Après avoir montré les changements qui traversent les mouvements kurdes de Syrie, d’Irak et de Turquie ces dernières années, et expliqué la refondation idéologique de ce dernier. Voici l’analyse du succès obtenu par le parti pro-kurde HDP aux législatives turques du 7 juin.
Le HDP s’est lancé dans une campagne sans précédent pour rallier à sa cause les régions kurdes conservatrices, acquises à l’AKP
Ils l’ont fait ! Le parti pro-kurde HDP a remporté 13,1% des suffrages lors des législatives turques du 7 juin. Comme je l’expliquai dans ma dernière chronique, Demirtas, le leader du HDP, avait fait le pari un peu fou de ne pas compléter les listes de son parti par des indépendants dans les zones non kurdes. Un pari qui aurait privé la formation kurde de toute représentation au Parlement en cas de non franchissement du seuil de représentativité de 10% au niveau national.
Afin de remporter des voix auprès des électeurs non kurdes, Demirtas a présenté son parti comme le principal rempart contre l’autocratisme d’Erdogan. Une stratégie payante…
L’AKP, le parti islamiste du président Erdogan a quant à lui remporté ces élections avec 40,9% des suffrages. Mais cette victoire apparemment confortable est un camouflet pour Erdogan qui espérait une majorité qualifiée des 3/5 afin de changer la Constitution et de s’octroyer davantage de pouvoirs. Au lieu de cela, l’AKP a perdu sa majorité absolue et sera pour la première fois depuis 2002 dans l’incapacité de gouverner seul.
Une situation inédite qui soulève de nombreuses questions : quel avenir pour la Turquie ? Pour le mouvement politique Kurde ? Pour la résistance armée du PKK ?
Quelle coalition gouvernementale?
Le succès inattendu du HDP demande tout d’abord à être expliqué si l’on veut comprendre les différentes options dont disposent aujourd’hui les acteurs politiques turcs et kurdes. D’après plusieurs études, il semblerait que l’AKP ait perdu environ 1,5 million d’électeurs kurdes en raison notamment de l’attitude de la Turquie par rapports aux combats qui opposent les miliciens kurdes à l’Etat Islamique en Syrie. Par ailleurs, les 13,1% du HDP proviennent en partie d’un siphonage des autres formations politiques : 4,2% proviendraient de l’AKP, et près de 2% de la principale formation d’opposition turque, le CHP (laïc, et de centre-gauche).
Enfin, 1,1 million d’électeurs du HDP ne seraient pas kurdes. Ces données sont importantes car, à l’approche des négociations pour la constitution d’un gouvernement, elles conditionnent l’attitude de l’AKP, du CHP, du HDP et de la formation d’extrême droite MHP arrivée en troisième position le 7 juin.
Une coalition AKP-MHP serait idéologiquement la plus naturelle, mais la formation d’extrême droite est viscéralement anti-kurde : “Nous pouvons parler d’une coalition avec l’AKP à condition que le processus de paix soit complètement abandonné”. En acceptant une telle condition, l’AKP perdrait définitivement les nombreuses voix kurdes qui lui ont fait défaut le 7 juin…
Une coalition de l’AKP avec le parti de centre gauche CHP serait probablement gage de stabilité et, à ce titre, elle est plébiscitée par les milieux d’affaires. Plusieurs dirigeants des deux formations y sont également favorables, mais il n’est pas sûr que cela soit accepté par leur base. Les électeurs les plus religieux de l’AKP rejettent une alliance avec un parti laïc, et les militants du CHP n’envisagent pas de se retrouver aux côtés de ceux qui ont réprimé les manifestations du parc Gezi en 2013.
Une troisième possibilité serait une coalition AKP-HDP. Pour l’AKP, cela pourrait être une bonne opération car elle récupérerait ainsi “ses” 1,5 million d’électeurs kurdes religieux. Par contre, pour Demirtas qui a fait campagne contre Erdogan, cela serait un suicide politique…
Enfin, certains parlent d’un “bloc des 60%” formé par le HDP, le CHP et le MHP. Le CHP n’y est pas opposé, mais le MHP a sans surprise balayé cette option.
Pourrissement de la situation?
La sortie de cet imbroglio dépend beaucoup d’Erdogan. C’est en effet sur ses dérives autocratiques que se sont concentrées les attaques du CHP et du HDP. S’il acceptait de lâcher les rênes de l’AKP, plusieurs des scénarios de coalition ou de gouvernement en minorité avec le CHP voire le HDP deviendraient envisageables. Beaucoup au sein de l’AKP poussent donc l’ancien président Abdullah Gul, cofondateur de l’AKP et réputé libéral, à revenir sur le devant de la scène. Mais Erdogan ne s’effacera pas facilement devant un homme qui s’affiche de plus en plus explicitement comme son rival, et il pourrait opter pour un pourrissement de la situation et la tenue de nouvelles élections où il se présenterait comme le seul garant de la stabilité du pays…
Toutes ces tractations sont délicates à gérer pour le mouvement politique kurde qui doit répondre aux attentes de sa base, tout en prenant garde à ne pas perdre le soutien de ses électeurs turcs. L’attitude du PKK sera également déterminante. Plusieurs voix se sont élevées pour affirmer que le succès politique du HDP devrait conduire à un abandon de la lutte armée.
Mais ce n’est pas si simple, et le PKK l’a fait savoir : “la décision (de désarmer) nous incombe à nous seuls. Ni le HDP ni Ocalan ne peuvent faire un tel appel”. Si l’on ne peut nier certaines tensions entre les branches politiques et armées de la rébellion kurde, on doit aussi reconnaître que la période se prête mal à un désarmement.
La possibilité d’un accord AKP-MHM signifierait en effet un durcissement radical de la politique kurde du gouvernement.
En outre, le PKK estime être le seul en mesure de défendre la population contre plusieurs menaces militaires : sans parler de l’armée turque, il doit composer avec une recrudescence de l’activité armée liée au mouvement kurde Huda Par, sunnite et d’extrême droite et, surtout, il est en première ligne face à l’Etat Islamique.
Heureusement, comme je l’ai expliqué dans mes deux précédentes chroniques, le succès du mouvement politique kurde s’appuie sur une intelligente refondation idéologique et sur l’efficacité de ses méthodes de gestion empreintes de démocratie directe.
Si Demirtas et le HDP arrivent à concrétiser le succès historique du 7 juin malgré les nuages noirs qui s’amoncellent au-dessus de leurs têtes, le mouvement politique kurde sera décidément un exemple à méditer…
(Texte écrit fin juin 2015)