La Cour européenne absout des presos, la Cour suprême espagnole refuse d’en tenir compte

 Javier Atristain quitte la prison de Martutene (Gipuzkoa) le 17 février
Javier Atristain quitte la prison de Martutene (Gipuzkoa) le 17 février

La Cour européenne des droits de l’homme définit une jurisprudence qui annule nombre de dossiers de presos en mettant en cause le régime d’incommunication. l’Audiencia nacional l’applique, mais la Cour suprême espagnole rejette la décision européenne. Face à cet imbroglio, les avocats abertzale ne désarment pas. Le retour de la droite aux affaires menace. Dans un contexte politique instable, EH Bildu entend négocier au mieux des aménagements de peine.

Accusé de faire partie d’un commando d’ETA, Javier Atristain est arrêté en septembre 2010 et placé en isolement pendant cinq jours, comme tous les militants basques soupçonnés de « terrorisme » (1). Conformément à la loi espagnole, il lui est donc interdit d’avertir sa famille, de rencontrer un proche, un prêtre, un médecin, de désigner un avocat de son choix. Seul l’avocat commis d’office est en contact avec lui. Ce régime d’exception est depuis longtemps dans le collimateur des magistrats européens et régulièrement dénoncé par les défenseurs des droits de l’homme. Ces jours au secret sont la porte ouverte à toutes sortes de violations de droits, à la torture et autres mauvais traitements. Tant qu’ETA était actif, ce régime, bien que contesté, était finalement toléré.

Onze ans après l’arrêt définitif des activités de l’organisation armée basque, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a pris la décision en janvier dernier d’absoudre Javier Atristain de tous les délits dont il était accusé et a condamné l’État espagnol à lui verser 20.000 euros pour avoir été privé de ses droits élémentaires. L’Espagne a violé l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme. Le militant basque a pu quitter la prison de Martutene le 17 février. Mais il a fallu qu’il attende le 9 mai pour que la CEDH confirme la condamnation de l’État espagnol, suite à l’appel de ce dernier. A chaque étape, et avec l’élégance qui la caractérise, l’Espagne joue la montre pour rallonger les délais… Douze ans de prison basés sur un jugement aux pieds d’argile, cela ne la gêne en rien. Retournement de situation le 1er juin : la Cour suprême espagnole refuse de modifier la condamnation de Javier Atristain, elle estime que d’autres éléments de preuve dans le dossier entraînent son retour en prison. La Erzaintza l’arrête en plein Donostia le 2 juin, direction la prison de Martutene. Son avocat Zigor Reizabal ne lâche pas l’affaire. Il lance une procédure en nullité auprès de la Cour suprême, demande à l’Audiencia nacional de maintenir sa décision et fait appel au conseil des ministres du Conseil de l’Europe chargé de l’exécution des décisions de la CEDH.

«Doctrine Atristain»

La décision de la CEDH a des conséquences considérables. Elle contraint les tribunaux espagnols à absoudre nombre de nos prisonniers de guerre. Le 13 mars, Gorka Palacios, un des multiples « numéro 1 d’ETA », est absous pour un attentat commis à Madrid en 2011. Dans cette affaire, ce sont les aveux de deux « témoins » placés au secret qui sont remis en cause, du fait de « possibles tortures » infligées à ce moment là, dit l’arrêt qui ne prend pas de gants. La cour conclut à l’absence de preuves fiables permettant la condamnation de Gorka Palacios.

Même scénario le 12 mai pour Juankar Iglesias Chouzas, encore un « numéro 1 » d’ETA. Il se voit absous par l’Audiencia nacional qui l’avait condamné à 40 ans de prison pour l’exécution d’un garde civil. Iratxe Sorzabal, elle aussi « ex-dirigeante d’ETA » risque de bénéficier de ce que l’on appelle désormais dans les prétoires la « doctrine Atristain ».

Mais il ne faut pas trop tôt chanter victoire. Chaque cas doit être examiné par les juges, contrairement à la révocation par la CEDH de la mal-nommée « doctrine Parot » en octobre 2013, qui permit la libération automatique de dizaines de presos. Beaucoup de magistrats espagnols redoutent la nouvelle jurisprudence, un « nouveau standard » imposé par Strasbourg. Le nombre des condamnations mis sur le dos des militants basques est si élevé que leurs chances de libération immédiate sont assez faibles. D’autant que sous la pression des partis de droite et du lobby des associations de victimes, les tribunaux ouvrent de nouvelles procédures au nom d’attentats non élucidés et sur la base d’archives policières et judiciaires livrées par la France.

Dans le cas de Javier Atristain, la haute cour fait tout pour que la porte ouverte par la justice européenne demeure sans effet. Un acharnement digne du parquet antiterroriste parisien opposé aux libérations de Jon Parot et Jakes Esnal. La Cour suprême espagnole entend même aller plus loin. Elle veut réouvrir le dossier judiciaire Bateragune annulé par la CEDH, pour tenter de condamner à nouveau Arnaldo Otegi et cinq autre dirigeants souverainistes.Nous somme très loin de la « justice transitionnelle ».

Limites et lenteurs

Pour Etxerat, association de familles de preso, si le droit commun et la loi pénitentiaire normale étaient appliqués, 90 % des 188 presos actuels devraient déjà circuler librement en Pays Basque. Certes des changements de régimes pénitentiaires (deuxième et troisième degré) et des rapprochements se sont produits, mais ils demeurent insuffisants. Début mai, 145 presos bénéficient du second degré, et seulement 16 du troisième qui ouvre la porte aux libérations conditionnelles. Alors que ces derniers devraient être 132 en application du droit commun. Le rapprochement est relatif : peu de presos en Pays Basque, beaucoup sont incarcérés à sa périphérie, en Cantabrie, Rioja et Aragon. 35 % d’entre eux sont derrière les barreaux à une distance qui va de 150 et 400 km de leur domicile.

L’ancien ministre Joseba Azkarraga, porte-parole de Sare, en charge du rapprochement des presos.
L’ancien ministre Joseba Azkarraga, porte-parole de Sare, en charge du rapprochement des presos.

L’ancien ministre basque Joseba Azkarraga, coordinateur du collectif Sare qui négocie discrètement les aménagements de peines et les élargissements, se réjouit de la décision de la CEDH. Il entend poursuivre les négociations avec le ministre de la justice Grande Marlaska et son bras droit le secrétaire général de l’administration pénitentiaire. Participent à ces démarches l’ancien preso bien connu, Kubati et un député d’EH Bildu. Ils se sentent confortés par la nouvelle « doctrine Atristain ».

EH Bildu « sauve » à nouveau Sanchez

Ce contexte explique le vote des cinq députés de EH Bildu au parlement espagnol le 28 avril. Il devait approuver un ensemble de décrets-lois pris en urgence par le gouvernement socialiste pour faire face aux conséquences économiques et sociales de la guerre en Ukraine. Sans les voix d’EH Bildu, ces décrets-lois n’auraient pu être approuvés, alors qu’ERC, le plus sûr allié des souverainistes basques, a voté contre. A ce moment-là, éclatait l’énorme scandale de l’espionnage téléphonique de 65 dirigeants catalans et d’Arnaldo Otegi en personne, par le logiciel israélien Pegasus installé par les services secrets espagnols (2).

Mertxe Aizpurua, porte-parole d’EH Bildu au parlement espagnol, annonce le le 28 avril que sa formation « sauve » les décrets-lois gouvernementaux qui atténuent les effets économiques et sociaux de la guerre.
Mertxe Aizpurua, porte-parole d’EH Bildu au parlement espagnol, annonce le le 28 avril que sa formation « sauve » les décrets-lois gouvernementaux qui atténuent les effets économiques et sociaux de la guerre.

Le vote aux Cortés le 28 avril fut particulièrement serré, 176 voix contre 172. Le PNV a également soutenu le gouvernement Sanchez. De quoi scandaliser une opinion publique espagnole qui voit toujours le gouvernement du pays « sauvé » ou à la merci des autonomistes et des souverainistes basques. Les aigreurs d’estomac et de grosses crises d’urticaire fleurissent en Castilla-León. Sans ce vote inattendu, les Espagnols paieraient plus cher leur électricité et leurs frais de transport : « Gora ETA !» a lancé par dépit un journaliste, lors d’une émission politique sur une chaîne de télé espagnole, le 2 mai.

Le même jour, rebelote. EH Bildu négocie avec Sanchez une augmentation de 15 % des pensions d’invalidité, 60 à 100 euros de plus par mois pour 440.000 personnes. La mesure soutenue par Podemos, le PNV et C’s est adoptée de justesse grâce à l’abstention d’EH Bildu.
Les votes d’EH Bildu et du PNV s’expliquent pour des raisons identiques. L’un négocie en faveur des presos et n’en finit plus d’apurer le passif de la lutte armée. L’autre négocie pour le transfert de compétences dont le principe est voté depuis 42 ans. En termes de calendrier, c’est toujours ça de gagné pour l’Espagne qui a intérêt à laisser traîner les choses, plus c’est long, plus c’est bon. Le gouvernement autonome vient d’obtenir en mars, avec un an et demi de retard, le transfert de la gestion d’une prestation importante, celle du revenu minimum vital (IMV), malgré un recours du PP et de Vox auprès du Tribunal constitutionnel. Il veut également mettre la main sur la gestion financière de la Sécurité sociale, celle de l’immigration et du littoral, la météo, le fond de soutien au cinéma, la gestion des lignes de chemin de fer de proximité… La liste à la Prévert n’en finit pas.

Tenir ses alliés

Mais à l’inverse, on peut considérer que le gouvernement socialiste tient aussi par la barbichette ses alliés, en leur accordant des droits dont ils auraient dû bénéficier depuis belle lurette, si les textes de loi avaient été appliqués normalement, dans le respects des textes votés ou du droit commun. Le refus d’appliquer sa propre légalité ou le fait de surseoir, donnent au gouvernement espagnol une monnaie d’échange. Il fidélise ses alliés et se maintient ainsi au pouvoir. Et pendant ce temps-là, les abertzale ont la tête ailleurs, ils ne s’organisent pas pour exiger autre chose, par exemple des changements institutionnels de fond.
Le scénario est peu ou prou le même en Catalogne avec la libération sous condition des dirigeants indépendantistes et la négociation d’un accord politique entre le PSOE, ERC, Comú et Junts pour sauver le système d’enseignement catalan en immersion, face à une décision judiciaire espagnole qui exige 25 % de cours en castillan. Au même moment, la commission chargée de négocier l’évolution institutionnelle du pays après la déclaration d’indépendance et les referendums, pédale dans la choucroute.

Contexte fragile

Tout ce système complexe n’est bien entendu possible que parce la gauche espagnole ne dispose pas de la majorité absolue et que l’ombre d’une arrivée au pouvoir de la droite alliée à l’extrême droite, plane sur les eaux. Il y a urgence à obtenir le maximum du gouvernement socialiste, tant qu’il a besoin de nous. Pas question de mettre ce gouvernement en minorité et d’ouvrir la porte à des élections anticipées. Ce serait suicidaire. Les prochaines élections législatives sont prévues en novembre 2023. Selon les sondages, l’addition des trois forces de droite espagnoles PP+Vox-C’s n’atteint pas encore la majorité absolue. Maigre consolation. La situation du PSOE demeure fragile, son principal allié Podemos n’a pas le vent en poupe ; et il a perdu ses deux principaux fiefs, la Catalogne et l’Andalousie, la première au profit des souverainistes, la seconde au profit de la droite et de l’extrême droite. L’Espagne fonctionne comme sous la France de Mitterrand : si les socialistes ne dirigent pas les fiefs du Nord (Pierre Mauroy) et du Sud-est (Gaston Defferre), point de salut. L’Andalousie élit son parlement régional le 19 juin et les droites qui dirigent déjà la région augmenteraient leur poids électoral. Pour l’avenir, cela n’augure rien de bon.

Actuellement, le système répressif se déverrouille quelque peu grâce à un alignement de planètes, la conjonction de trois facteurs : les pressions de la Cour européenne des droits de l’Homme, les décisions de certains juges espagnols et le maintien de la gauche au pouvoir en Espagne. Mais ce processus laborieux est en dents de scie. L’avocate de preso Arantza Zulueta est condamnée le 31 mars à sept ans et demi de prison, trois de ses confrères a des peines allant de trois à quatre ans de prison, Ils sont accusés d’avoir fait partie de Halboka, « le front juridique d’ETA » et demeurent en liberté provisoire, en attendant le résultat du recours en appel.

L’avocate Arantza Zulueta condamnée le 31 mars à sept ans et demi de prison.
L’avocate Arantza Zulueta condamnée le 31 mars à sept ans et demi de prison.

Malgré le refus des députés PSOE, le parlement européen demande le 20 avril que des procédures soient ouvertes sur des crimes non résolus d’ETA considérés comme « crimes contre l’humanité », donc par nature imprescriptibles. Le texte voté par les députés européens demande que les presos basques qui souhaitent bénéficier de libérations conditionnelles ou d’aménagements de peines, s’engagent à collaborer avec les magistrats et la police pour faire aboutir les enquêtes concernant les d’attentats d’ETA dont les auteurs sont inconnus (379 meurtres, soit 44 %). Des procédures sont à nouveau ouvertes ou relancées. Le 22 mars à Madrid, le PSOE, le PP, Vox et Ciudadanos refusent la création d’une commission d’enquête parlementaire sur le massacre du 3 mars 1976 qui avait vu le meurtre par la police de cinq ouvriers, à la sortie de l’église St François à Gasteiz.

Fête des vainqueurs d’ETA

Stupéfiante déconvenue le 5 mai pour les victimes basques de la guerre sale mise en œuvre par le GAL et autres escadrons de la mort. Vingt trois d’entre elles doivent payer un total de 106.000 euros de frais judiciaires pour avoir demandé à être reconnues comme « victimes du terrorisme ». Une reconnaissance que la « justice » espagnole a refusé de leur accorder. Le cynisme de Madrid n’a pas de limite. Parmi les victimes figurent la famille du député Josu Muguruza assassiné à Madrid en 1989 et celle de Joxi Zabala, enlevé à Bayonne, torturé, brûlé dans la chaux vive par la Guardia civil en 1983.
A l’inverse, le gouvernement socialiste a refusé d’autoriser l’organisation le 25 avril d’un hommage officiel en l’honneur des forces de police qui ont « vaincu ETA ». Il devait avoir lieu dans un immense pavillon du WiZink Center à Madrid, en présence du roi. L’annulation sine die suscite un gros malaise, ça tousse dans les rangs et fait jaser la presse de droite. Si une alliance PP-Vox-C’s était au pouvoir, une telle manifestation, non seulement aurait eu lieu, mais son retentissement aurait été décuplé.
Comme quoi la vie politique ici comme ailleurs est faite de concours de circonstances, d’intérêts convergents, de paradoxes et de décisions imprévisibles. Avec les choix difficiles inhérents aux circonstances, EH Bildu fait de la politique, et c’est heureux. Certes nous sommes loin d’une amnistie générale, hier tant rêvée. Mais comment peut-il en être autrement face à un Etat-nation dont l’opinion publique est archi majoritairement opposée à ce type de mesures ? Donc faute de mieux, la politique des petits pas, le grignotage sont de mise.

(1) Se sachant recherché, il s’était rendu lui-même au commissariat de Biarritz, puis fut livré aux autorités espagnoles. Torturé par cette police, il avait « avoué » plusieurs délits.
(2) L’affaire a déclenché un cyclone politique. Le CNI (Services secrets) a avoué qu’il était bien à l’origine de ces écoutes, sous le contrôle d’un juge. La patronne du CNI a dû démissionner. Pedro Sanchez pour calmer le jeu a accepté de modifier la réglementation pour que les députés d’ERC, EH Bildu et CUP intègrent la commission parlementaire de contrôle des services secrets espagnols. En somme, faire entrer le loup dans la bergerie… Gageons que les gardes fous ont été prévus par Madrid.

 

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