Communs : de la théorie à la pratique

Terexa Lekumberri, Ethnologue, responsable patrimoine oral et ethnopôle basque

Les 22 et 23 juin dernier, l’École Supérieure d’Art du Pays Basque a accueilli à Bayonne le colloque annuel de l’ethnopôle basque « Communs, ressources partagées : quels enjeux pour le territoire ? ». Publics, acteurs de terrain, et chercheurs de tous horizons se sont réunis pour discuter des enjeux liés aux communs. Les contributions et bibliographies des différents intervenants ont servi de base à cet article.

Qu’est-ce qu’un commun ?

Ce mot vient de l’anglais commons et désigne des terres qui n’étaient pas clôturées mais en accès libre en Europe, et notamment en Angleterre, du XIIe au début du XIXe siècle. Les villageois avaient, selon certaines règles, le droit d’y prélever les ressources disponibles, de faire pacager le bétail, etc. Cette situation ne plut pas aux seigneurs, aux manufacturiers et entraîna la transformation de ces communs en propriétés privées.

L’économiste Benjamin Coriat, en se basant sur les travaux des années 1980, et notamment ceux d’Elinor Ostrom(1), fait référence à trois éléments constitutifs des communs : c’est une ressource ou un bien dont l’accès est mis en commun et partagé ; assortie de droits et d’obligations pour les gens qui ont accès à cette ressource ; et d’une gouvernance qui assure le respect de ces droits et la reproduction de la ressource.

Colloque sur les Communs au Pays Basque les 22 et 23 juin © LaukitikAt

Si l’intérêt pour les communs a ressurgi dans les années 1980, c’est aussi en réaction, dans la communauté numérique, à certains dispositifs juridiques relatifs à la propriété privée et intellectuelle. La création de logiciels libres tels que LibreOffice ou de bases d’informations comme Wikipédia en sont des exemples.

Progressivement, et face au développement du libéralisme, d’autres types de communs se développent, à l’initiative des citoyens, dans les domaines du travail, du logement, du foncier, des échanges monétaires, de l’énergie. Le Pays Basque en sait quelque chose.

Une ressource partageable : la question de la propriété

En réalité, c’est avant les années 1980 et à partir de la publication par Garett Hardin de son fameux article de 1968(2) que l’intérêt pour les « communs » s’est ravivé. Dans cet article, G. Hardin soutient qu’un pâturage laissé en libre accès conduit à la surexploitation de la ressource et à son extinction. Il conclut que seuls les régimes de propriétés privées et publiques sont durables. Ce point de vue obtiendra un écho très favorable dans une pensée économique dominante, basée sur la théorie des « droits de propriété », mais sera critiqué par Elinor Ostrom et nombre d’auteurs pour qui le commun n’est pas l’absence de propriété mais une distribution de celle-ci entre les différents acteurs qui partagent l’accès et l’exploitation de la ressource. La juriste Marie Cornu a ainsi expliqué comment le droit italien a su, avec les beni communi, intégrer les communs. Le cas évoqué par Isabel Capdeville du GFA mutuel Lurra (devenu société en commandite par actions Lurzaindia) est également révélateur du souci d’utiliser au mieux les outils juridiques existants pour continuer à sauver les communs agricoles. Le libéralisme a porté un coup dur aux communs, mais il n’en a sonné la fin ni au Pays Basque, ni ailleurs. Car « là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve »(3). Ainsi, Xabi Larralde explique comment la marchandisation du travail au XIXème siècle donnera naissance au coopérativisme prôné par Robert Owen, duquel s’inspirera largement le fondateur du complexe de Mondragon. Au Pays Basque sud, la remise en cause des communs par le processus de « désamortissement » (appropriation progressive des biens amorcée en Espagne dès la fin du XVIIIème siècle) entraînera des conflits dont les guerres carlistes du XIXème siècle font partie. Au Pays Basque nord, les mesures du pouvoir royal et les lois révolutionnaires n’auront pas raison des communs. En 1838, la création de cinq syndicats mixtes par Louis Philippe pour gérer les bois et les pâturages de montagne du Pays Basque nord est un indicateur de leur durabilité (80% dans le Baztan, en Navarre, encore aujourd’hui).

Colloque sur les Communs au Pays Basque les 22 et 23 juin.

La gouvernance des communs

Après un essai de définition des communs, la deuxième demi-journée du colloque a été consacrée aux expériences actives de communs au Pays Basque. Certaines d’entre  elles se présentent comme des alternatives, autogérées, au système économique et juridique actuel (association Euskal Moneta, groupement agricole Lurzaindia, coopérative Talaios, société coopérative d’intérêt collectif Enargia). D’autres sont des mouvements portant sur la place publique des revendications en matière d’action politique globale (Alda et le droit au logement). Toutes proposent des alternatives à la propriété privée mais aussi à celle de l’État (vue comme une propriété « publique-étatique ») et défendent la notion de valeur d’usage (de la terre, du logement, de l’énergie, de l’information, etc.). Toutes souhaitent impulser une démarche citoyenne, favoriser l’émancipation des habitants et leur réappropriation collective de ces biens considérés comme communs.

La notion de communs rejoint ainsi naturellement celle de la souveraineté des territoires, et de leur maîtrise de la ressource (monnaie locale, autonomie énergétique, indépendance numérique, etc.). La ressource constitue donc le premier objet du combat mené, mais il n’est pas le seul… Le débat se confronte rapidement au modèle économique adopté pour l’exploitation de celle-ci. Ainsi, Txetx Etcheverry de l’association Alda dénonce « la main invisible du marché foncier et immobilier » détruisant tout sur son passage. En corollaire de cette loi du marché, un dérèglement climatique qui, comme souligné par Meredith Welch-Devine, incite fortement à coproduire, entre grand public et chercheurs, des connaissances pour assurer un avenir aux communs.

La communauté au coeur de la gouvernance

Aux trois éléments cités plus haut pour définir les communs, Benjamin Coriat en ajoute un quatrième qui leur est sous-jacent : la participation de la communauté. « Les règles d’accès et de partage de la ressource doivent être largement « émergentes » et élaborées par les commoners [participants à la communauté] eux-mêmes ».(4)

L’intérêt de placer la communauté au coeur de la gouvernance a été évoqué le jeudi par Nicole Etxamendi, élue d’Itxassou, puis développé le vendredi matin par le sociolinguiste Txerra Rodriguez et les acteurs des communs informationnels. Kepa Sarasola et Galder Gonzalez ont évoqué les licences libres, mais aussi le Wikipédia en euskara créé en 2001. L’euskara est la 34ème langue la plus utilisée parmi les 329 présentes, et la participation de la communauté à son enrichissement permet de diffuser des connaissances parfois inconnues ou passées sous silence. La base de données cartographiques Open Street Map, créée en 2004, est également un commun numérique qui partage des informations géographiques ignorées des cartes officielles, et où le Pays Basque se donne à voir d’un point de vue à la fois culturel, géographique et patrimonial. L’ensemble de ces ressources numériques sont gérées et corrigées par des contributeurs et contributrices, dans le respect de règles d’écriture, de partage et de circulation. Le champ artistique et culturel voit lui aussi émerger des organisations collectives qui pourraient relever des communs. C’est le cas de la fabrique Pola à Bordeaux, mise en perspective dans le cadre du colloque avec Astra, ancienne fabrique d’armes de Gernika occupée par des jeunes en 2007 et réinvestie en fabrique artistique.

Le colloque de l’ethnopôle basque a ainsi permis d’identifier, et surtout de nommer, de nombreux communs portés par la « motivation collective » et « un idéal partagé » (Isabelle Bagdassarian). Puisque tout ce qui a un nom existe désormais et « qu’un nom, c’est toujours le bourgeon d’un destin »(5), les échanges de Bayonne méritent de se poursuivre…

Les lecteurs intéressés pourront visionner les interventions mentionnées dans cet article sur le site de l’Institut culturel basque dès le mois de septembre.

(1) Elinor OSTROM (1933-2012), première femme à recevoir, en 2009, un prix Nobel d’économie pour ses développements sur la théorie des communs.
(2)Garrett HARDIN, The Tragedy of the Commons. Science (13 décembre 1968), vol. 162, n° 3859, p.1243-1248.
(3) Citation de Friedrich Hölderlin reprise par Txetx durant son intervention.
(4)Benjamin CORIAT, in CORNU Marie, ORSI Fabienne & ROCHFELD Judith (dir.), 2017, Dictionnaire des biens communs, Paris, PUF, coll. « Quadrige Paris, PUF, 2021, pages 267-269.
(5) Caroline Laurent, Rivage de la colère, 2020.

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