L’un des fondateurs du groupe I Muvrini, Jean-François Bernardini, était au Pays Basque en novembre pour évoquer “l’inconscient collectif” violent qui forge les rapports entre la France et la Corse et présenter un ouvrage qui pose ce traumatisme et prône une autre voie.
“Et si nous avions pour une fois l’audace de sortir du ‘toi je te connais’ réciproque que l’on s’inflige depuis si longtemps. Ne serait-il pas temps d’entrer en dissidence avec cette pensée unique ?”
Co-fondateur avec son frère, du groupe polyphonique corse I Muvrini, JeanFrançois Bernardini aura donc parcouru son île natale, au rythme des centaines et centaines de concerts qu’il y a donnés ces dernières décennies. Depuis bien longtemps, sa voix porte au-delà, sur le continent. Il s’est arrêté au Pays Basque, le 18 novembre dernier, pour y rencontrer un groupe de collégiens bayonnais auxquels il a expliqué le sens de sa vie, illustré par son choix pour la non-violence.
Il en a fait l’un des grands marqueurs de son parcours de barde, à la besace débordant de souvenirs, d’attentes exprimées au gré de milliers de rencontres et d’échanges.
Pourquoi la non-violence est-elle devenue son arme favorite ? Elle représente en fait, le généreux parti pris dont il a fait sa principale boussole. La conférence qu’il a également donnée ce jour-là à Bayonne devant un auditoire plus large(1), tel un “apôtre” se voulant le plus sincère des hommes, lui a permis de s’expliquer. “Je viens, a-t-il dit, vous parler d’une inconnue qui est au fond de chaque être vivant, car le besoin de la non-violence est libérateur ! Il génère des moyens beaucoup plus puissants que la violence.”
Trauma comme traumatisme
La question de la non-violence figure au cœur de l’ouvrage intitulé L’autre Enquête corse, où Jean-François Bernardini s’exprime avec franchise(2). L’ouvrage est consacré au “trauma Corsica-France” avec l’approche de l’expérience vécue et des sentiments éprouvés, qui demeure sa caractéristique.
Voilà, le mot est dit ! “Trauma”, comme “traumatisme”. Au fil des pages, Jean-François Bernardini évoque quelques-uns de ses héros : le sage indien Ghandi. Mais aussi Peter Levine, ce spécialiste en sciences médicales et psychologiques, auteur d’un livre à succès intitulé Le réveil du tigre, dans lequel l’universitaire américain décortique ce qu’il appelle “le processus de guérison”. Il évoque aussi les travaux de cet autre américain, Marshall Rosenberg (1934-2015), disparu après avoir jeté les bases du concept de “communication non-violente”. Le scientifique qui s’était penché sur maints conflits violents (Europe de l’Est et Irlande notamment) utilisait deux marionnettes symboliques : un chacal porte-parole du discours agressif dénué de compassion d’une part et d’autre part, une girafe au grand cœur exprimant le contraire. Une peluche de chacal et son pendant girafe accompagnaient l’artiste à Bayonne, où il évoquait également John Hume, le politique nord irlandais dont l’action en faveur de la paix fut couronnée par le prix Nobel en 1998, également attribué à son homologue protestant David Trimble.
1769, une date-clef
Comme l’a rappelé Jean-François Bernardini, 1769 demeure une date fatidique dans l’histoire corse. C’est le moment où la vie de l’île a basculé sous la férule française. “Les murs de la Corse, ils sont hauts, ils ont plus de 250 ans !” Le 9 mai 1769 est donc le jour où la France de Louis XV soumit la Corse au terme de la bataille de Ponte Nuovo, perdue malgré le panache de Pascal Paoli. Le rêve d’indépendance s’acheva dans la douleur et le sang.
Jean François Bernardini rapporte la teneur des ordres de certain comte de Vaux aux troupes françaises : “Les villages corses résistants seront brûlés et leurs habitants envoyés en galère. N’épargnez ni les moissons, ni les vignes, ni les oliviers de ceux qui refuseront de se soumettre. C’est le seul moyen de leur imprimer la terreur et de les ramener à l’obéissance”. Chacun ses morts L’année 1774 (dite “de la disgrâce”) fut encore pire selon Jean-François Bernardini. “Que s’est-il passé sur les places de nos villages ? Le mutisme total sur ces questions, les voix inaudibles qui pourraient nous en donner l’écho, 12 générations plus tard, conduisent à l’hypothèse d’une traumatisation extrêmement brutale. De ce point de vue Corsica et France ont bien la violence, non pas dans les gênes, mais dans leur inconscient collectif…”
A une époque où la question de la mémoire affleure partout (au Pays Basque en particulier), il n’y a pas de lieu de mémoire partagée en Corse. Pas la moindre cérémonie de recueillement en commun. Chacun ses morts, chacun son deuil, dans un dialogue de “blessés” et de mémoires rivales.
Le peuple corse fatigué
“Et si nous avions pour une fois l’audace de sortir du ‘toi je te connais’ réciproque que l’on s’inflige depuis si longtemps. Ne serait-il pas temps d’entrer en dissidence avec cette pensée unique ?” Le barde revient aussi sur ce 10 février 1998, jour de l’assassinat du préfet Erignac, par un commando corse, suivi le lendemain, d’une manifestation de 40 000 personnes : “A Ajaccio, je passe toujours devant la stèle du préfet Erignac (…) Nous devrions pleurer ensemble, mais nous nous entretuons. Je vois le destin, les échecs, les prisonniers, les familles explosées et le peuple corse fatigué qui ne descend plus dans la rue. Et pendant ce temps, les mafieux progressent… Le livre qui m’accompagne ici à Bayonne, m’a coûté 20 ans de ma vie !”.
(1) Rencontre avec des collégiens de Largenté. Conférence organisée par le Comité de défense des droits de l’homme du Pays Basque CDHPB à Bayonne. Concerts donnés les 21-22 novembre à Pau et Biarritz.
(2) Paru en 2019, éditions de l’Aube. 16 euros