Un enregistrement audio récemment rendu public accable la Guardia civil, mais le ministre de l’Intérieur n’en a cure. Le gouvernement espagnol poursuit la construction à Gasteiz du Mémorial de victimes du terrorisme… uniquement d’ETA, dans le but de « défendre les valeurs démocratiques et morales, la liberté et les droits de l’homme ».
Sur l’affaire Zabalza emblématique de la pratique généralisée de la torture en Pays Basque, le ministre de l’Intérieur espagnol Fernando Grande-Marlaska était pressé de toutes parts. Famille de la victime, film sur le net, enquêtes, partis politiques et même une demande officielle du parlement navarrais, tous exigent la réouverture de ce dossier. Le 22 février, le média El Público diffuse un document que la presse avait déjà évoqué dès 1996 : l’enregistrement de la conversation entre Juan Alberto Perote (1), patron des opérations spéciales et colonel des services secrets espagnols (CESID) et le capitaine de le Guardia civil Pedro Gomez Nieto. Ce dernier en poste à la caserne d’Intxaurrondo à l’époque des faits en novembre 1985, déclare que Mikel Zabalza est mort d’un arrêt cardiaque, étouffé par la torture de la poche en plastique. Couramment utilisée, elle avait le gros « avantage » celui de ne pas laisser de traces sur le corps. Dans leur conversation, le capitaine ne nous épargne aucun détail : la nécessité d’utiliser une poche transparente pour que le tortionnaire suive de prés l’état du supplicié et que ce dernier se rende bien compte que la vie lui échappe, le moment où la victime absorbe son propre monoxyde de carbone, les sphincters qui lâchent…
Pour le ministre de l’Intérieur espagnol, cet enregistrement est un document « hypothétique », il n’y a pas lieu de le déclassifier pour le rendre utilisable par la famille auprès des tribunaux. Toute honte bue, il affirme le 16 mars qu’elle peut en faire la demande auprès d’un juge, mais que pour l’instant, il n’en fera rien. D’autant que devant un tribunal, Pedro Gomez Nieto a déjà nié être l’auteur des propos révélés par l’enregistrement, au terme d’une enquête judiciaire « minutieuse ».
Le ministre corrobore
Ce dossier agite l’histoire du Pays Basque depuis 35 ans. Celui qui était à l’époque chauffeur de bus à Donostia n’avait rien à voir avec ETA, son seul engagement avéré était son militantisme au syndicat ELA. Mais dès les années 80, policiers et juges espagnols appliquaient la formule théorisée plus tard par le magistrat Baltazar Garzon : «Ici, tout est ETA ». Au moment de l’arrestation de Mikel, sa compagne Idoia Ajerdi, ses neveux Manuel Vizcay, ses deux frères Patxi et Aitor, tous ont été torturés pendant une dizaine de jours à la caserne d’Intxaurrondo, alors placée sous le commandement du colonel Galindo. Aucune de leurs plaintes présentées auprès des juges n’a été considérée comme recevable. Un médecin légiste complaisant est venu corroborer dès 1985 la version officielle : Mikel Zabalza s’est noyé dans la Bidassoa. La preuve ? Son estomac contient une substance toxique d’origine industrielle que véhiculent les eaux de cette rivière.
Les trois gardes civils chargés de la surveillance du jeune Basque, les lieutenants Gonzalo Pérez García, Arturo Espejo Valero et le gendarme Fernando Catañeda Valls comparaissent devant l’Audiencia provinciale de Gipuzkoa qui les absout en 1988, faute de preuves. Pour ses bons et loyaux services, le premier goûtera plus tard les joies de la promotion, il sera nommé colonel.
En 1995, un ancien garde civil raconte au journaliste de Diario 16 José Macca qu’il a aperçu le corps sans vie de Mikel Zabalza dans un ascenseur de la caserne d’Intxaurrondo. En 2000, rebelote. Le contrebandier Pedo Luis Miguelíz Dabadie « Txofo » déclare à un juge de Donostia que, selon le garde civil Enrique Dorado, Zabalza est mort sous la torture durant sa détention dans la caserne, suite aux sévices administrés par Dorado lui-même et son collègue Felipe Bayo. En l’absence de « preuves suffisantes », les juges classent l’affaire. Lors de cette réouverture du dossier, les deux journalistes du quotidien El Mundo, Antonio Rubio et Manuel Cerdán font état de l’enregistrement révélé aujourd’hui et de son contenu. Le capitaine de la Guardia civil Pedro Gomez Nieto nie tout en bloc et le ministre de la Défense, le socialiste Eduardo Serra, écrit au tribunal le 11 juillet 1996 : « Aucun document n’existe dans nos archives pouvant éclairer les circonstances dans lesquelles Mikel Zabalza a trouvé la mort ».
Enrique Bayo et Felipe Bayo, considérés comme les deux plus grands tortionnaires d’Intxaurrondo, sont passés à la postérité, pour avoir enlevé à Bayonne le 15 octobre 1983 et assassiné les deux réfugiés Lasa et Zabala, dont les corps ont été retrouvés des années plus tard, dégradés dans de la chaux vive près d’Alicante. Dans sa conversation avec J. A. Perote, P. Gomez Nieto indique que Lasa et Zabala sont morts de deux balles dans la tête et précise, tirés « sans cagoule » et « auparavant, ils leur ont fait creuser leur tombe ».
La partie émergée de l’iceberg
En 2011, le réalisateur Miguel Angel Llamas prépare un film consacré à l’affaire Zabalza. L’oeuvre s’appellera Galdutako objektuak. Lorsque la mère de Mikel se rendit à la caserne d’Intxaurrondo en décembre 1985 à la recherche de son fils, le garde civil de service lui répondit de s’adresser aux objets trouvés… La police nationale décida de dissoudre Apurtu.org, la maison de production et de diffusion du film en projet. Le cinéaste Mikel Angel Llamas fut incarcéré pendant un an et demi et ne dut sa liberté que grâce au versement d’une caution.
Pedro Gomez Nieto dont l’enregistrement fait aujourd’hui tant de bruit, a été muté à l’étranger entre 2005 et 2010, à la fois pour lui offrir un fromage et le soustraire à la pression médiatique. Promu lieutenant colonel, il a occupé le poste d’attaché d’ambassade au Honduras. Être fidèle à la raison d’État et lutter contre le « séparatisme abertzale », ça paye bien.
L’affaire Zabalza est la partie émergée d’un iceberg, depuis des décennies elle hante l’histoire de notre pays. Fin 2017, à la demande du gouvernement basque, le professeur de l’Université du Pays Basque Francisco Etxeberria et deux autres chercheurs, publient les résultats d’une vaste enquête sur le phénomène de la torture dans les trois provinces autonomes : de 1960 à 2014, ils ont recensé 4113 cas de torture avérés. Auxquels il convient d’ajouter environ un millier de cas dans la Communauté forale de Navarre. Pour Francisco Etxeberria, ces chiffres se situent très en-deça de la réalité, tant il est difficile de recueillir des données et des témoignages (2) fiables sur un sujet marqué par la peur, le secret et l’humiliation, les souffrances indicibles, la nécessité de l’oubli pour survivre, l’amnésie traumatique bien connue des psychologues.
Seulement 31 victimes ont obtenu la condamnation de 49 tortionnaires. La Cour suprême espagnole a ratifié 20 sentences pour tortures. La Cour européenne des droits de l’homme a condamné sept fois l’Espagne pour ne pas avoir instruit de façon efficace des dossiers de dénonciation de torture. Le Comité contre la torture de l’ONU a également condamné cet Etat pour avoir gracié très rapidement les tortionnaires, soit 60 % des sentences ratifiées par la Cour suprême, ce qui enlève tout caractère dissuasif aux sentences.
Intxaurrondo, c’est l’enfer. Plus l’effet pervers
Au total, les gouvernements PP et PSOE ont gracié 39 policiers nationaux et gardes civils condamnés depuis 1991 pour faits de tortures. La plupart d’entre eux sont demeurés en fonction, certains ont été promus. En écho, leur répond la voix de Jon Arretxe, torturé, il témoigne dans un film récent: « Intxaurrondo, c’est l’enfer. Plus l’effet pervers. Il y a le moment de la détention, puis ce qui vient après et qui t’accompagne durant tout ta vie : l’idée que tu as manqué de courage, que tu n’es qu’une merde. Le fait de ne pas être militant renfonce ton sentiment de culpabilité à l’égard de ton peuple, par rapport à tes propres convictions politiques ».
La justice transitionnelle est toujours dans les limbes, des magistrats s’acharnent sur le réfugié Oier Oa à nouveau convoqué le 26 mars. D’autres font diligence pour réincarcérer une dizaine de dirigeants politiques catalans. Et la construction du Mémorial des victimes du terrorisme se poursuit à Gasteiz. Sur près de 3000 m², cette institution financée par le gouvernement espagnol sera chargée de maintenir vivante la mémoire du « terrorisme » d’ETA, via expositions permanente et temporaires, publications, projets éducatifs, financement de bourses, etc. Des raisons politiques et culturelles de la lutte armée, du terrorisme d’État mis en œuvre pour en venir à bout, il n’en sera pas question. Il s’agira, selon les termes officiels du projet, de préserver et diffuser les valeurs démocratiques et éthiques qu’incarnent les victimes du terrorisme, de construire la mémoire des victimes et de conscientiser l’ensemble de la population pour la défense de la liberté et des droits de l’homme.
En ce pays, il y a deux sortes de victimes du terrorisme, le bonnes et les mauvaises.
(1) Le 22 novembre 1995, J. A. Perote avouait au juge de la Cour suprême Eduardo Móner avoir participé, au nom du CESID, à la fondation des GAL, en apportant armes, infrastructure et appui logistique, tout cela sur ordre de son supérieur hiérarchique le général Emilio Alonso Manglano. Selon Perote, ce dernier en référait au ministre de la Défense Narcís Serra et au premier ministre socialiste Felipe Gonzalez.
(2) L’affaire Egunkaria : les stigmates de la torture