À quoi sert la culture ?

Itsasu, le nouveau cimetière.

Créée en 1974 à l’initiative de Mikel Duvert et de Jon Etcheverry-Ainchart, l’association se donnait comme objectif de récupérer tous les aspects de la culture basque en voie de disparition, tels que l’histoire, l’architecture, l’ethnologie, le patrimoine matériel… A l’époque, tout devait céder le pas devant les nouveaux codes imposés par la « modernité », la société de consommation, le tourisme. A contre-courant, l’association prend la pioche, le crayon et l’appareil photo pour sauvegarder et faire connaître les stèles discoïdales et croix abandonnées dans les cimetières d’Iparralde. 50 ans plus tard, où en est Lauburu ? Enbata a interrogé Jon Etcheverry-Ainchart, cheville ouvrière de l’association.

Enbata: A quoi sert une association culturelle telle que Lauburu ?

Enbata a publié il y a peu un article de Francis Poineau qui se lamente de l’apposition d’un numéro sur sa maison pour l’adressage de la Poste. Il y a dix ou quinze ans, la Poste avait déjà enlevé les noms des maisons dans son annuaire téléphonique. Or les gens veulent être “de quelque part“. Nous ne “sommes pas de nulle part” et comme le dit Mikel Duvert, “nous nous inscrivons dans une trajectoire“.

Lauburu sert à rappeler qu’au-delà des vieilles pierres, on protège une culture, une civilisation qui vient de nos ancêtres, mais que l’on transmet aux enfants pour qu’ils sachent d’où ils sont et où ils vont. Qui oserait dire que Notre- Dame de Paris, c’est quelques milliers de tonnes de pierres ? C’est surtout bien autre chose. On peut envoyer nos enfants à l’ikastola, mais si c’est pour les amener le mercredi au MacDo, le samedi fêter Halloween, et en vacances l’été à Disneyland, on uniformise tout. Et c’est comme cela qu’un beau jour, on en arrive à trouver “normales” les “améliorations” apportées à un joli quartier comme Ibarron dont on a fait en quelques années un “chaos” —le terme est d’un senpertar— avec ses gros panneaux publicitaires, son rétrécissement de route inattendu et son urbanisme désastreux. Est-ce ce que nous voulons ?

Il ne faut pas baisser les bras en disant que “de toute façon, on n’y peut rien”. On peut toujours. Comme justement ces parents qui ont fait ce pari insensé en 1969 : “On fait une école basque pour nos enfants“. Et la culture nous permet de chausser des lunettes pour tenter de voir ce dont notre société a besoin, ce qu’il vaut mieux écarter ou adopter, car la civilisation, n’est-ce pas justement cela ? Donner du sens. Et les choix de nos prédécesseurs sont éclairants. Euskal Herriko Laborantza Ganbara en témoigne aussi très éloquemment : on y a fait les bons choix et complètement à contre-courant à l’époque… et à un coût élevé !

Enbata: Vous sonnez l’alarme sur le coeur de l’activité de Lauburu : les monuments funéraires basques. En quoi sont-ils signifiants pour notre culture ?

La forme discoïdale attire la curiosité avec son côté pittoresque, mais là n’est pas l’intérêt. Au Pays Basque tout est tourné vers l’etxe qui est au coeur de la société basque depuis au moins le Moyen Âge. Toute l’histoire, tout le droit, tout l’art, toutes les institutions, toutes les valeurs s’expliquent par ce phénomène ethnologique central. L’etxe veut dire le bâtiment d’habitation, l’exploitation, le bétail, les ruches, les machines et instruments, la place à l’église, la tombe dans ou hors l’église, le monument (jarleku, stèle, croix ou dalle), le hilbide (chemin funéraire jusqu’à l’église), sans oublier l’auzo pour le coup de main et l’assistance. Autrement dit : il n’existe pas d’équivalent français du terme basque etxe.

Stèle de Maria de Halzaran, la couturière.

La maison a toujours un nom, souvent un linteau, souvent peint, qui, dans certains coins, s’adresse au passant à la première personne (“je”). Rien de tout cela dans le Lauragais ou au Portugal où seule la forme discoïdale des stèles attire l’attention. Là, nous sommes dans le pittoresque et l’anecdotique.

Chez nous, comme en peinture, il y a dans notre art funéraire des écoles artistiques, des ateliers, des maîtres bien identifiables, des influences. Ainsi, lorsque Me Carrère, commissaire priseur à Pau, nous téléphone à la fin du printemps 2024 pour nous dire : “Un client désire vendre sa stèle discoïdale et cela me gêne éthiquement” ; il nous envoie une photo et nous reconnaissons immédiatement un monument de l’Amikuze. Le nom de la défunte est inscrit : “Maria de Halzaran, obiit (décéda, en latin) l’an 1641“. C’était une couturière (des ciseaux et une aiguille figurent sur l’avers). Deux coups de téléphone plus tard, après une réponse négative du maire de Mithiriñe, nous avions une réponse positive de celui d’Ostankoa, où se trouve une maison Halzaran, construite en 1551.

Ce lien avec la maison, c’est ce qui rend le phénomène unique en Europe. Ce lien est l’origine et la cause de ce développement artistique si original et si puissant. On le sait depuis la publication de Louis Colas (1), mais seuls les brocanteurs ou voleurs y trouvaient de l’intérêt. Bientôt peut être ce sera Amazon ou LeBonCoin ?

Enbata: Mais à qui incombe la responsabilité de ce désastre ?

Le responsable des cimetières est le maire, dit le Code général des collectivités territoriales. Il serait très commode de se retourner contre lui. Mais ce serait injuste. En 50 ans, nous sommes passés partout pour voir tous les maires, mais ils changent souvent et tout est à recommencer. Et, disons-le, la législation est très complexe. S’il y a un monument très spécifique à restaurer, il appelle qui ? Il n’a aucun numéro. Et pourquoi le maire serait-il plus attaché à ces monuments que ses propres administrés dédaignent ? Il a tellement à faire, et très souvent, il est plein de bonne volonté et pas avare de son temps.

“Il y a urgence, car bien des cimetières que nous avions protégés
sont réaménagés pour trouver de la superficie
permettant de créer de nouvelles concessions.”

L’Etat, on l’a vu, depuis 1994 s’est désintéressé de tout cela. Ce qui manque, c’est une institution qui prenne le temps d’y réfléchir, de fixer des priorités, de guider les maires, de réunir les sept marbriers locaux pour travailler ensemble, de mettre en place des mesures de sauvegarde avec un plan pluriannuel. Et il y a urgence, car bien des cimetières que nous avions protégés sont réaménagés pour trouver de la superficie permettant de créer de nouvelles concessions. Et que vaut l’avis d’une association devant un conseil municipal qui préfère éviter d’acheter du terrain pour agrandir le cimetière… ?

Enbata: A ce propos, vous avez aidé les maires à créer de nouveaux cimetières, c’est une curieuse activité pour une association !

C’est vers 1994-95 que le Père Marcel Etchehandy, bénédictin de Belloc, parla de ce besoin de réhabiliter les cimetières, pour les adapter aux temps modernes en puisant dans la tradition. C’était un dossier redoutable : qu’est-ce qu’un cimetière “basque” ? Qu’est-ce qu’un cimetière paysager ? Quelles sont les nouvelles techniques en matière de caveaux ? Comment établir une cohérence dans un cimetière lorsque la loi indique que chacun peut faire ce qu’il veut esthétiquement (c’est une liberté publique) ? Comment débloquer ce verrou juridique ? Nous souhaitions des cimetières basques et paysagers. Basques en ce qu’ils devaient être orientés vers le soleil levant, comme l’église et les anciennes sépultures, donc vers l’Est, pour que le soleil puisse continuer à “jouer” avec les motifs sculptés des stèles et croix. Évidemment, nous souhaitions éviter le marbre poli qui enlaidit le paysage riant des villages. Paysagers, car comme dans le passé, nous souhaitions des cimetières avec du gazon, des plantes, des arbustes, des fleurs. Comme les voyageurs du XIXe siècle qui signalent que les cimetières sont ici des jardins, paradis des plantes et des oiseaux. Cela, c’était la manière de faire un cimetière depuis des siècles, ici.

Mikel Duvert et le Père Marcel Etchehandy à Irisarri en 1994.

Nous nous sommes associés avec le CAUE 64 (Conseil d’architecture, d’urbanisme et d’environnement), le tout premier de l’Hexagone, avec des collaborateurs très motivés par le projet. Et après le nouveau cimetière de Maule d’autres ont suivi : Itsasu, Arruntza, Arrosa et bien d’autres puisqu’il y en a une quarantaine. Pour nous, à Lauburu, l’aspect passionnant était d’avoir puisé dans la tradition ce qui pouvait servir pour aujourd’hui et demain. C’est ainsi qu’on a déployé beaucoup d’efforts, avec Aita Marcel Etchehandy, Pierre Lafargue, Mikel Duvert et d’autres, pour créer de nouveaux monuments, comme déjà expliqué par ailleurs.

Un exemple de plus dans le sens “faire du nouveau avec de l’ancien” : en 1998, Lauburu et le COL (Comité ouvrier du logement) avaient proposé à la ville de Donibane Lohizune, (à l’époque de la municipalité dirigée par Paul Badiola), de reprendre une des règles des commissions syndicales de Baigorri ou de Soule, la règle qu’une commune ne vend jamais un terrain, mais le loue pour 99 ans. Nous n’avions pas été suivis. Sauf que l’idée vient d’être reprise dans une loi récente avec le bail réel solidaire : vingt-cinq ans après… Que de temps perdu !

Enbata: Concrètement, que propose Lauburu ?

Lauburu a obtenu une réunion avec le président Jean-René Etchegaray, rencontré trois de ses vice-présidents et a proposé que la CAPB devienne le chef de file du projet de sauvetage de ce patrimoine funéraire, ce qui est le plus logique, puisque la loi donne cette responsabilité aux maires. Nous avons proposé la mise en place d’un plan de gestion pluriannuel et une mise à plat de tous les problèmes, avec une participation au projet de la Région et de la DRAC. La complexité du dossier nous semble imposer une collaboration générale. Nous avons été entendus et le sujet doit être discuté par l’assemblée des maires. Le projet semble aussi approuvé par la DRAC. On peut être raisonnablement optimiste, sinon tout va disparaître corps et biens en deux ou trois dizaines d’années. Notez qu’il y a aussi un intérêt écologique à l’opération : le marché français est à 80% tenu par le marbre ou le granit brésilien, qui est traité et formaté en Chine, avant de finir dans nos cimetières (2). Mais à Sare, la municipalité aurait imposé l’usage de la pierre locale au cimetière !

Un cimetière souletin après l’intervention de Lauburu vers 1980.

Par ailleurs, Lauburu a proposé la création d’auvents pour protéger les principaux monuments de la pluie et du gel. Lekunberri devrait inaugurer l’opération. D’autres expériences ont été menées pour prolonger la vie des monuments, par exemple en apposant une résine et en peignant discrètement la tranche des pierres, partie la plus fragile, parce que soumise aux intempéries et souvent le monument lui-même, ce qui serait réintroduire une mode ancienne venant du Moyen Âge. On trouvera cela à l’ancien cimetière de Donibane Garazi ou à Zaro…

“Lauburu a proposé
que la CAPB devienne le chef de file du projet de sauvetage
de ce patrimoine funéraire

et que soit mis en place un plan de gestion pluriannuel,
avec une participation de la Région et de la DRAC.”

Nous ne partons pas de rien : les 145 inventaires réalisés pendant 50 ans donnent une bonne idée des priorités. C’est un travail presque achevé qu’il n’y a donc plus à financer. En calculant le coût d’un inventaire d’un cimetière à 45 € l’heure de travail, sa réalisation globale en 2024 serait de 1 200 000 €. Reste qu’il faudra beaucoup d’imagination et de ténacité pour stopper la disparition de tous ces monuments, réglementer les publications inappropriées sur Internet et organiser la collaboration des professionnels du secteur, tels que marbriers et pompes funèbres… Et commencer avec les premiers concernés, légalement du moins, les maires.

(1) Louis Colas, La tombe basque, Grande Imprimerie moderne, 1924
(2) Selon Christophe Bourel Le Guilloux, Conservateur régional des Monuments historiques pour la Nouvelle-Aquitaine

Aider Lauburu

Lauburu recherche des volontaires:

“petites mains” connaissant bien l’informatique : Word, Excel, organiser les pdf, monter les powerpoint, préparer les maquettes (mises en pages de rapports, dossiers), travaux divers…
– pour donner un coup de main occasionnel, pour faire une campagne photo dans un cimetière…
– sur Donibane Lohizune ou Ziburu, ou proche : un.e secrétaire disposé.e à tenir le courrier, organiser les réunions et assemblées, remplir les formalités administratives, …
– “gros bras” pour des chantiers manuels occasionnels (deux ou trois fois par an en Iparralde)…

Il est aussi possible d’adhérer simplement parce qu’on est intéressé et participer chaque année avec sa cotisation.

Renseignements :
Siège social :
Association Lauburu elkartea,
24 Xantako etorbidea/ avenue de Chantaco,
64500 Donibane Lohizune/Saint-Jean-de-Luz.
Téléphone : 06 08 54 88 41
Mail : [email protected]


Sur l’art funéraire basque, quelques adresses Internet

-Larzabaleko bilduma, interview du Père Marcel Etchehandy en six épisodes :
Episode 1 : youtu.be/_Zohxx5PWZU
Episode 3 : youtu.be/AY4Vr3AweyM
Episode 5 : youtu.be/b8jrXu-KSOQ
– Azkonbegiko hilherria : youtu.be/BcdupiBiRnk
– Cimetière de Saint-Michel : youtu.be/2q8-sxiq0DQ
– Harriak iguzkitan et articles de Michel Duvert : hilarriakeuskalherrian1.blogspot.com/


A visiter

Le Centre d’interprétation de la stèle discoïdale à Larceveau.
Un ensemble exceptionnel de monuments recueillis par le Père M. Etchehandy et en quatre langues, une série de films qui présentent les rites funéraires basques où la femme a tant d’importance.
Synthèse réalisée par C. Labat à partir des enquêtes ethnographiques coordonnées par M. Duvert.

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