
Mugalur est un projet porté par le Conseil de Développement du Pays Basque en partenariat avec l’association navarraise Cederna-Garalur et Euskal Herriko Unibertsitatea (UPV-EHU). Financé par l’Eurorégion Nouvelle-Aquitaine, Euskadi, Navarre, il a débuté en 2023. Son objectif principal : créer des espaces d’échanges et de dialogue sur la frontière en rassemblant artistes, chercheur·es et habitant·es. Elena Casiriain, anthropologue et coordinatrice de Mugalur, répond aux questions d’Enbata.
Enbata : Vous affirmez qu’il ne suffit pas de coopérer de manière institutionnelle mais qu’il faut « faire territoire ». Que signifie concrètement « faire territoire » au Pays Basque ?
Elena Casiriain : Faire territoire revient tout simplement à projeter sur une portion de terre, un projet ; donner du sens à l’espace. Pour cela, on passe par la territorialisation, qui consiste à poser des limites ou des frontières. Comme font certains animaux. Le projet d’un État-nation par exemple est territorialisé, d’où les frontières nationales qu’on connaît aujourd’hui.
Or, si on regarde les animaux qui ont besoin de territorialiser leur espace pour vivre, ils ne fixent jamais ce territoire de façon éternelle. Leur territoire a un rythme, saisonnier par exemple, il peut même changer au cours d’une journée. Loin de le penser comme défini a priori, le territoire est en réalité en constante (dé)construction.
Faire territoire, finalement, c’est défendre un concept territorial dynamique, mouvant, dans une logique d’inclusion plutôt que d’exclusion. Une nation sans État, dont le territoire se situe à cheval entre deux États, offre cette possibilité de penser un autre concept territorial.
Les institutions ancrent leurs politiques publiques sur un territoire donné. Cela dit, les pratiques des habitant·es, les vécus, les logiques d’attachement, les représentations sociales entre autres, font aussi territoire. On ne s’arrête pas à une limite administrative même si les lignes de bus sont gérées différemment ou parce que les panneaux de signalisation ne sont plus les mêmes. Vivre à proximité d’une frontière nationale, la traverser constamment, c’est une façon de faire territoire qui contredit le territoire de l’État-nation. Faire territoire, finalement, c’est défendre un concept territorial dynamique, mouvant, dans une logique d’inclusion plutôt que d’exclusion. Une nation sans État, dont le territoire se situe à cheval entre deux États, offre cette possibilité de penser un autre concept territorial.

Qu’est-ce que votre approche anthropologique apporte de nouveau à la compréhension des pratiques transfrontalières quotidiennes ?
L’approche anthropologique propose d’observer les vécus aux frontières : que se passe-t-il pour les personnes qui habitent la frontière, qui la traversent, la font, la contestent, en font abstraction, la défont etc. ? Pour comprendre la complexité de la frontière et ses effets kaléidoscopiques, considérer plusieurs échelles est nécessaire. L’anthropologie propose une approche par le bas. Le travail d’ethnographie met souvent l’accent sur la capacité ou l’incapacité à traverser les frontières, et par conséquent sur l’arbitraire de ces constructions territoriales qui « mettent de la distance dans la proximité », pour reprendre l’expression de la géographe Arbaret-Schulz.
L’anthropologie envisage la frontière dans la relation. C’est le lieu où on se différencie de l’altérité. Elle peut être spatiale, mais pas uniquement, elle est tout autant sociale, symbolique, linguistique etc. Elle les considère toutes au même plan et regarde comment elles s’articulent entre elles. En fait, l’intérêt de l’anthropologie, c’est qu’elle ne prend jamais une frontière pour acquise, existante a priori. Elle permet de prendre au sérieux toutes les représentations, les vécus qui lui sont liés : l’anthropologie suit une approche inductive pour essayer de voir où mènent, dans la réflexion sur la frontière, les discours et pratiques relevés sur le terrain.
Vous montrez que beaucoup de pratiques transfrontalières sont informelles et intimes. En quoi ces pratiques souvent invisibles transforment-elles notre rapport à la frontière ?
L’invitation consiste surtout à les prendre en considération. En effet, depuis le traité de Bayonne signé en 1995, qui est une application pour la coopération transfrontalière entre l’État français et l’État espagnol, un cadre existe pour que cette coopération soit possible et donc les institutions s’y intéressent et la mettent en place.
Or, ce qui ressort de plusieurs études et pour plusieurs frontières en Europe, c’est que les populations locales, elles, ne s’engagent pas nécessairement dans des projets transfrontaliers. Est-ce à dire que les habitant·es ne passent pas la frontière ? Certainement pas. D’autres pratiques existent, qui ne rentrent pas dans ce cadre et les exemples ne manquent pas sur notre territoire : aller manger dans un restaurant dans le village natal de la grand-mère, aller voir un concert de l’autre côté, se rendre à une manifestation nationale, rendre visite à des ami·es… autant d’expériences difficiles à quantifier. En Europe, la densité des flux transfrontaliers est observée avec le nombre de travailleurs transfrontaliers, autrement dit des personnes qui habitent d’un côté de la frontière et travaillent de l’autre. Or, pour plusieurs raisons, sur notre territoire, il n’y a pas tellement d’intérêt à être travailleur transfrontalier. Par conséquent, ce chiffre est plutôt bas (aux alentours de 4 000 en comptant les deux sens de circulation). Peut-on en conclure qu’il n’y a pas de vie transfrontalière ? Il est évident que non.

Le projet Mugalur met aussi la montagne au cœur de la réflexion transfrontalière. Pourquoi ce choix et quel rôle joue-t-elle dans l’identité collective ?
D’abord parce que dans l’imaginaire collectif, le “transfrontalier” renvoie à un flux incessant et à un rythme soutenu. On l’imagine donc beaucoup mieux entre Hendaye et Irun, qu’entre Larrau et Itzaltzu. Tout cela est une construction. Les montagnes sont souvent renvoyées aux “frontières naturelles”. Or, si on considère que les frontières relèvent d’une construction sociale, dire qu’elles sont naturelles est un contresens. Le concept même de “frontières naturelles” est en fait une construction sociale, qui a servi historiquement pour forger l’imaginaire des États-nations.
S’intéresser à l’espace montagne a par conséquent deux intérêts : d’une part, celui de montrer qu’une vie transfrontalière peut exister en montagne, avec des pratiques et des rythmes propres. Ce travail permet de relativiser la notion de coopération transfrontalière. D’autre part, celui de dénaturaliser la frontière et de travailler à sa déconstruction pour faire émerger d’autres imaginaires collectifs : durant la crise Covid, qui des habitant·es de Txingudi ou de Xareta a le plus souffert de la fermeture des frontières ?
À travers Mugalur, vous misez sur l’implication directe de la société civile et de la jeunesse. Qu’est-il attendu de ces ateliers participatifs ?
Au départ, des ateliers participatifs de cartographie sensible ont été organisés dans sept localités différentes. Puis, cette année, ce sont des ateliers de prise de sons qui ont été proposés. Plusieurs modes sont explorés, toujours dans un même objectif : celui de casser les frontières tant dans la forme que dans le fond. La frontière est un sujet sur notre territoire : les participant·es ont envie de témoigner, réfléchir, créer. Le projet mise sur ces espaces d’échanges, de réflexion et de tâtonnement pour créer de nouveaux imaginaires collectifs sur les frontières, moins violentes et excluantes que ce qu’elles ne sont actuellement.
“Les montagnes son souvent renvoyées
aux “frontières naturelles”
Or, si on considère que les frontières relèvent
d’une construction sociales,
dire qu’elles sont naturelles est un contresens.”
Dans le même temps, récolter les divers témoignages et créations des participant·es est un moyen de donner à voir la diversité des vécus liés à la frontière et toutes ces pratiques et relations difficiles à quantifier. Le projet ne prétend pas réaliser une étude exhaustive de la réalité de la vie à la frontière au Pays Basque mais souhaite montrer sa complexité et sa diversité.
Quelle vision du transfrontalier souhaitez-vous révéler pour demain : faut-il le banaliser, le réinventer ou le défendre comme une ressource politique ?
Si on envisage le transfrontalier comme une philosophie, comme l’acte de casser toute frontière (voire limite !) pour empêcher qu’elle ne soit fixée, définie et excluante, il est évident qu’il est une ressource politique. C’est une posture finalement. La coopération transfrontalière et le dépassement de cette ligne délimitant deux États est un levier entre autres pour penser le transfrontalier de façon plus large. Prôner le transfrontalier est d’abord une façon de défendre la liberté.

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