Mon premier souvenir personnel et marquant de Jakes Abeberry est un soufflon pas piqué des vers qu’il m’a passé en 1987. Entrant dans le local d’Enbata, il avait surpris le militant de Patxa que j’étais en train de taper les textes de notre fanzine abertzalo-punkoïde sur la toute nouvelle machine à boule Olivetti achetée par l’hebdomadaire abertzale, en commun avec la revue littéraire Maiatz. Il n’y avait pas d’ordinateur à l’époque et cette machine à boule, qui devait coûter une fortune, permettait de justifier les textes sans avoir à les taper deux fois de suite, un miracle technologique pour nous. C’était Lucien Etxezahareta de Maiatz qui m’avait permis de l’utiliser, apparemment sans en parler avec Jakes. Il y aura beaucoup d’autres soufflons en cette quarantaine d’années où nous nous sommes côtoyés, plus politiques ceux-là que le premier, sur la stratégie abertzale, le traité constitutionnel européen, le projet de société…
Oui, mes souvenirs de Jakes sont ponctués d’engueulades mémorables et de désaccords nombreux et pourtant nos chemins ne se sont jamais séparés, partageant la même route globale d’une construction abertzale et progressiste de la partie nord d’Euskal Herria : à Abertzaleen Batasuna, à Batera et bien entendu dans Enbata où j’étais devenu dans les années 2000 membre de la petite équipe de rédaction qu’il animait avec passion.
Un militant
De son côté, ce cheminement commun était dû en bonne partie à son sens profond du pluralisme et de la démocratie puisque qu’il m’invita à écrire une chronique régulière dans Enbata dès les années 90, époque où les divergences entre nous étaient bien plus nombreuses encore, ce que j’acceptais et que je fis le plus consciencieusement possible jusqu’à aujourd’hui.
Et de mon côté, je pense que cela était facilité par le très grand respect que j’ai toujours eu pour lui. Lisant Enbata en cachette d’un père de droite et anti-abertzale, et ce dès l’âge de 14 ans, ma formation politique et militante a bien évidemment été alimentée par ses éditos, dont le niveau m’a toujours impressionné, quels que soient les accords ou désaccords qu’ils suscitaient en moi. À mes yeux, il était et est resté, jusqu’à la fin de ses jours, un militant, un grand militant. Quelqu’un de son talent, de sa carrure politique et intellectuelle, aurait largement pu devenir dirigeant national du PS, briguer un poste de député voire de ministre. Mais son choix définitif en faveur de sa patrie basque, du combat abertzale et même d’une certaine vision du « mouvement » abertzale, l’a amené à rejeter les opportunités évidentes qu’il avait à ce niveau et, même ici, en Euskal Herria, les tentatives de débauchage qu’a pu lui proposer le PNV.
Oui, j’avais un profond respect pour ce militant doté d’un vrai courage, que ce soit face à la police ou aux autorités de toutes sortes, ou quand, ayant déjà un certain âge et venant d’être opéré d’un oeil, il venait malgré tout assister à une réunion nocturne de Batera, à Hasparren, un bandeau sur l’oeil convalescent. Un militant dans la durée qui, quels que soient les sièges et fonctions qu’il aura pu avoir en tant qu’élu, administrateur et autres, viendra pendant 60 ans au petit local humide et obscur d’Enbata en rédiger l’éditorial, corriger les maquettes, répondre au courrier ou au téléphone. Un militant dans l’âme, qui répondra toujours présent aux diverses sollicitations de soutien, de l’insoumis en procès aux Démos poursuivis, en passant par les militants incarcérés.
Visionnaire
Ce militant, défricheur et fondateur, était un visionnaire. Lui et la petite équipe des débuts d’Enbata ont eu le mérite de poser en Iparralde les bases d’un mouvement abertzale laïque, progressiste, fédéraliste, européen.
Tout cela a l’air tellement naturel aujourd’hui qu’on ne mesure pas notre dette envers ceux qui ont su mettre les rails dans la bonne direction dans un contexte et une société basque pour lesquels cela n’avait alors rien d’évident, bien au contraire. Cette petite équipe a également très vite posé les bases d’un mouvement et pas seulement d’une voie politique et institutionnelle : en investissant les champs culturel et économique, en lançant la première ikastola etc. Ils ont vite eu, chevillée au corps, cette intuition stratégique ainsi formulée par Claude Harlouchet : « il faut libérer le Pays Basque de ses chaînes… Mais il faut d’abord le construire. C’est en le construisant que nous allons le libérer. »
Tel un volcan
Ces derniers temps, quand je l’appelais ou que je lui rendais visite chez lui, ou plutôt chez sa fille, il pouvait être en forme, ou fatigué selon les moments. Mais chaque fois, quel que soit son état, dès qu’on discutait politique, il s’animait, étincelait, s’enflammait, tel un volcan soudainement réveillé. Je voyais, avec une certaine admiration, comment son intellect, sa passion pour la politique, la culture, les idées, le faisait vibrer et l’emportait immédiatement sur toutes les fatigues et la maladie. Et l’humour un brin provoc venait couronner tout ça. Ainsi, il me montrait avec malice et taquinerie amicale le seul tableau d’Etxebeltz (dessinateur d’Enbata) qui ornait la pièce où il vivait : un dessin de 1990 qui le montrait assis sur un fauteuil, en train de caresser un chat et disant « Plus je fréquente les Patxa et plus j’aime Pitxitxi »
À 92 ans, il me questionnait avec intérêt sur les différents mouvements de jeunes apparus sur la scène abertzale ; applaudissait le travail de Bizi ou d’Alda ; était préoccupé par le sort de Jakes Esnal et Jon Parot et offrait d’activer ses réseaux pour plaider leur libération ; se réjouissait des succès électoraux d’EHBai et des préparatifs de son congrès et était fier et rassuré de voir qu’Enbata continuait en son absence due à la maladie.
Lors de notre dernière conversation téléphonique, peu de temps avant son départ, le sentant las, je lui avais dit que nous devions absolument nous voir mi-décembre, pour commenter le processus Bagira sur lequel je voulais avoir son avis et son regard.
Cette discussion n’aura donc pas lieu « en présentiel » mais l’apport constant et flamboyant de Jakes à ces 60 années de combat abertzale en Iparralde alimentera, comme peu d’entre nous pourrons le faire, ce processus. Et nous aurons maintes occasions d’en discuter avec lui, sous d’autres formes, tout particulièrement lors de l’Aberri Eguna des 8 et 9 avril 2023 à Itxasu !
Milesker Jakes.