
Pourquoi les femmes se sentent-elles moins légitimes que les hommes pour s’exprimer en public ? Question d’organisation des débats, mais aussi et surtout d’éducation des filles et des garçons, et de “déconditionnement” des femmes elles-mêmes.
Comme beaucoup, je participe régulièrement à des conférences, assemblées générales et autres réunions publiques. Les temps d’échange avec l’assemblée sont toujours un moment intéressant quand on les regarde avec les lunettes du genre, à savoir les différences de prises de parole entre hommes et femmes. Sauf sujets très spécifiques, les interventions sont majoritairement masculines, aussi bien en nombre qu’en temps de parole.
Qui n’a pas vécu une conférence où, au moment des questions de l’assemblée, un homme va exposer longuement sa propre vision du sujet, sans poser de question (il a déjà les réponses), infligeant une deuxième conférence non sollicitée ? A l’inverse, les questions posées par les femmes sont généralement courtes et fréquemment précédées d’une introduction visant à les minimiser : “Excusez-moi, je ne connais rien au sujet mais…” ou “Cela a peut-être été déjà dit mais…“. Cela me plonge à chaque fois dans des débats internes schizophréniques : “Moi 1 : Encore une fois il n’y a que les hommes qui parlent… Moi 2 : Tu n’as qu’à poser une question, toi ! Moi 1 : Mais je n’ai pas de question intelligente / Je ne m’y connais pas assez / Cela a peut-être déjà été dit et je n’ai pas compris… Moi 2 : Ah ! (rire de dérision)…” Bref dialogue intérieur fatigant et totalement stérile puisqu’entre-temps, je perds le fil du débat… Cette réticence des femmes à investir les temps de parole est tellement ancrée qu’elle s’observe même dans les réunions de structures militantes comme Bizi! où les débats sont pourtant régulés (un·e animateur·trice note les demandes de prise de parole et les distribue, personne ne se coupe la parole…) et où la parité dans l’équipe de coordination est statutaire.

Nous avons décidé de mesurer le temps de parole pour voir comment faire évoluer les choses. Le constat est sans appel. Lors de nos réunions bimensuelles de coordination, les femmes occupent en moyenne 37,7 % du temps de parole (1). Un score que je pense malgré tout meilleur que celui de nombreux autres espaces de réflexion et de décision.
Raisons sont pluri-factuelles
Les raisons sont pluri-factuelles et étudiées par plein de gens très compétents. Mais il y a un énorme travail à faire sur la manière dont on éduque les filles et les garçons. Au long de mon parcours d’animatrice et d’enseignante, j’ai progressivement pris conscience des différences de traitement qui leur sont réservés.
Je garde en tête une scène emblématique : 20 enfants assis sur un tapis autour d’un intervenant. L’enseignante pose le cadre : on lève la main pour demander la parole, on reste à sa place. Très vite, la plupart des garçons se rapprochent, interpellent l’intervenant. La discussion se resserre autour de lui. L’enseignante intervient peu. A l’arrière, plusieurs filles lèvent sagement la main, mais on ne les voit pas. Au bout d’un moment, l’une d’elle se lasse, se lève et rentre dans le cercle en posant sa question. Elle se fait immédiatement rappeler les règles par l’enseignante : il faut rester assis et lever la main… L’enseignante aurait été mortifiée de réaliser cette différence, mais ce sont des attitudes tellement intériorisées qu’il est difficile d’en être conscient. Elle était un miroir de ce que j’aurais pu faire.
Homme ou femme, nous sommes le fruit de ce conditionnement
Qu’elles soient nos élèves, nos filles, nos nièces ou les petites de la voisine croisées dans la rue, il nous faut transformer en profondeur notre attitude éducative envers les filles afin de stimuler leur capacité à forger et exprimer leurs opinions, les aider à s’autoriser à se tromper en public, développer leur confiance en leurs capacités intellectuelles. Pour cela, nous devons commencer par nous dé-formater, car homme ou femme, nous sommes le fruit de ce conditionnement.
“Il nous faut transformer en profondeur
notre attitude éducative envers les filles
afin de stimuler leur capacité à forger et exprimer leurs opinions,
les aider à s’autoriser à se tromper en public,
développer leur confiance en leurs capacités intellectuelles.”
A plus court terme, il y a des systèmes à mettre en place pour rééquilibrer la parole dans nos espaces militants. Par exemple, certains intervenant·e·s demandent à l’issue de leur conférence une alternance stricte entre les questions posées par les hommes et les femmes. Les débuts sont parfois un peu hésitants, mais l’expérience montre que cela fonctionne. Dans les débats, les tours de parole glissants permettent de donner la priorité aux femmes après plusieurs prises de parole masculines. Deux exemples parmi tous les outils qu’il nous faudra mettre en place pour transformer en profondeur nos rapports de genre et qu’un jour, les femmes s’autorisent autant que les hommes à être brillantes ou à être hors-sujet et médiocres…
(1) Taux pondéré par rapport à la répartition hommes/femmes présent·e·s.