Une majorité d’Équatoriens a décidé par référendum de ne pas exploiter un important gisement de pétrole. Le débat qui a précédé ce vote a révélé d’importantes contradictions, notamment à gauche, entre impératifs sociaux et écologiques.
«Êtes-vous d’accord pour que le gouvernement équatorien maintienne indéfiniment dans le sous-sol le pétrole brut du gisement dit bloc 43 d’ITT ?» A 59 % contre 41 %, les Équatorien.ne.s ont répondu «oui» le 20 août dernier, lors d’un référendum qui s’est tenu en même temps que le premier tour de l’élection présidentielle. Le bloc 43, qui contient les trois gisements d’Ishpingo, Tiputini et Tambococha (ITT), est un bloc pétrolier du parc naturel du Yasuni entré en activité en 2016. Le résultat du référendum est une victoire indiscutable pour les populations indigènes, la biodiversité et le climat ; une victoire remportée dans un endroit reculé mais qui interpelle l’ensemble de l’humanité : quels mécanismes avons-nous à proposer pour que 60 % des réserves connues de pétrole et de gaz et 90 % de celles de charbon restent sous terre, condition sine qua non pour garder l’espoir de limiter le réchauffement à 1,5°C ?
Une décision cohérente
Le parc Yasuni est l’une des zones du monde où la biodiversité est la plus grande et où vivent plusieurs groupes indigènes, dont certains en isolement volontaire. Les désastres causés par l’exploitation pétrolière y sont nombreux (plus de 2 fuites de pétrole déclarées par semaine en 2020). Dans un pays qui s’est pourvu en 2008 d’une Constitution qui célèbre «la nature, la Pachamama, à laquelle nous appartenons et qui est vitale pour notre existence» et qui se fixe pour objectif de construire «une nouvelle forme de coexistence citoyenne, en diversité et harmonie avec la nature, pour atteindre le Buen Vivir», la décision de mettre un terme à l’exploitation du bloc 43 semble cohérente. Cet arrêt favorisera la survie de groupes indigènes, préservera une biodiversité exceptionnelle, évitera l’émission de centaines de millions de tonnes de CO2, etc.
Mais il ne faut pas sous-estimer l’impact économique de cette décision. Le bloc 43 fournit en effet 12 % de la production pétrolière du pays qui représente un tiers des recettes publiques. Sans surprise, les industriels du pétrole et les secteurs financiers ont dressé un tableau apocalyptique des conséquences du «oui» au référendum. Pour le gouverneur de la Banque centrale de l’Équateur, les pertes s’élèveraient à 15 milliards de dollars sur 20 ans et 100 000 emplois seraient détruits avant 2025. Le ministre de l’Énergie soutenait quant à lui que l’abandon du projet représentait «un manque à gagner de 1,2 milliard par an pour les finances publiques.»
A ces arguments, les communautés indigènes opposées au projet rétorquent que la disparition pure et simple de peuples autochtones n’est pas chiffrable, et des économistes expliquent que ces chiffres n’ont aucun sens si les externalités négatives de l’exploitation pétrolière ne sont pas prises en compte. Ces chiffres sont également contestés : l’économiste Carlos Larrea estime dans Le Monde que le manque à gagner ne sera que de 275 millions de dollars annuels et que «par ailleurs, le démantèlement des infrastructures pétrolières devra bien être payé un jour, le problème est de savoir quand».
Fin du monde contre fin du mois ?
Mais même au sein des communautés du Yasuni, l’idée que l’exploitation du pétrole est la seule option possible de développement s’est enracinée : dans la province d’Orellana où se trouve le parc Yasuni, c’est le «non» qui l’a emporté avec 58 % des voix. D’autres positionnements semblent contre-intuitifs, comme celui des deux candidats qualifiés pour le deuxième tour des présidentielles. Daniel Noboa, candidat de droite et fils du milliardaire Alvaro Noboa qui s’était incliné face à Rafael Correa en 2006, s’est prononcé pour le «oui». Le manque à gagner ne sera selon lui pas si important car le prix de vente du pétrole équatorien sera probablement bien inférieur aux prévisions gouvernementales. Luisa Gonzalez, candidate de gauche et héritière de Rafael Correa qui avait remporté les élections de 2006 avec le soutien des organisations de gauche, des écologistes et des organisations indigènes, s’est quant à elle prononcé pour le «non». Elle reprend le chiffre gouvernemental de 1,2 milliard de dollars de manque à gagner et redoute les indemnisations qu’il faudra probablement verser : «nous n’avons même pas de quoi pourvoir à la santé, à l’éducation, aux conséquences du phénomène El Niño, qu’allons- nous faire maintenant que nous devrons verser des millions d’indemnisation pour une consultation populaire ?».
Va-t-on assister en Équateur également à d’une opposition entre fin du monde et fin du mois ? En 2006, Rafael Correa avait pourtant réussi une synthèse remarquable et originale de ces deux préoccupations autour de son projet post-développementaliste et écologique. Il avait bénéficié du soutien massif des communautés indigènes pour remporter les élections de 2006 et mettre en place l’Assemblée constituante qui déboucha sur la Constitution de 2008, un véritable changement de paradigme avec les normes internationales en vigueur qui reproduisaient selon lui des dynamiques néocoloniales et imposaient un rapport ultralibéral entre nature et société. Cette nouvelle Constitution reconnaît d’emblée le caractère plurinational de l’Équateur, s’articule autour de la notion du Buen vivir, et donne une personnalité juridique à la nature.
Le Buen vivir en question
Dans son article «Amis à l’ONU, ennemis politiques en Équateur», Louise Rebeyrolle estime que ce «moment de grâce» s’explique par des raisons différentes et des intérêts divergents : «Pour le chef de l’État, c’est une ressource de légitimation […]. De 2006 à 2013, dans l’arène internationale, tous les acteurs de la coopération, pourtant nombreux et hétérogènes, ont fait de Rafael Correa un défenseur de la protection de la nature.» D’un autre côté, cette alliance a permis au mouvement autochtone de s’imposer internationalement comme un symbole des luttes environnementales : «Ainsi, la référence environnementale est-elle mobilisée par les organisations autochtones équatoriennes pour appuyer des revendications socio-économiques telles que l’accès à la terre, pierre angulaire de leurs demandes.»
Il est clair que l’autorisation par Correa de l’exploitation du pétrole d’ITT en 2013 scelle son divorce avec les organisations indigènes et écologistes. Alors que le Buen vivir reste un concept anticapitaliste, anti-impérialiste et écologiste dans l’arène internationale, il devient pour Rebeyrolle «un projet politique qui renoue, au niveau national, avec une tradition extractiviste, néocoloniale et développementaliste ». Penchons-nous donc sur la période 2006-2013 pour comprendre les raisons d’un divorce qui aurait pu être évité…
Changement de paradigme
En 2007, à l’ONU, Correa avait lancé ce qu’il appelait «l’initiative Yasuni-ITT» : en échange de la non-exploitation du pétrole d’ITT, il demandait 3,6 milliards de dollars à la communauté internationale, soit la moitié des bénéfices escomptés pour l’exploitation de ces gisements. En 2010, un accord avec l’ONU avait même été trouvé pour la gestion de ces fonds. Tout comme la Constitution de 2008, cette proposition supposait un changement de paradigme radical : au lieu de chercher à compenser les émissions dues au pétrole «en aval du tuyau», on agissait «en amont du tuyau», en laissant le pétrole sous terre. Malheureusement, en 2013, seuls 13 millions de dollars avaient été versés à ce fonds, sur 116 millions promis. « Le monde nous a lâchés », déclara Correa en août 2013 lorsqu’il autorisa l’exploitation des gisements d’ITT, entérinant ainsi l’échec de son initiative.
Si la proposition de Correa avait été retenue, les dégâts causés par l’exploitation du bloc 43 entre 2016 et sa fin programmée auraient été évités. Plus important encore, l’Équateur ne se retrouverait pas aujourd’hui à devoir gérer le démantèlement des infrastructures pétrolières du Yasuni et la reconversion d’une économie locale devenue dépendante de cette exploitation. Un projet pétrolier n’est pas qu’une agression contre le climat et la biodiversité, c’est aussi l’imposition pernicieuse d’un modèle social et économique qui ne prend pas fin avec la dernière goutte de pétrole extraite.
Payer pour préserver
Dans son article «Payer pour préserver : les politiques globales de la proposition Yasuni- ITT», Pamela Martin avance deux raisons à l’échec de l’initiative de Correa. La première est qu’il a miné la crédibilité de son projet en poursuivant ouvertement un plan B via l’ouverture de négociations avec des compagnies pétrolières intéressées par les réserves d’ITT. La seconde est que le projet «Yasuni-ITT» est entré en concurrence avec le programme REDD de l’ONU pour l’atténuation des émissions de CO2 par la protection des forêts et l’absorption du carbone. Un programme «en aval du tuyau» bien plus orthodoxe, qui ne remettait pas en question la consommation de pétrole des grandes économies, et auquel on pouvait facilement associer des objectifs de performance : «nous ne payons pas pour que rien ne soit fait» avait argumenté en 2010 le ministre de l’Energie allemand pour justifier son retrait du projet de Correa alors que le Bundestag l’avait initialement soutenu en 2008.
Le projet «Yasuni-ITT» était probablement trop en avance sur son temps. La création d’un fond pour les «pertes et préjudices» n’a été décidée qu’à la COP 27 en 2022 et les États peinent à s’entendre sur les montants à verser. Ils comprendraient peut-être mieux aujourd’hui l’intérêt d’agir «en amont du tuyau»… Quoi qu’il en soit, ce sont les Équatorien.ne.s qui viennent d’assumer une responsabilité qui n’est pas (que) la leur en votant pour l’arrêt de l’exploitation du bloc 43. Alors que l’adoption du projet «Yasuni-ITT» aurait marqué le triomphe de la tentative post-développementaliste de Correa, son rejet l’a conduit à réintégrer les rangs de la gauche extractiviste latino-américaine. La victoire du «oui» au référendum du 20 août a donc un goût amer car elle aura encore éloigné cette gauche des mouvements environnementalistes et indigènes. Durant leur court mariage, ils avaient pourtant accompli de grandes choses ensemble, comme la Constitution de 2008 sans laquelle le référendum de cet été n’aurait jamais eu lieu… et le projet «Yasuni-ITT» !