Douze ans après la disparition d’ETA, environ 150 militants basques demeurent en prison. Des otages en somme, entre les mains d’une Espagne qui refuse toujours de voir en eux des prisonniers politiques. Relayées par la droite espagnole et certains magistrats, plusieurs associations de victimes d’ETA font pression sur les autorités pour contrecarrer les mesures d’élargissement ou même d’assouplissement de leur régime pénitentiaire conformes à la loi.
68.000 personnes défilent le 13 janvier dans les rues de Bilbao. Beaucoup sont porteurs de clefs symboliques autour du thème « konponbiderako giltzak » , clefs pour résoudre la question des prisonniers politiques basques au nombre d’environ 150, dont huit en France, auxquels s’ajoutent 17 militants en fuite et quatre déportés. A l’appel de la gauche abertzale, il s’agit d’une piqûre de rappel à la face d’un monde qui s’en fiche comme de l’an 40. Pour dire aux femmes et aux hommes qui ont été les fers de lance de notre lutte de libération nationale que les Basques ne les oublient pas. Pour dire à l’opinion espagnole que ce ne sont pas des prisonniers de droit commun ou des psychopathes assoiffés de sang. Pour dire qu’il est temps de ne plus ressasser le passé et de construire du neuf. Seul, leur rassemblement dans des prisons en Pays Basque a été peu à peu obtenu en mars 2023 grâce à une négociation avec le PSOE rendue possible par une conjoncture politique inespérée. Elle se concrétise par de nombreux échanges entre Sare, le mouvement de soutien aux preso créé en 2014, et le responsable prison du ministère de l’Intérieur.
La situation des prisonniers politiques basques s’est largement améliorée. Selon le classement pénitentiaire en vigueur, un petit nombre stagne toujours au premier degré, le régime le plus dur où aucune remise de peine n’est possible. Ceux qui accèdent au deuxième degré bénéficient de conditions de détention plus souples, les espaces de vie collective de la prison leur sont ouverts. Enfin, un nombre conséquent accède au troisième degré qui permet des libérations conditionnelles, sous bracelet électronique, des sorties dans la journée, etc. Le bénéfice de ce troisième degré fait l’objet d’une dure bataille avec les magistrats réactionnaires de l’Audiencia nacional, désireux de détruire ce qui a été obtenu par les politiques. Malgré les efforts du gouvernement basque détenteur de la compétence sur la gestion des prisons, et ceux du gouvernement socialiste espagnol qui, bravant une opinion publique défavorable, veulent avec un certain courage tirer un trait sur un violent affrontement armé. Régulièrement, ces juges mettent en oeuvre une contre-offensive(1). La législature qui démarre sur fond de négociations discrètes avec EH Bildu et Sare, viendra prolonger les substantielles avancées qui ont déjà eu lieu, mais…
77 ans dont 31 en prison
Début novembre, le prisonnier alavais Juan Karlos Subijana est pour la deuxième fois rétrogradé et n’accède pas au fameux troisième degré qui écarte partiellement les barreaux. Au même moment, un juge d’application des peines fait revenir en prison Joseba Borde Gaztelumendi, 64 ans et plus de vingt d’incarcération. En 2019, il avait accompli les trois quarts de sa peine. Par deux fois, il a été rétrogradé.
Un mois plus tard, l’Audiencia nacional maintient Joseba Arregi — surnommé Fitipaldi — derrière les barreaux, en refusant pour la deuxième fois qu’il accède au troisième degré. En 2019, il en est aux trois quarts de sa peine, il est libéré en 2022 ; du très provisoire, cela a duré huit mois. Derrière son bureau madrilène, un juge a encore frappé parce que Joseba Arregi refuse de participer à l’éclaircissement de faits concernant des attentats. En d’autres termes, Arregi ne veut pas être un délateur. La justice espagnole le lui fait payer au prix fort. Arrêté à Bidart en 1992, il a aujourd’hui 77 ans dont 31 passés en prison, et souffre de plusieurs pathologies liées à son âge. Le même scénario cynique a été appliqué auparavant à Xabier Atristain et à Manuel Inziarte.
De temps en temps, un preso meurt. Tout hommage public lui est contesté. Parce que les Espagnols, en particulier ceux de droite, réclament vengeance ad vitam aeternam. Ils veillent au grain, ruminent et cherchent des indices : 350 dossiers judiciaires demeurent ouverts, faute d’avoir trouvé des coupables. La Guardia civil qui a récupéré les tonnes d’archives policières françaises, poursuit ses investigations et tente d’ouvrir de nouveaux dossiers d’inculpation. Selon les calculs du quotidien fascisant ABC, « une vingtaine d’Etarras doivent cinq millions d’euros aux familles des victimes » . Poussés par les associations de victimes unanimes, ces juges très politiques font barrage, ils doivent continuer à punir « la violence du séparatisme contre l’Etat » . Une réforme du code pénal envisagée par le gouvernement socialiste est bloquée. L’amnistie transitionnelle telle qu’elle a été négociée par Junts et ERC, est impossible pour les militants basques.
Covite à Biarritz avec la maire LR Maider Arosteguy
L’association Covite (Collectif des victimes du terrorisme) coorganise le 25 novembre à Biarritz un colloque sur le thème de la « Voix des victimes du terrorisme et la construction de leur mémoire » , auquel a assisté la maire LR de Biarritz, Maider Arosteguy. Ce groupe particulièrement actif tient la comptabilité. Pour 2023, son Observatoire de la radicalité a dénombré « 458 manifestations publiques en soutien à ETA » , 173 en Gipuzkoa, 162 en Bizkaia, 67 en Navarre et 40 en Araba. Plus quelques-unes « à l’étranger » , principalement en « Pays Basque français » . Elles sont l’oeuvre du parti Sortu, de la coalition EH Bildu, des jeunesses souverainistes d’Ernai et d’Ikama (étudiants). Ces manifestations prennent la forme de repas populaires, de concerts, de matchs de football, etc. Leur nombre a baissé par rapport à l’année précédente (589, – 21 %).
Le 31 décembre, 23 repas de fin d’année ont eu lieu dans la rue : à Hernani par exemple, une grande table festive comptait dix places vides, avec chaises, assiettes, verres, bougies et photos correspondant aux dix prisonniers politiques de cette cité de 20.000 habitants. Le tout sur fond musical, celui d’un chant d’Hertzainak pour qui les preso sont « vent de liberté » .
Les clowns Pirritx, Porrotx eta Marimotots aussi
Première en 2023, aucun ongi etorri public n’a été organisé pour accueillir un preso libéré. Covite ne supportait pas cette « humiliation des victimes » et la médiatisait dans toute l’Espagne, en déplorant « la permissivité » des institutions gouvernementales. Les abertzale de gauche qui négociaient le rapprochement des preso ont consenti à faire un effort pour couper l’herbe sous les pieds de leurs adversaires et avancer. Mais Covite considère qu’EH Bildu n’a toujours pas condamné assez clairement ETA, n’accepte pas de voir des ex-preso candidats aux élections et un PSOE qui passe avec la gauche abertzale de discrets accords politiques, objets de toutes les supputations.
L’acharnement de Covite ne s’arrête pas là. Avec le groupe Dignidad y justicia très lié aux institutions policières, elle s’insurge contre une vidéo tournée avec les clowns basques Pirritx, Porrotx eta Marimotots. En prévision de la manifestation du 13 janvier, un groupe d’enfants et les trois clowns dansent et chantent leur désir de voir les prisonniers libérés. Cet « endoctrinement » de mineurs « pour qu’ils croient que les assassins d’ETA sont des héros et méritent l’impunité » est inacceptable, l’arrêt de la diffusion du film est exigée. Fin décembre, la Ertzaintza ouvre une enquête pour déterminer si cela constitue « un délit de violence psychique sur mineurs » .
Le 12 décembre, Covite récidive : l’écrivain, linguiste et co-fondateur d’ETA Txillardegi est dans son collimateur. En cause, une vidéo éducative de moins de sept minutes mise en ligne par la plate-forme éducative Ikusgela, financée et donc cautionnée par le gouvernement autonome. Pour Covite, ce film blanchit totalement celui qui joua un « rôle idéologique fondamental dans le projet politique d’ETA et son développement » et ose le comparer à Gandhi. La vidéo aussi « indécente qu’immorale » , ajoute Covite, ne dit rien sur « le discours xénophobe contre les immigrants à la recherche de travail en Euskadi » qu’aurait prononcé l’intellectuel.
Laissez en paix la littérature
Un autre intellectuel basque, Mikel Albisu, connu sous le nom de plume d’Antza, est mis sur le gril à la mi-novembre 2023. Écrivain et auteur de théâtre, il est accusé d’avoir été pendant dix ans à la direction politique d’ETA. Libéré en 2019 après 19 ans de prison en France, les juges espagnols continuent leurs poursuites.
Mikel Albisu gagne sa vie comme coordinateur de groupes de lecture en euskara, organisés par le service langue basque de six petites communes montagnardes situées au nord de la Navarre : Erroibar, Auritz, Luzaide, Artzibar, Orreaga et Aezkoa. Or, il est rémunéré sur des fonds publics et « un groupe de lecture est un lieu de réflexion et de transmission de valeurs » . Cela « heurte la mémoire et la dignité des victimes » . Covite ne le supporte pas et considère cette situation comme « indécente, immorale et humiliante ». Le collectif intervient auprès du gouvernement de Navarre et demande aux mairies concernées de cesser toute collaboration avec Mikel Albisu. Qu’un ancien membre d’ETA aujourd’hui dissout parle de littérature basque à quelques bascophones de son pays… cela équivaut-il à une maladie contagieuse associée à la pédophilie et au salafisme acharné ? L’inquisiteur général espagnol Tomas de Torquemada (1483- 1498) n’est pas mort. Plusieurs dizaines de participants aux groupes de lecture navarrais signent un manifeste « Laissez en paix la littérature » , pour dire le plaisir de découvrir des oeuvres avec Mikel Albisu. Ils dénoncent que, sans jugement aucun, il lui soit désormais interdit de travailler et qu’il soit mis au ban de la société.
La municipalité d’Itsasondo en Gipuzkoa a le malheur d’organiser en octobre une exposition de tableaux peints par Mikel Otegi, un fils du village condamné en 1997 à 34 ans de prison. Covite dénonce cette manifestation culturelle montée par « une mairie qui préfère honorer un assassin plutôt que ses victimes » . Le même Mikel Otegi incarcéré en Araba avait déclenché une polémique du même ordre en juillet 2023, parce que les services du gouvernement autonome l’avaient autorisé à se rendre sans escorte chez le dentiste. Le 19 janvier, le tribunal administratif de Navarre interdit à la municipalité EH Bildu d’Etxarri-Aranaz d’annoncer sur son site internet, qui présente le programme de fêtes annuelles, une manifestation de solidarité pro-preso. Cela viole le « principe de neutralité politique » de l’article 103 de la Constitution qui stipule « l’administration publique sert avec objectivité l’intérêt général » . Lequel ? Tout est parti d’un recours présenté par le conseiller municipal UPN Juan Frommknetch. La décision judiciaire constitue un message adressé aux plus de 40 municipalités navarraises désormais dirigées par EH Bildu.
BMW et Iberia censurent, expulsent
Itziar Ituño, originaire de Basauri, est une actrice connue en Espagne, ent1re autres pour sa participation à une série à succès, La Casa de papel. En 2017, elle avait déjà soutenu Arnaldo Otegi. Ce fut un torrent d’injures et d’accusations anonymes contre elle sur les réseaux sociaux. Aujourd’hui, rebelote parce qu’elle a participé à la manifestation du 13 janvier à Bilbo, en faveur des preso.
Le déchaînement est tel que le porte-parole du gouvernement basque prend publiquement sa défense. Mais d’autres vont lui faire payer cher ses opinions. Le concessionnaire BMW et la compagnie aéronautique espagnole Iberia avaient sollicité Itziar Ituño pour une vidéo publicitaire. Au lendemain du 13 janvier, les deux entreprises suspendent la diffusion des deux clips et annoncent qu’elles mettent fin à toute collaboration avec l’actrice. La voilà pestiférée. Le 20 janvier, elle annule sa participation à une manifestation publique, le congrès international Languages lanean organisé par le gouvernement basque.
La police des esprits et le délit d’opinion sont à l’oeuvre. Établir un cordon sanitaire, mettre au ban de la société, marginaliser les « terroristes » et leurs alliés, nier toute dimension politique à leurs engagements, réclamer de leur part des actes de repentance toujours insuffisants, tel est le souci permanent de groupes de pression tels que Covite ou Dignidad y justicia. La moindre intervention publique de leur part, leurs recours incessants auprès des tribunaux sont très complaisamment relayés par la presse espagnole, en particulier celle de droite. Elle orchestre campagne sur campagne qui s’enchaînent. Le PP et Vox ont un fond de commerce commun : affaiblir la gauche en exacerbant le nationalisme espagnol, pour cela ressusciter ETA, agiter son épouvantail et contrer un PSOE accusé de bafouer les valeurs du pays, d’oublier les victimes et de mettre en péril l’unité nationale. Qu’EH Bildu progresse dans l’opinion, que ses élus reviennent au centre du jeu politique en Hegoalde et en Espagne est insupportable pour une bonne partie de l’opinion publique de droite comme de gauche. Dès lors, l’enjeu politique est de freiner le développement du souverainisme. Le meilleur moyen pour cela est de le plomber en réactivant son péché originel : la lutte armée et ses victimes. Faire des preso des parias, « des pelés, des galeux d’où nous vient tout le mal » , tous à ostraciser : pour certains, voilà la priorité. Nous sommes au coeur d’un conflit entre deux nations, l’Espagne dominante qui bénéficie de l’appareil d’État, Euskal Herri dominé qui cherche les voies de son émancipation.
Ils ont fait la guerre et ils ont fait la paix. Il n’y a pas de processus de paix parce qu’il n’y a pas eu de guerre, répliquent leurs adversaires. Leur organisation armée a commis des fautes politiques graves. Comme dans toutes les guerres, les victimes innocentes ne manquent pas. Il est temps de ne plus rien instrumentaliser et de tourner la page.
(1) Ce même scénario a lieu en ce moment autour du projet de loi d’amnistie des militants souverainistes catalans.
Patxi Lopez met les points sur les i
L’ex-Lehendakari aujourd’hui porte-parole du groupe PSOE au parlement, Patxi Lopez, répond vertement à ses contradicteurs, le 9 janvier. Un journaliste de la droite extrême lui reproche d’avoir offert le pouvoir à EH Bildu dans la capitale navarraise, sans condamnation préalable d’ETA, de blanchir ainsi la gauche abertzale alors qu’hier militants et cadres socialistes tombaient sous les balles des « terroristes » . « J’en ai ras le bol de voir certains passer leur temps à réveiller le fantasme d’ETA lorsqu’ils n’ont rien d’autre à dire pour attaquer les socialistes » , réplique le leader de gauche. « Parce qu’ETA a heureusement disparu il y a 12 ans… et c’est la démocratie qui blanchit EH Bildu ! La démocratie n’est pas aussi fermée qu’une ville fortifiée de murailles qui interdisent l’entrée à certains, comme vous le voudriez. Je n’en peux plus d’avoir entendu pendant toute ma vie en Euskadi des gens demander à ceux qui soutenaient la violence de l’abandonner, d’utiliser exclusivement des moyens politiques. C’était le cri de l’immense majorité de la société basque et maintenant, la réalité nouvelle ne vous plaît pas » . Et de rappeler qu’au sein d’EH Bildu, « il y a des personnes qui ont combattu la violence, ont rejeté la lutte armée pour atteindre des objectifs politiques » . Tenter de réactiver ETA, l’utiliser pour décrier ceux qui bénéficient du soutien politique de la gauche abertzale pour gouverner l’Espagne, est le leitmotiv de la droite et de l’extrême droite. Elles en ont même fait un slogan, « Votez Txapote » pour dire « Votez socialiste » , Txapote étant le nom d’un dirigeant connu d’ETA qui bénéficie d’une mesure de rapprochement en Araba. A posteriori, cela démontre combien certaines formations ont su hier tirer partie et utiliser une lutte armée basque de basse intensité pour arriver au pouvoir ou s’y maintenir. Le forcing auprès des médias du premier ministre José Maria Aznar pour faire croire que les attentats islamistes du 11 mars 2004 à Madrid étaient l’oeuvre d’ETA fut très éclairant à cet égard. Rien de tel qu’un bon bouc-émissaire local pour rassembler ses troupes en jouant sur les affects plus que sur la raison, en s’érigeant meilleur défenseur de l‘Espagne éternelle.
Arrêt des poursuites contre Otegi
Le Tribunal constitutionnel espagnol a mis fin le 17 janvier à quinze ans d’acharnement judiciaire contre Arnaldo Otegi et cinq militants abertzale impliqués dans le dossier Bateragune. L’affaire commença le 13 octobre 2009 avec l’arrestation au siège du syndicat LAB, à la demande du ministre de l’intérieur socialiste et de Baltazar Garzòn, des six dirigeants réunis pour lancer le processus politique qui allait déboucher sur l’arrêt de la lutte armée. Paradoxe inouï, l’État espagnol a tout fait pour que leurs efforts échouent, comme s’il désirait que le conflit perdure le plus longtemps possible, dans son expression la plus violente.
Les six abertzale sont condamnés en 2011 à dix ans de prison, alors qu’ETA a déjà suspendu ses activités militaires. En 2013, la Cour suprême ramène ces peines à six ans d’incarcération. En 2018, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) annule les condamnations. La « justice » espagnole mettra six ans pour tenir compte de cette décision qui aurait dû s’appliquer immédiatement. Manuel Marchena, président d’une section de la Cour suprême s’est démené pendant des années pour ouvrir une nouvelle procédure sur ce même dossier. Le comble est que le tribunal constitutionnel maintient dans ses attendus du 17 janvier la condamnation d’Otegi et ses amis pour appartenance à une organisation terroriste. Sans doute afin de décourager toute demande d’indemnisation de la part des prévenus qui ont passé tant d’années en prison, sur la base d’une décision judiciaire ensuite déclarée nulle par la CEDH, parce que « manquant d’impartialité ».
Comme par hasard, la haute cour a attendu qu’Arnaldo Otegi renonce à se présenter au poste de Lehendakari pour prendre sa décision. C’est en raison de ce dossier qu’il n’avait pu être candidat lors de la précédente législature. Il y aurait sur cette affaire un roman à écrire tant ses rebondissements mêlent l’arbitraire à l’abracadabrantesque.