On le sait, le Pays Basque a toujours été un lieu de passage et aujourd’hui encore de nombreux jeunes en quête d’une vie meilleure transitent par notre littoral, en direction du Nord. Porter un regard sur ces “flux humains” est un exercice citoyen, politique, civique, moral… à chacun de voir. Mais comme pour chaque problématique actuelle, il est bon de savoir la placer dans un contexte plus large, afin d’aiguiser sa perception des choses. Pour cela, aussi, le livre est un atout essentiel.
D’ici et d’ailleurs
Il y a quelques années, les éditions Elkar – dont cela faisait longtemps que je n’avais pas dit tout le bien que j’en pense, en parfaite objectivité évidemment – avait publié un petit livre de témoignages compilés par Gaby Etchebarne, intitulé D’ici et d’ailleurs. Paroles d’immigrés au Pays Basque (2010). Une quinzaine de portraits de “néo-basques” d’horizons divers, autant de parcours, de vécus, de perceptions de leur pays d’accueil, qui donnaient un éclairage passionnant non seulement sur la question des migrations mais sur le Pays Basque actuel et son identité. Certes, ce ne fut pas la meilleure opération commerciale que fit Elkar… Mais outre le choix philosophique affirmé, ce livre toujours disponible à la lecture paraissait nécessaire à la compréhension de ce territoire dont la position géographique l’a toujours ouvert aux échanges voire aux brassages. En soi, une piqûre de rappel pour toutes celles et ceux qui auraient tendance à voir l’étranger comme une menace pour notre identité, qui n’a jamais traversé les millénaires en vase clos et s’est au contraire toujours enrichi de ces échanges. Par ailleurs, ces récits avaient la vertu d’avoir pour fil rouge le déracinement et la rupture, donc un traumatisme psychologique plus ou moins dur avant un ré-enracinement lui aussi plus ou moins heureux, souvent tous deux vécus à un très jeune âge.
J’imagine que de nombreux lecteurs ou lectrices potentiels de ce livre sont eux-mêmes parents ou grands-parents, et peuvent faire l’exercice d’imaginer leur enfant ou petit-enfant partant seul à parfois 14 ou 15 ans pour traverser le désert libyen, la Méditerranée, croiser les réseaux de passeurs parfois aussi esclavagistes, atterrir dans un pays inconnu et différent en tout, cet exercice pouvant salutairement susciter une perception plus humaine des statistiques et analyses froides que l’on fait trop souvent de ces phénomènes.
Peut-être que cela ne suffira pas à dépasser la peur, la tendance dans laquelle chacun peut aisément tomber à se demander ce que ces gens viennent faire chez nous, ou au mieux si tout cela peut bien nous concerner personnellement. C’est, là encore, oublier que les migrations sont un phénomène d’échelles et de temporalités. Ainsi, en quoi un Lillois ou un Strasbourgeois s’installant à Bayonne seraient-il moins immigrés qu’un Algérois, Lille et Strasbourg étant d’ailleurs plus éloignées de l’Adour à vol d’oiseau qu’Alger ? En quoi seraient-ils moins immigrés que le Sénégalais installé à Bayonne depuis peut-être la fin des années 1960 ? Ah, oui ! ils sont nés français et pas l’Algérois ni le Sénégalais. Non seulement l’abertzale que je suis s’en fiche pas mal, mais surtout il se demande bien alors pourquoi c’est lui que l’on qualifie de nationaliste… Au-delà de ces questionnements touchant forcément aux cultures politiques de chacun, je souhaiterais ajouter une dimension qu’un autre livre récemment publié éclaire.
Émigrer au Mexique à 15 ans
Non seulement il est rare, en France comme ailleurs, de trouver une famille dont aucun membre n’ait jamais quitté sa terre natale, mais le Pays Basque en particulier s’est illustré comme terre de départs. Et de départs massifs, les Basques se flattant d’être un peuple de diaspora, ayant des cousins partout dans le monde et même en nombre plus important qu’au Pays Basque même.
Comment donc se fermer à un immigrant quand autant de Basques sont partis, eux aussi en quête d’une vie meilleure car on souffrait de la misère dans les fermes familiales – émigration économique, donc, et non recherche d’un refuge politique ; à bon entendeur…
S’agirait-il donc d’une autre histoire, qui n’aurait rien à voir avec celle des migrants d’aujourd’hui ? Il faut lire le récit de Jean-Baptiste Lissarrague, brillamment présenté et commenté par Beñat Çuburu-Ithorrotz dans Émigrer au Mexique à 15 ans (Elkar 2020). On y découvre le carnet de bord et la correspondance d’un enfant de 15 ans, parti tout seul de Hasparren vers le Mexique en 1902. Des mots d’émigrant, de déraciné, à l’image de ceux de ces innombrables autres Basques qui sont eux aussi partis mais n’ont pas écrit, ou dont on ne connaît pas le témoignage. D’où l’extraordinaire valeur de celui-ci, véritable miroir d’un pan entier de l’histoire populaire de ce pays.
Parallélisme des récits
Lissarrague était un gosse de chez nous. Ce n’est donc pas pareil ? Comme si le fait de partir du Pays Basque vers l’Amérique à 15 ans était différent de partir de Guinée-Bissau vers le Pays Basque au même âge. Et encore Lissarrague traversa-t-il l’Atlantique dans l’un des ponts d’un paquebot, et pas sur un radeau troué et surchargé ; encore était-il attendu pour travailler à Guanajuato dans le magasin de textile de son oncle, et pas pour piétiner dans la boue d’un bidonville de Saint- Denis ; encore était-il blanc arrivant dans un pays conquis par l’Europe, et pas noir venant d’une ancienne colonie… Toute la différence est là.
Nous partions pauvres mais dominateurs, chez les autres,
alors qu’eux viennent en dominés, chez nous.
Nous portons sur les migrations actuelles
un regard euro-centré et quelque peu néocolonial,
que nous dénions aux migrations de nos propres ancêtres,
il y a à peine quelques dizaines d’années.
Nous partions pauvres mais dominateurs, chez les autres, alors qu’eux viennent en dominés, chez nous. Nous portons sur les migrations actuelles un regard euro-centré et quelque peu néocolonial, que nous dénions aux migrations de nos propres ancêtres, il y a à peine quelques dizaines d’années.
Lire en parallèle les récits des uns et des autres permet de toucher du doigt ce qui n’est en réalité qu’une seule et même histoire humaine, dans ce qu’elle a d’universel mais aussi de plus intime. Cela permet de mieux comprendre que ces migrants noirs d’aujourd’hui sont nos grands-parents d’hier, sur des routes différentes.