Le 13 décembre, la Corse a donné la victoire à l’union des deux partis abertzale qui sont arrivés en tête, avec 35 % des voix, soit 24 élus, à deux voix de la majorité absolue. Gilles Simeoni, maire de Bastia, dirigera l’exécutif, quant à Jean Guy Talamoni, il présidera l’assemblée d’une région dotée depuis 1991 et 2002 d’un statut particulier.
Pour nous, l’évènement du 13 décembre n’est pas celui que tout le monde ressasse. C’est plutôt l’arrivée aux commandes des abertzale corses sur leur île. Contre toute attente, ils sont passés devant le chef de clan (divers gauche), Paul Giaccobi, qui était arrivé légèrement en tête au premier tour. C’est l’union des deux grandes familles politiques, autonomiste et indépendantiste, qui a permis cette victoire. Elle a lieu peu de temps après que le FNLC ait officiellement déposé les armes en juin 2014. La création d’un «front républicain» associant droite et gauche avait permis en 1992 de faire barrage aux abertzale dont les voix atteignaient déjà un quart des suffrages. Une telle opération n’a pas fonctionné cette fois-ci.
Les deux leaders sont deux avocats bien connus des militants. Gilles Simeoni, est le fils d’Edmond Simeoni, «père» du nationalisme corse qui prit les armes en août 1975 à la cave d’Aléria ou deux gendarmes furent tués. Ce qui valut à Edmond une condamnation par la Cour de sûreté de l’Etat et à trois ans de prison. Gilles est l’avocat d’Yvan Colonna, auteur du meurtre du préfet Erignac.
Ce changement politique majeur n’a suscité que peu de réactions de la part du gouvernement français. Manuel Valls qui avait déclaré en août 2013: «La Corse, c’est la France. Elle sera toujours la France». Aujourd’hui, le premier ministre français s’est contenté de rejeter la demande d’amnistie des preso corses: «Nous serons intraitables. Il n’y a pas de prisonniers politiques en France», a-t-il assuré. Cette demande a pourtant fait l’objet d’un vote très largement majoritaire —47 voix sur 51— de la part de l’assemblée de Corse.
Les élus qui arrivent aujourd’hui aux commandes mettent en avant leurs revendications traditionnelles qui n’ont trouvées que très peu d’écho de la part de Paris: statut de résident pour lutter contre la spéculation immobilière dont nous nous sommes fait l’écho dans ces colonnes (Enbata n°2286 de juin 2014), co-officialité de la langue corse, amnistie, statut fiscal visant notamment à remplacer les dotations d’Etat par le produit des impôts acquittés par les Corses, stratégie de développement rejetant le modèle du tout-tourisme et privilégiant la valorisation des atouts naturels et culturels, la moralisation de la vie publique, l’amélioration de la justice sociale.
Les neuf membres du conseil exécutif de l’île ont organisé le 17 décembre une cérémonie bien particulière: ils ont prêté serment sur une «bible»: «La justification de la révolution de Corse», écrite en 1758 par Pascal Paoli qui fut le premier chef élu de la nation corse en 1755 et mourut en exil.
Nous reproduisons ci-dessous l’intégralité du discours du président de l’assemblée corse, lors de sa prise de fonction. Il a été prononcé intégralement en langue corse le 17 décembre.
« Aujourd’hui, plus que jamais, il nous faudra faire de cette Assemblée un lieu de démocratie où chacun pourra dire ce qu’il estimera être le plus favorable au bien commun.
Et notre devoir sera de permettre à chacun d’être écouté, en cherchant, chaque fois que ce sera possible, à faire parler la Corse d’une seule voix. Le respect de l’autre, la volonté de convaincre et de servir les intérêts supérieurs de la Corse guideront nos pas à tous, j’en suis convaincu.
En ce qui me concerne, je serai naturellement le président de tous les élus de cette Assemblée.
Mais auparavant, il me faut dire quelques mots au nom des miens, au nom de cette partie du mouvement national qui n’a jamais accepté de reconnaître le principe de la tutelle française sur la Corse.
Au nom de tous ceux qui, depuis 1768, n’ont cessé de combattre pour que la Corse demeure une nation.
Au nom de ceux qui n’ont jamais renoncé à l’idée d’indépendance.
Et aujourd’hui, nous sommes arrivés ici, et nous sommes arrivés victorieux, avec nos frères de Femu a Corsica que je veux saluer.
Mais nous sommes arrivés ici également avec ce que nous sommes et ce que nous portons.
Nous sommes arrivés ici avec tous ceux qui, comme nous, ont toujours combattu les autorités françaises sur la terre de Corse.
Nous sommes arrivés ici avec les fusiliers de Paoli, tombés à u Borgu et à Pontenovu, nous sommes arrivés ici avec les militants du Front morts pour la Corse.
Nous sommes arrivés ici avec Marcu Maria Albertini (1) et Ghjuvan Battista Acquaviva (2).
Nous sommes arrivés ici avec la foule immense et muette de tous ceux qui ont donné leur vie pour que vive le peuple corse.
Nous sommes arrivés ici avec nos prisonniers.
Nous sommes arrivés ici avec nos recherchés.
Nous sommes arrivés ici avec le souvenir de nos souffrances, de nos erreurs aussi, mais avec notre foi, avec notre sincérité.
Nous sommes arrivés ici avec les larmes des mères désespérées, des épouses affligées.
Mais nous sommes arrivés ici avec le rire de nos enfants, avec l’espoir immense qui nous transporte, avec l’amour de notre terre et de notre peuple.
Nous sommes arrivés ici avec tous les nôtres, et nous sommes venus pour tendre la main.
Pour tendre la main à tous les Corses, mais aussi à ceux qui sont arrivés chez nous il y a peu, et qui sont venus en amis pour partager notre destin.
Nous sommes arrivés pour tendre la main à ceux qui, dimanche, n’ont pas choisi de nous envoyer ici.
Pour tendre la main à ceux qui, à l’Assemblée de Corse, ont toujours rejeté nos idées.
Pour tendre la main aux élus corses qui ne voulaient pas entendre parler de notre nationalisme.
Pour tendre la main aux Corses qui depuis quarante ans se sont opposés à notre mouvement.
Pour tendre la main, même, aux enfants de ceux qui, il y a trente ans, nous ont combattus avec les armes payées par la France.
Pour tendre la main, à tous ceux qui, dimanche, ont appris notre victoire avec tristesse et inquiétude.
Nous leur disons : vous n’avez rien à craindre.
Abandonnez donc cette peur, vous qui entrez, avec nous, sur la voie de l’avenir.
L’heure est venue de la réconciliation de notre communauté avec elle-même.
La Corse appartient à tous les Corses, et le gouvernement national, le premier depuis le XVIIIe siècle, sera celui de tous.
Pour travailler avec nous, nous ne demanderons jamais à personne de renier ni son parcours, ni ses idées, ni sa fidélité, comme nous n’avons jamais accepté de renier notre histoire, nos opinions et nos solidarités.
Demain, tous ensemble, nous travaillerons au bien commun.
Demain, tous ensemble, nous mettrons en œuvre une nouvelle politique, pour la langue, pour la terre, pour un développement au service des Corses, pour la justice sociale.
Demain, nous rencontrerons les représentants de la société corse, employés du public et du privé, artisans, commerçants, agriculteurs, travailleurs culturels, enseignants, étudiants, chômeurs et retraités, socioprofessionnels, associations et syndicats…
Nous les rencontrerons pour élaborer un véritable projet de société, largement partagé par les Corses.
Demain, nous irons ensemble à Paris et à Bruxelles, avec la force que nous ont donné les Corses dimanche, et nous négocierons les moyens de droit nécessaires pour faire que le peuple corse vive bien et qu’il soit maître sur sa terre.
Demain, nous obtiendrons l’amnistie des prisonniers et des recherchés.
Demain, les portes des prisons s’ouvriront car les Corses le veulent et que personne ne pourra s’opposer à cette volonté populaire.
Dimanche, en votant pour les nationalistes, le peuple corse a dit que la Corse n’était pas un morceau d’un autre pays mais une nation, avec sa langue, sa culture, sa tradition politique, sa manière d’être au monde.
Le peuple corse a voulu qu’un nationaliste soit président du Conseil exécutif de la Corse.
Il a voulu également qu’un indépendantiste soit président de cette Assemblée, sanctuaire de la démocratie corse.
Nous essayerons, avec humilité, de nous montrer dignes de cette confiance.
Je terminerai avec deux mots que l’on trouve souvent dans les vieux écrits de nos ancêtres. Aujourd’hui, ces paroles sont plus précieuses que jamais : «Vivez heureux!»
Evviva a Nazione,
Evviva a Corsica ».
(1) Marcu Maria Albertini est un jeune abertzale corse qui fut pendu à un châtaignier de Corscia le 24 juin 1774, lors de la répression féroce menée par la France de 1774 et 1775.
(2) Ghjuvan Battista Acquaviva, militant du FLNC, a été abattu le 15 novembre 1987 par le colon Roussel qui a bénéficié d’un non-lieu.