’Espagne. Le dossier a été préparé avec un éminent juriste sévillan, le professeur de droit constitutionnel Javier Pérez Royo, et certains considèrent qu’il sera très difficile pour la Cour suprême de déclarer illégal le nouveau parti.
An lendemain de cette déclaration, sept personnes se sont rendu le 9 février au ministère de l’Intérieur à Madrid pour y déposer officiellement les statuts de Sortu. Les accompagnait un leader du Sinn Féin Alex Maskey. La délégation était dirigée par une géologue de Bilbao, Maider Etxebarria Akaiturri et aucun de ses membres n’a occupé de charge ou n’a été élu au titre des organisations politiques qui ont précédé Sortu depuis une quinzaine d’années. C’est dire le soin apporté à l’opération pour montrer aux autorités la rupture avec le passé.
Comme il se doit, les voix n’ont pas manqué en Espagne pour reprocher à Sortu qu’il ne condamnait pas l’action passée de ETA, que l’organisation armée n’est pas dissoute et n’a pas dit son dernier mot, que les victimes attendent toujours une demande de pardon de la part de leurs agresseurs, que Sortu ne demande pas la disparition d’ETA, que tout cela est seulement une déclaration juridique habile n’allant pas un millimètre au-delà de ce que la loi sur les partis exige, etc.
Choix crucifiants et sourires
Plus discrètement, des voix s’élèvent aussi, mais à titre personnel, pour critiquer l’attitude des dirigeants de la gauche abertzale. Le changement est en effet énorme et suppose une rupture forte avec tout ce qu’a affirmé et ressassé de tout temps la gauche abertzale. Saluons ici le courage politique de dirigeants capables de faire aujourd’hui des choix crucifiants. Ils n’ont pas peur de passer pour des traîtres aux yeux de certains de leurs amis et vont devoir convaincre dans leur propre camp. Les risques de scission ne sont pas totalement écartés, tant tout cela contredit ce qui fut martelé depuis trente ans et prend la mouvance indépendantiste à rebrousse-poil, même si ses assemblées ont voté à plus de 80% en fa-veur de son propre aggiornamiento. Etre obligé de faire une concession de cette tail-le, manger son chapeau, devoir aller manger dans la main de l’adversaire, aller à Madrid au ministère de l’Intérieur, tels les bourgeois de Calais, pour demander l’autorisation d’exister, tout cela ne se fait jamais de gaîté de cœur… Les sourires «ouistiti cheese» scotchés aux lèvres des dirigeants du futur parti cachent mal la difficulté de la démarche et le cran nécessaire pour avancer, réussir, malgré la douleur, cet accouchement. Sortu a l’immense mérite de trancher dans le vif et de rebondir pour aller de l’avant dans un contexte difficile.
Au regard de la liste des treize organisations qui ont précédé Sortu, on mesure les occasions manquées et les années perdus
depuis Lizarra Garazi, à l’époque où le système du «bulletin de vote à la main droite et la mitraillette à la main gauche» fonctionnait encore à plein. Le Pays Basque et le monde ont changé depuis, la gauche abertzale aujourd’hui inexistante sur le terrain politique et militaire, paie le prix fort de quinze ans de surdité et d’aveuglement. Même le collectif des prisonniers politiques basques se fissure avec la création d’une nouvelle association, Familiarrak, regroupant les proches des preso qui se sont démarqués de la lutte armées. Il y a urgence, la maison est en feu. Dans cette histoire, Aralar comme AB n’ont eu qu’un tort, celui d’avoir raison plus tôt.
Aralar, EA et Alternatiba à l’affût
La perspective pour Sortu d’être présent aux prochaines élections municipales et forales du 22 mai demeure faible en raison des dé-lais de la procédure de légalisation et du dépôt des listes de candidats. Les Espagnols ne sont guère pressés d’accélérer le processus et il faut s’attendre à ce qu’ils exigent demain d’autres concessions exorbitantes. Les alliés politiques de Sortu, EA et Alternatiba, l’ont compris et s’apprêtent à se présenter seuls aux élections en espérant récupérer l’électorat de l’ex-Batasuna. Comme Aralar, ils comptent bien engranger quelques «ttantto» de plus, avant l’arrivée officielle de Sortu sur la scène et la restructuration qui en découlera.
Les juridictions espagnoles semblent pren-dre la mesure du changement politique en cours. Après la décision du 21 janvier où l’Audiencia nacional a refusé de condamner les membres d’Udalbiltza, la Cour suprême vient d’annuler le 8 février toute la procédure qui condamnait Arnaldo Otegi à deux ans de prison pour avoir participé à un hommage en faveur d’un preso d’ETA.
La gauche abertzale fait sa mue. Elle n’a pas fini de nous étonner.