Le travail réalisé par une vingtaine de membres de l’association Terres de Navarre éclaire d’un jour nouveau l’histoire récente du Pays Basque.
Nous croyions connaître cet épisode de l’histoire de notre pays, nous n’en avons guère pris la mesure. Un livre récent nous y aide en centrant la recherche sur une fraction de notre territoire. Dix sept historiens amateurs, mais soucieux de méthodologie, se sont attelés à une tâche qui fait aujourd’hui l’objet d’un gros ouvrage publié par Terres de Navarre (connue hier sous le nom des Amis de la vieille Navarre). Dans quarante quatre villages des cantons d’Iholdy, Baigorry et Cize, ils ont dépouillé les principales archives disponibles afin de dresser le tableau des dégâts causés par la Grande guerre sur les habitants. En ayant soin de replacer ce phénomène dans son contexte démographique très marqué par l’émigration. Nous avons ainsi le panorama de deux saignées sur plus d’un demi-siècle. Mais ce travail va bien au-delà d’une étude statistique désincarnée.
L’évolution démographique de chaque village est indiquée, avec un aperçu sur sa situation économique et la mortalité juvénile, le phénomène de l’insoumission lié à l’émigration et la situation des réformés, significative de l’état sanitaire des populations. Sont présentés les soldats tués et la situation des déserteurs, rescapés, insoumis, décorés, prisonniers. Des listes nominatives accompagnées de courtes biographies, complètent l’ensemble qui s’achève sur des documents plus personnels: photographies, médaillers, citations, lettres, fascicules de mobilisations, etc. Sont indiqués pour quelques villages le degré d’instruction des conscrits, des anecdotes ou des extraits de réunions de conseils municipaux. Certaines communes font l’objet de recherches poussées. Le second tome de l’ouvrage synthétise plusieurs aspects marquants de la période: réalités sociales, mortalité infantile, engagés volontaires, désertion et insoumission, réformés, prisonniers, etc.
Loin de l’histoire rose
Dans 44 villages bas-navarrais, 4375 mobilisés, 3105 insoumis, 200 déserteurs, 745 soit 17% vont mourir, 24% seront blessés. «La mort d’un homme est une tragédie, la mort d’un million d’hommes est une statistique». Tout l’intérêt de livre de Terres de Navarre est d’éviter ce travers, modestement en s’en tenant aux faits. Apparaît alors une exceptionnelle et bouleversante photographie des violences sociales, institutionnelles, culturelles, économiques, linguistiques, scolaires, subies par nos ancêtres pendant des décennies, liées à deux phénomènes, exil vers l’étranger et boucherie de la Grande Guerre. Le voile se déchire et nous voici au cœur d’un de nos drames nationaux (1).
Nous sommes aux antipodes de deux images d’Epinal, celle du Basque pauvre qui va chercher fortune au Nouveau-monde et revient cousu d’or et celle du valeureux soldats qui à Verdun se sacrifie pour la «grande patrie» et reçoit en retour une pluie de médailles. Mais qu’allaient faire dans cette galère tant de jeunes Basques qui ont donné leur vie, ont été marqués dans leur chair et leur âme par un conflit qui aurait pour origine l’assassinat d’un archiduc, futur empereur d’Autriche? En quoi étaient-ils concernés? Membres d’un petit peuple dépourvu d’institutions, ils ne choisissent rien, ils ne décident rien quant à leur destin. Ils doivent subir, obéir et se sacrifier. Ils sont tisserands, sabotiers, forgerons, instituteurs, bergers, charpentiers, charrons, laboureurs, selliers, aubergistes, bouchonniers, chaisiers, cordonniers, carriers, séminaristes, laitiers, tondeurs de mulets, bohémiens, journaliers, épiciers, valets de chambre, chocolatiers, cochers… tout le Pays Basque d’hier défile sous nos yeux.
La liste des lieux où ils ont perdu la vie laisse pantois : Pas-de Calais, Belgique, Thuringe, Beauvaisis, Pont-à-Mousson, Givenchy, Vitry-le-François, Salonique, Stuttgart, Craonne, Oulches-la-Vallée-Foulon, Sedd-ul-Bar, Tatonville, Broussy-le-Grand, Détroit des Dardanelles, cap Matapan, etc. Cette litanie est aussi interminable que celle des violences sur les corps: tués, gazés, naufragés, disparus, blessés, éborgnés, défigurés —les «gueules cassées»— amputés, le détail des membres et des organes frappés par le fer donne le frisson. Sans parler de la grippe espagnole, des maladies et séquelles postérieures, des syndromes post-traumatiques et autres troubles mentaux non reconnus à l’époque.
Une société appauvrie et chamboulée
Une pauvreté endémique plombait le pays. Avec la guerre, le poids de la conscription s’exerce de façon brutale, les exemptés d’hier deviennent mobilisables demain, tant la France a besoin de chair fraîche. La pénurie de main d’œuvre et la misère économique se font encore plus cruellement sentir, les femmes sont baptisées «guerrières de l’agriculture». On assiste alors à une paupérisation générale, les demandes d’assistance se multiplient auprès des mairies, en particulier de la part des veuves qui touchent de faibles pensions. Les personnes les plus misérables et les enfants sont placés hors du Pays Basque, à Pau dans des asiles. Du jour au lendemain, l’or et l’argent disparaissent des échanges monétaires, ils sont remplacés par du papier monnaie, la «monnaie de singe». Le gouvernement promet que les espèces métalliques seront remboursées à la fin de la guerre avec 5% d’intérêts. Le bétail et les céréales n’ont plus que l’armée comme clients, elle impose ses prix, le système des réquisitions se généralise. Vendre des produits à domicile est interdit, les marchés —hauts lieux de socialisation— se vident. Le blé pour fabriquer le pain vient à manquer. Les villages basques sont sollicités pour aider des communes du Nord de la France dévastées par la guerre.
Insoumission, exil
Alors que l’insoumission n’est que de 1,5% en France, en Basse-Navarre celle-ci atteint des sommets, de l’ordre du quart de la population, avec des pics dans la vallée de Baigorri (60% à Urepel). Entre Aldude, Urepele et Banka, seulement 16 familles ont envoyé tous leurs fils à la guerre. Certes ce phénomène n’est pas dû exclusivement au conflit, la situation économique en est une des causes importantes. Les familles nombreuses sont la règle, pour les jeunes gens, l’avenir est bouché. Ils sont vigoureux, motivés, ils détiennent parfois un savoir-faire, alors ils partent pour s’en sortir. Mais l’approche du conflit a fortement contribué à l’exil, d’autant que l’école obligatoire, gratuite et laïque, dès 1882, a ressassé aux oreilles des petits Basques, que leur mission sacrée de Français était de reconquérir l’Alsace et la Lorraine, aux mains des «Boches» depuis 1870, avec à l’appui dans la salle de classe, la carte de l’Hexagone frappée d’une éloquente tache noire recouvrant la zone à «libérer» (2). Leur destin est de l’effacer. Le rôle de l’école est précisément de leur apprendre le français pour qu’une fois au front, ils comprennent correctement les ordres de leurs chefs.
La durée du service militaire s’allonge, elle varie au fil des décennies, 5 ans, 2 ans, 3 ans, suppression du tirage au sort, organisation d’une réserve territoriale durant 7 ou 11 ans après le service, assortie d’enrôlements pendant deux ou quatre semaines, pour s’entraîner au maniement des armes, effectuer des manœuvres. Affirmer aujourd’hui qu’en nos régions reculées les futurs conscrits ignoraient qu’un conflit allait éclater relève de l’aveuglement. Des milliers de jeunes ont donc quitté Iparralde qui s’est vidé de ses forces vives. Les hommes partent plutôt en Amérique. Quant aux femmes beaucoup s’orientent vers les grandes métropoles, Bordeaux ou Paris, pour y exercer les professions subalternes que l’on sait. Le Pays Basque étant dépourvu de centre de développement susceptible d’accueillir sa population, l’exil se fait au prix de ruptures culturelles majeures. Nos émigrés à 90% bascophones sont tenus d’adopter les langues des pays d’accueil, ils ne transmettront pas leur langue maternelle à leurs descendants. La transmission linguistique et culturelle —en particulier pour la danse en Soule— est largement brisée. Perte sèche irréparable pour notre minuscule nation, isolat linguistique par définition. (2è partie la en cliquant ici)
(1) Concernant l’émigration, nous sommes bien loin du roman rose habituel avec son lot de clichés : le goût de l’aventure, l’ascension sociale et la réussite économique assurées dans le Nouveau monde, pour le Basque unanimement apprécié pour sa dureté au travail et sa droiture. Sont tus à jamais l’enrichissement éhonté des agents recruteurs ou des usuriers locaux qui financent le voyage, l’exploitation par les compatriotes, la dépression, la folie qui guette au fin-fond du Nevada après des mois de solitude, la misère affective, les escrocs qui vous plument en piquant le magot patiemment accumulé, la noyade dans l’alcool pour oublier. L’histoire s’en tiendra-t-elle toujours à sa version rose et glorieuse ? Qui osera un jour montrer l’envers du décor?
(2) «Enfant, regarde sur ces cartes ce point noir qu’il faut effacer…», dit une chanson scolaire rapportée par Erramun Etchebarne dans ses souvenirs (Erramun harginaren oroitzapenak, Etor, 1988).