Deuxième parte de l’article “Pendant ce -temps-là, en Palestine… 1/2”
La guerre en Ukraine est une mise en abîme de la situation palestinienne. Si les territoires occupés pourraient être assimilés à la situation de l’Ukraine, la diplomatie occidentale maintient pourtant les Palestiniens dans une posture “terroriste” belliqueuse qui les rapproche de la Russie.
Comme en mai 2021, de graves affrontements ont éclaté ce mois-ci sur l’esplanade des mosquées, à Jérusalem, en plein mois de ramadan. Ces crises périodiques et en apparence similaires, masquent des évolutions plus lentes, mais plus profondes du conflit israélo-palestinien.
Ces tendances longues expliquent en partie pourquoi la situation n’a à ce jour pas conduit à un embrasement de la bande de Gaza, comme en 2021 et elles éclairent surtout la fébrilité d’Israël face à un déplacement du conflit sur un terrain qui lui est très peu favorable, celui du droit international.
La crise actuelle était prévisible puisque la fête de la Pâque juive tombait cette année en plein moins de ramadan. La coalition gouvernementale menée par le premier ministre israélien Naftali Bennett (droite nationaliste) et Yair Lapid (centriste) n’avait cependant que peu de marge de manœuvre pour faire baisser les tensions en amont.
Cette coalition hétéroclite formée pour faire chuter l’ancien premier ministre Netanyahu ne tient en effet qu’à un fil.
En n’étant pas assez dure avec les Palestiniens, elle prenait le risque de perdre le soutien de l’extrême droite, mais en l’étant trop, elle s’exposait au départ de la petite formation arabe israélienne Raam. Ce ne sont donc au final que des demi-mesures qui ont été prises avant le début du ramadan, comme un léger assouplissement du blocus sur Gaza. Aucune restriction n’a par contre été imposée durant cette période aux colons israéliens désirant se rendre sur l’esplanade des mosquées.
Sans surprise, on a pu constater un afflux de Juifs religieux venus prier sur l’esplanade (certains projetant même d’y sacrifier des animaux) alors qu’en vertu du statu quo hérité du conflit de 1967, seuls les musulmans y accèdent librement —les juifs y ont quant à eux un accès réglementé et interdiction d’y prier. Les Palestiniens, qui craignent une remise en cause de ce statu quo, se sont simultanément déplacés en masse pour “défendre” la mosquée d’al-Aqsa.
Les affrontements étaient devenus inévitables et les images de la police israélienne pénétrant dans la mosquée le 15 avril ont fait le tour du monde.
Retenue du Hamas
Toutes les conditions étaient donc réunies pour qu’éclate une crise de la même ampleur que celle de 2021. À ce jour, ce n’est pourtant pas le cas…
Deux facteurs peuvent expliquer la retenue du Hamas.
Le premier est que l’organisation islamiste n’est tout simplement pas prête pour un nouveau conflit. Au pouvoir dans la bande de Gaza, elle est obligée de centrer ses efforts sur la reconstruction du territoire après les terribles dégâts infligés par Israël l’an dernier ; confrontée à un chômage de 48%, elle a également besoin que le nombre de permis de travail accordés aux Gazaouis pour travailler en Israël augmente. Le Hamas n’a donc pas ménagé ses efforts pour convaincre le Djihad Islamique de ne pas déclencher les hostilités de son côté.
Le deuxième facteur est que le Hamas et le Djihad Islamique sont de plus en plus implantées en Cisjordanie d’où elles peuvent mener des actions armées contre Israël de manière bien plus souple et facile que depuis Gaza. Le Hamas s’est donc contenté d’adresser un ultimatum à Israël en exigeant un accès libre des fidèles à la mosquée d’al-Aqsa, la libération des personnes détenues lors des affrontement du 15 avril, l’assurance qu’aucun sacrifice animal par des extrémistes juifs n’aurait lieu sur l’esplanade et la fin des assassinats policiers. De son côté, Israël a également fait preuve de retenue et accédé en partie aux demandes du Hamas : la police israélienne a empêché un groupe d’extrémistes juifs de sacrifier une chèvre sur l’esplanade et a décidé d’en interdire l’accès aux colons juifs du 22 avril à la fin du ramadan.
Contrairement à l’an dernier, elle a également interdit la “marche des drapeaux” de l’extrême droite à travers Jérusalem Est. Il est donc clair que la fragile coalition au pouvoir n’a pas non plus envie de se lancer dans un nouveau conflit qui pourrait la déstabiliser et amener la communauté internationale à faire des parallèles avec la situation en Ukraine.
Le Hamas s’est empressé de revendiquer la retenue d’Israël comme une victoire : “de la même manière que nous avons empêché la marche des drapeaux, nous ferons cesser les raids sur la mosquée d’al-Aqsa. Nous ne sommes qu’au début de la bataille contre l’occupation israélienne”.
L’Égypte, qui fait office de médiateur, a enjoint le Hamas de ne pas profiter de la situation, mais le fait est là : la stratégie adoptée cette année par le Hamas s’est avérée bien plus efficace que les centaines de roquettes envoyées l’an dernier.
La situation reste inflammable, mais même en cas d’embrasement, ce constat devrait inciter le Hamas à continuer à jouer le jeu dans la grande bataille qui se mène à la Cour pénale internationale (CPI)…
Déclaration à la CPI
Dès 2009, l’Autorité palestinienne avait déposé une déclaration à la CPI pour des “actes commis sur le territoire de la Palestine à partir du 1er juillet 2002”. Cette initiative avait cependant fait long feu, le procureur de la CPI ayant estimé en 2012 que la juridiction de la CPI ne pouvait pas s’appliquer à la Palestine qui n’était pas reconnue comme État par le statut de Rome qui régit la CPI. Mais, le 29 novembre 2012, par un vote de l’Assemblée Générale de l’ONU, la Palestine devint “État observateur” et accéda ainsi à la possibilité d’intégrer le statut de Rome, ce qui fut fait le 2 janvier 2015. Quelques jours plus tard, la procureure de la CPI, Fatou Bensouda, entama un examen préliminaire de la requête palestinienne pour voir si les critères pour l’ouverture d’une enquête sur des crimes de guerre étaient remplis. Elle répondit par l’affirmative fin 2019 en citant trois exemples : des exactions de l’armée israélienne, du Hamas et d’autres forces palestiniennes à Gaza en 2014, la colonisation en Cisjordanie et l’usage de la force par l’armée israélienne contre les manifestations de la grande marche du retour en mars 2018.
Pour que cet avis soit indiscutable, elle demanda à un panel de juges de confirmer que la Cour avait bien juridiction sur les territoires concernés. La réponse, positive, fut transmise en février 2021 et la CPI ouvrit dans la foulée une enquête pour crimes de guerre à Gaza et en Cisjordanie. Tous deux ciblés par l’enquête, le Hamas et Israël ont réagi de manière complètement différente.
Le Hamas a dit “accueillir favorablement l’enquête de la CPI sur les crimes israéliens contre le peuple palestinien”, répondant par ailleurs avec un humour un peu douteux à ceux qui qualifient ses lancers de roquettes d’attaques indiscriminées contre des villes israéliennes : “la résistance est disposée à développer ses capacités afin de cibler précisément et uniquement les centres et activités de l’armée israélienne”.
Les autres forces palestiniennes sont évidemment enthousiastes, à commencer par la coalition d’organisations de défense des droits de l’homme qui a permis à la CPI de documenter son enquête préliminaire.
Essence de l’antisémitisme
L’accueil n’a pas été le même en Israël. Encore Premier ministre, Benyamin Netanyahou s’empressa de qualifier l’enquête de la CPI “d’essence de l’antisémitisme” et déclara qu’il “combattr[ait] cette perversion de justice avec tout [son] pouvoir”. Même son de cloche chez Bennett, qui allait lui succéder quelques semaines plus tard :“si la CPI fait une liste de prétendus suspects de crimes de guerre, je veux que mon nom soit en haut de la liste” . Il le sera d’ailleurs peut-être : “j’ai tué plein d’Arabes dans ma vie – et ça ne pose aucun problème” s’était-il vanté il y a quelques années. La première riposte concrète du gouvernement israélien a été de s’en prendre aux organisations ayant collaboré avec la CPI. En octobre 2021, Israël a ainsi illégalisé six des principales associations palestiniennes de défense des droits de l’homme en les qualifiant “d’organisations terroristes” mais en refusant de communiquer le moindre élément à charge.
L’ONU a pris la défense de ces organisations en disant que ce qui leur était reproché était “des activités entièrement pacifiques et légitimes”, mais l’ONU subit elle-même des pressions considérables. L’administration Trump avait par exemple imposé des sanctions économiques et des restrictions de visa contre la procureure de la CPI elle-même et des membres de son équipe ! Ces mesures ont été levées par l’administration Biden en avril 2021, mais en précisant que “Washington reste en désaccord profond avec les actions de la CPI en Afghanistan et en Palestine”. Les pressions sur la CPI sont désormais moins frontales. Un comité d’audit venant de recommander à la CPI, en proie à de graves difficultés financières, de mettre certains dossiers “en hibernation”, Israël et ses alliés sont à la manœuvre pour que le choix tombe sur la Palestine…
Pour que cette stratégie réussisse, il vaut mieux pour Israël que la Palestine reste sous les radars de l’actualité, d’où la réticence de Tel Aviv à ouvrir un nouveau conflit à Gaza. Mais Israël a encore un caillou dans la chaussure : les ONG internationales de défense de droits de l’Homme qui l’accusent d’être un régime d’apartheid. C’est l’ONG israélienne B’Tselem qui avait lancé cette accusation en premier, en janvier 2021. Quelques semaines plus tard, Human Right Watch lui emboîtait le pas. Mais le coup le plus dur est venu d’Amnesty International qui a publié en février 2022, au terme d’une enquête de quatre ans, un rapport très documenté :“L’Apartheid commis par Israël à l’encontre des Palestiniens. Un système cruel de domination et un crime contre l’humanité”. Ce rapport s’accompagne d’un cours en ligne de 90 minutes “Déconstuire l’apartheid d’Israël contre les Palestiniens” et d’une petite vidéo de 15 minutes. Dans son rapport, Amnesty International en appelle justement à la CPI et même à la création d’un tribunal international pour juger le crime contre l’humanité qu’est l’apartheid. La teneur et le timing de la contribution d’Amnesty International expliquent la réaction (“hystérique” selon Haaretz) d’Israël qui a tout fait, en vain, pour empêcher sa publication.
Ce terme infamant “d’apartheid” colle de plus en plus à Israël et lui coûte de nombreux soutiens, notamment au sein de la communauté juive américaine et au sein du parti démocrate. Il complique par ailleurs“l’hibernation” souhaitée par Israël du dossier palestinien par la CPI. À en juger par la réaction du gouvernement israélien, dénoncer les crimes de guerre et le régime d’apartheid sont pour les Palestiniens des armes certainement plus efficaces que toutes les roquettes du Hamas et les différentes forces palestiniennes, y compris le Hamas, semblent prendre conscience du pouvoir que peut leur conférer le droit international. Leur positionnement douteux sur la crise ukrainienne, évoqué dans ma précédente chronique, montre toutefois qu’ils sont encore un peu hésitants à choisir cette voie. Chat échaudé craint l’eau froide…