Le défi de l’après-Nouméa pour la Kanaky

Mickaël Forrest, ministre calédonien de la culture, de la jeunesse et des sports.

La réforme du corps électoral, gelé depuis les Accords de Nouméa, fait l’objet d’âpres bras de fer entre les différentes composantes de la société calédonienne, et avec le gouvernement français. Les enjeux sont particulièrement importants et conditionnent les équilibres politiques actuels et à venir de la Kanaky.

Il y a deux ans, le troisième référendum sur l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie voyait le « non » l’emporter avec 96,50% des voix car les indépendantistes, qui exigeaient un report du vote à cause de la crise du Covid, avaient boycotté la consultation. La décision de Macron de passer outre leurs objections a eu pour conséquence de priver de légitimité ce référendum, le dernier prévu par l’Accord de Nouméa. Cela complique considérablement les négociations actuelles sur l’avenir institutionnel de l’archipel, à quelques mois d’une révision constitutionnelle visant à élargir le corps électoral figé depuis 1998. Un sujet explosif s’il en est. Les indépendantistes ne digèrent pas l’organisation du dernier référendum. « Nous avons été déshonorés devant la Terre entière », déclarait ainsi Mickaël Forrest à l’Humanité en janvier ; ce ministre et dirigeant du Front de libération nationale kanak et socialiste (FLNKS) rajoutait : « Nous avons donc coupé tout dialogue avec l’État pendant un an ». Les discussions ont repris en octobre 2022 afin de travailler à l’obtention d’un accord sur l’avenir politique et institutionnel de la Nouvelle- Calédonie.

Corps électoral spécial

Le cadre institutionnel actuellement en vigueur dans l’archipel est défini par l’Accord de Nouméa, signé en 1998. Il reconnaissait le peuple kanak et le droit coutumier, définissait la constitution et le fonctionnement des différentes assemblées (celles des trois provinces et le Congrès), détaillait la composition de l’exécutif, instituait le transfert irréversible, total ou partiel des compétences (à l’exception de celles régaliennes) vers ces nouvelles institutions, et détaillait les modes de scrutin et le corps électoral.

Ce dernier point était particulièrement sensible puisque les Mélanésiens ne sont plus majoritaires dans l’archipel depuis les années 70, en raison de la forte immigration qui avait accompagné le boom du nickel. L’accord de Nouméa (précisé par une loi organique en 1999) définit le « corps électoral spécial », qui est « restreint aux personnes établies depuis une certaine durée », avec des critères différents pour les élections provinciales et pour les référendums. Cette dérogation au suffrage universel avait été validée, sous la présidence de Chirac en 2007, par une loi constitutionnelle. Une telle dérogation n’avait été acceptée par le Conseil constitutionnel et par les instances européennes que parce qu’elles étaient présentées comme transitoires, dans le cadre du processus de décolonisation défini par l’Accord de Nouméa. Or, il était prévu que le processus de Nouméa se conclue par la tenue d’au maximum trois référendums d’indépendance. Pour le gouvernement français et les opposants à l’indépendance, le troisième référendum est valide et marque la fin de l’Accord de Nouméa. Les restrictions sur la composition du corps électoral n’auraient donc plus lieu d’être. Elles seraient selon eux anti-démocratiques, car la proportion des électeurs privés de droit de vote pour l’élection des assemblées de province et du Congrès est passée de 7,46% en 1999 à 19,28% en 2023. La plupart des forces unionistes souhaitent également que l’on revoie la répartition des sièges au Congrès en faveur de la Province Sud, la plus loyaliste, et où réside désormais 75% de la population de l’archipel contre 68% en 1996. L’Union Calédonienne (UC), l’une des principales composantes du FLNKS, affirme quant à elle que les prochaines élections provinciales, prévues en mai 2024, « peuvent se tenir sans difficulté avec le corps électoral actuel ».

Discussions bloquées

En sa qualité de ministre de l’Intérieur et des Outre-Mer, Darmanin a pris le dossier en main en octobre 2022. Son objectif était de parvenir avant la fin de l’année 2023 à un accord tripartite —entre l’État et les partisans et opposants à l’indépendance— sur l’avenir institutionnel de la Nouvelle-Calédonie, puis de le valider par une révision constitutionnelle au premier semestre 2024. Après des réunions qualifiées de constructives avec tous les acteurs, Darmanin a proposé un document martyr en septembre 2023. Dès la première phrase, il faisait mention « du souhait des Calédoniens par trois fois de rester dans la République française » : un véritable affront pour les indépendantistes qui ne reconnaissent pas la légitimité de la troisième consultation. L’UC refuse depuis de participer à la moindre réunion tripartite. Sans surprise, aucun accord n’a donc pu être trouvé avant le 31 décembre 2023.

Afin de faire pression sur l’UC, Elisabeth Borne montrait pourtant sa détermination : « Je veux le redire clairement : les prochaines élections provinciales devront avoir lieu avec un corps électoral dégelé ». L’État menaçait aussi de passer en force en faisant adopter la réforme du corps électoral par une loi organique au lieu d’une loi institutionnelle —ce qui évite de devoir obtenir la majorité des 3/5èmes des députés et sénateurs réunis en Congrès. Mais en avait-il les moyens ? Un avis du Conseil d’État, rendu le 7 décembre, est venu clarifier un peu le débat. Il estime que « le processus initié par l’Accord de Nouméa est aujourd’hui achevé » mais confirme que le cadre juridique qu’il définit « reste applicable […] aussi longtemps qu’une révision de la Constitution ne sera pas intervenue ». Il justifie le dégel du corps électoral qui connaîtrait sinon « une attrition telle qu’il finirait par s’éteindre de façon certaine, privant ces institutions de tout corps électoral ». Il préconise à cette fin une loi institutionnelle, même si une simple loi organique pourrait être considérée en dernière option. Enfin, il ne voit pas de raison de modifier la composition des assemblées comme le préconisent les anti-indépendantistes, et ne voit pas d’obstacle à un report des élections provinciales.

Convocation du Congrès

Contraint de se conformer à cet avis, le gouvernement convoquera finalement le Congrès au premier semestre 2024 pour faire approuver la réforme du corps électoral, qui devrait s’ouvrir à tous les citoyens nés ou domiciliés en Nouvelle-Calédonie depuis dix ans. A supposer qu’il réussisse à obtenir une majorité suffisante, ce qui semble probable car on voit mal la droite et l’extrême-droite s’y opposer, le gouvernement aura un moyen de pression supplémentaire pour inciter les indépendantistes à un accord. En effet, cette réforme n’entrerait en vigueur « qu’à défaut d’un accord politique entre les parties prenantes locales conclu avant le 1er juillet ». Le report des élections provinciales, afin qu’elles puissent se tenir avec le nouveau corps électoral, devrait quant à lui être adopté par le biais d’une loi organique au premier trimestre 2024. Le 17 janvier, le Congrès de Nouvelle-Calédonie, dont l’accord était nécessaire, a en effet rendu un avis favorable à ce projet de loi organique avec une majorité de 38 voix contre 16. Ce résultat peut surprendre puisque les indépendantistes et leurs alliés d’Éveil Océanien ont la majorité absolue au Congrès, par ailleurs présidé par un indépendantiste. Mais contrairement à l’UC, l’Union Nationale pour l’indépendance (UNI), qui réunit deux autres partis du FLNKS, a décidé de voter pour le report des élections, même si elle dénonce un « mélange des genres » en raison de l’utilisation de ce délai pour dégeler le corps électoral alors que ce sujet fait l’objet de discussions en cours.

Les indépendantistes divisés

Cette divergence n’est pas anecdotique. Alors que l’UC estime que « l’Accord de Nouméa demeure le socle sur lequel doit être bâti et scellé définitivement l’avenir du pays », et que l’attitude du gouvernement relève d’un « colonialisme d’un autre temps par l’immigration et l’assimilation », l’UNI se réjouit d’avoir davantage de temps pour « poursuivre les discussions » et aboutir à une réforme constitutionnelle garantissant « la possibilité de restreindre le corps électoral, d’instaurer un code de la citoyenneté, d’exercer le droit à l’autodétermination, de maintenir et de réajuster les institutions locales ».

Manifestation à Nouméa, à l’occasion de la venue de Gérald Darmanin, le 24 novembre 2023.

Et quand l’UC décida d’accueillir Darmanin par une manifestation sous le slogan « Nous ne renoncerons jamais aux rêves de nos pères », le Parti de libération kanak (Palika, membre de l’UNI) appela « ses structures et ses militants à ne pas mettre en péril et compromettre les discussions en cours au travers d’évènements et de mobilisations inappropriés. » Enfin, alors que l’UC estime que « l’Accord de Nouméa demeure le socle sur lequel doit être bâti et scellé définitivement l’avenir du pays » et que « la décolonisation est le moyen de refonder un lien social durable entre les communautés qui vivent en Nouvelle Calédonie », le Palika considère que « l’indépendance en partenariat avec la France » est la seule solution permettant d’aboutir à un accord qui ne soit pas « une victoire des uns contre les autres ». Les stratégies de l’UC et du Palika peuvent cependant être complémentaires. La radicalité de l’UC peut inciter le gouvernement à lâcher du lest au Palika qui participe de manière constructive aux négociations. Darmanin a ainsi évoqué la possibilité d’une « association » entre la Nouvelle Calédonie et la France ; un concept flou mais qui pourrait ouvrir des perspectives. Mais pour les exploiter, il faudrait que les deux forces parviennent à s’entendre un minimum ; le Palika a d’ailleurs demandé la tenue d’un nouveau congrès du FLNKS pour « réaliser un exercice de clarification, se dire les choses en face et voir où l’on va ». Il leur faudra surtout éviter l’escalade lors des prochaines élections, en particulier dans la Province Nord, dont l’UC aimerait s’emparer au détriment du Palika. A ce titre, le report des élections n’est peut-être pas une mauvaise chose.

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