Il a vécu presque toute sa vie en France. Durant les premières années, il est surveillé par la police parce que suspect. Soupçonné d’être anarchiste, le mot islamiste n’existe pas encore. Il habite à Paris, à Montmartre, un quartier misérable, de mauvaise réputation politique depuis la Commune, où vivent beaucoup d’autres migrants qu’espionnent les mouchards. Un rapport de police du 18 juin 1901, signale que notre homme est suspect parce qu’«il partage les idées de son compatriote [le Catalan] Pedro Mañach qui lui donne asile, en conséquence, il y a lieu de le considérer comme anarchiste», écrit le commissaire Rouquier.
Les milieux catalans et anarchistes de Paris ont accueilli le jeune émigré à bras ouverts, mais ces étiquettes le poursuivront durant près de cinquante ans. Circonstances aggravantes, il ne parle pas un mot de français, il peint des mendiants, des saltimbanques et des filles de « mauvaise vie ». Lui a-t-on demandé de changer de prénom ? L’histoire ne le dit pas.
Mais trois motifs de suspicion le plombent durablement: d’abord il est étranger ; ensuite, il est qualifié d’anarchiste ; enfin, c’est un artiste d’avant-garde à une époque où la très conservatrice Académie des Beaux-Arts en a horreur. Quelques décennies plus tard et une fois célèbre et riche, l’artiste demande à bénéficier de la nationalité française. Elle lui sera refusée. A la fin de sa vie, la France veut l’honorer. Il repousse du pied ses avances. Qui est cet homme ? C’est Pablo Picasso.
Tout cela est révélé par le livre d’Annie Cohen-Solal Un étranger nommé Picasso et une exposition au Musée de l’histoire de l’immigration à Paris. L’autrice a rassemblé différentes archives administratives, toutes les sources policières, fiscales, bancaires et muséales. On y découvre qu’en avril 1940, l’auteur du Gernika sollicite la naturalisation française. Peu avant l’arrivée des Allemands, l’inspecteur général adjoint à la Préfecture de police, Emile Chevalier, signe une note le 7 mai 1940 qui aboutit au rejet de la demande. Il cite le rapport écrit 39 ans plus tôt, le 18 juin 1901. La police n’oublie rien.
Voici les raisons de ce refus extraites d’un document de quatre pages : les «idées [de Pablo Picasso] apparaissent acquises aux doctrines extrémistes », « il fournissait des subsides au gouvernement républicain espagnol pendant la guerre civile » à qui il a fait « parvenir plusieurs millions, paraît-il par la vente de ses tableaux ». Emile Chevalier conclut : « Aucune raison pour que cet étranger obtienne la naturalisation. Il doit être considéré comme suspect du point de vue national ». La suspicion aux yeux de la préfecture de Police durera jusqu’à la Libération, dans un pays traversé par plusieurs vagues de xénophobie. En 1948, l’État français lui concède une carte de résident privilégié « en raison de la personnalité de l’intéressé ».
Picasso qui a réalisé la quasi totalité de son œuvre en France, lui non plus, n’oubliera jamais. Mondialement connu, il s’installe définitivement en 1955 dans le Midi, en Occitanie. Il choisit le Sud contre le Nord, la province contre la capitale, les artisans contre les beaux-arts, En 1958, Paris lui offre la nationalité française. Il la refuse. Dix ans plus tard, la Légion d’honneur. Nouveau niet du peintre. Les musées français qui l’ont si longtemps ignoré et n’ont plus les moyens d’acheter des Picasso sur le marché de l’art, tant la cote de l’artiste a grimpé, lui font une cour assidue pour obtenir des dons. Il les boude. En 1966, Picasso n’assistera pas à l’ouverture de la grande exposition organisée en son honneur au Grand Palais à Paris. Le Louvre décide pour la première fois de son existence d’exposer un artiste vivant, ce sera Pablo Picasso. Nous sommes en 1971, deux ans avant son décès. Il refuse d’être présent à l’inauguration.
Ainsi vont l’intégration et le vivre-ensemble à la française, sous l’égide des grands principes républicains de liberté, égalité, fraternité, inscrits sur tous les frontons de tant d’édifices publics.
+ Annie Cohen-Solal Un étranger nommé Picasso, Fayard,2021, 748 p. 28 euros.