L’année 2018 a permis au mouvement Bizi ! de mettre sur le papier un projet de territoire souverain, soutenable et solidaire. Cette feuille de route nommée “Burujabe, Reprendre possession de nos vies”, est le fruit du travail, des réflexions et débats de Bizi !. Elle a été diffusée au public à l’occasion d’Alternatiba Baiona en octobre dernier. Document considéré comme base de départ à enrichir par les remarques, retours, critiques et propositions des lecteurs, “Burujabe” prend en compte les dernières évolutions liées à l’urgence climatique, tout en liant l’urgence écologique et la justice sociale, de même que la préservation du climat et la défense et la valorisation des territoires. Alda ! a posé quelques questions à Nicolas Goñi membre du groupe de travail Burujabe de Bizi !
Le terme “Burujabe” a déjà souvent été traité en Pays Basque. Quelle est la nouveauté dans cet apport de Bizi ! au débat général ?
Un des points de départ est que le monde d’aujourd’hui est très différent de celui du XXe siècle, dans lequel les questions de souveraineté étaient surtout envisagées sous un angle essentiellement étatique. Souveraineté était plus ou moins synonyme de disposer d’un état indépendant avec ses frontières et son administration.
Par rapport au XXe siècle où on se posait les questions en termes plus simples et où l’abondance de pétrole nous a fait développer des modes de vie (et de compréhension du monde) de plus en plus “hors-sol”, aujourd’hui la réalité matérielle de la planète se rappelle durement à nous: dérèglement climatique et épuisement des ressources, avec les conflits qui en découlent et les réfugiés qui fuient par centaines de milliers des contrées devenues invivables, dans un contexte où les politiques qui se prétendaient “la seule alternative” génèrent un monde d’inégalités où une minorité de riches pollue et abîme les ressources futures des enfants d’aujourd’hui. Ces constats nous ont amenés à reprendre la question de la souveraineté dans une approche plus terrestre, en essayant de partir de la base la plus immédiate: nos vies. De quoi et de qui dépendons-nous aujourd’hui pour nous loger, nous chauffer, nous nourrir, nous déplacer, et plus largement nous construire en tant que personnes au sein d’une communauté humaine? Autrement dit quelles sont les conditions de nos vies. Ces conditions de nos vies sont autour de nous, chez nous, en nous, elles sont notre territoire. Nous devons les défendre, les renforcer, pour construire aujourd’hui des territoires capables de nous accueillir et de nous nourrir toutes et tous, ainsi que celles et ceux qui nous succéderont. C’est cette reprise de possession des conditions de nos vies que nous appelons souveraineté.
Quand vous parlez d’éléments concrets, quels sont les axes de cette feuille de route?
Cette feuille de route a été structurée selon 9 axes, qui étaient aussi les 9 espaces thématiques d’Alternatiba Baiona en octobre dernier: Agriculture et alimentation ; sobriété ; ré-usage réparation et recyclage ; énergies renouvelables ; transports et mobilité soutenable ; relocalisation de l’économie ; biens communs, solidarité et partage ; écoféminisme (qui était en bonne partie notre “fil conducteur” philosophique) ; alternatives territoriales (qui recoupent l’ensemble des autres axes).
Cette structure de la feuille de route n’a rien de définitif, elle est ouverte à d’autres propositions et d’autres axes pourront éventuellement être ajoutés ou remodelés.
Ces neuf axes ont tous des dimensions à la fois matérielles et sociales. Nous avons des choix individuels et collectifs à faire sur toutes ces questions d’agriculture, transports, énergie etc. pour le Pays Basque, et nous ne pouvons bien les faire qu’en percevant et en comprenant bien que nous sommes une part de notre territoire et de notre environnement, que nous y sommes liés de multiples façons.
Comme vous parlez de territoire et de “reprise de possession de nos vies”, peuton assimiler Burujabe à l’indépendance ?
Pas vraiment, car il ne suffit pas d’être un état indépendant pour garantir sa souveraineté. Les traités de libre-échange tels que l’accord UEMercosur, le TAFTA, le CETA etc. ainsi que les politiques d’austérité de l’UE ou du FMI nous l’ont fait voir, à travers les cas de l’Argentine, de la Grèce et de tant d’autres pays dont les biens publics ont été dépecés. La question de la souveraineté concrète et matérielle transcende celle de l’indépendance telle que conçue dans le cadre de pensée du XXe siècle. Aujourd’hui une souveraineté concrète passe par le fait de reprendre à l’économie mondialisée de nombreux pans de nos activités. C’est aussi cela que nous voulons dire par “reprendre possession de nos vies”.
Alors, la clé réside dans le fait de repenser l’économie?
Complètement, car l’économie imprègne actuellement nos vies jusqu’au trognon, pour ainsi dire: le travail nous demande d’être toujours plus productif·ve·s et mécaniques (jusque dans notre pensée), en compétition avec tout le monde, et cette imprégnation s’étend au-delà de notre activité salariée ou commerciale. Les plantes cultivées qui doivent être adaptées à l’industrie par le biais de la transgénèse, l’“humain augmenté” par le transhumanisme (et dans le même temps “rétréci” dans sa capacité à établir des liens car dans l’illusion d’une toute-puissance individuelle) ou la géo-ingénierie qui croit pouvoir régler le système atmosphérique comme une machine à rouages, en pulvérisant ici ou là du soufre ou des particules de fer. Cette pensée purement mécaniste et quantitative nous fait oublier que nous ne sommes pas des machines, que les liens d’interdépendance qui ont fait et font de chacun ·e de nous ce que nous sommes ne sont ni quantifiables ni interchangeables.
Comprendre ces liens nous fait remettre à sa place l’économie telle qu’on nous la présente presque partout, l’économie hors-sol et irrationnelle qui n’admet pas la contradiction et prétend dicter les règles de fonctionnement de la société. En ce sens elle se rapproche bien moins d’une science que d’un fondamentalisme religieux, qui d’un côté érige en absolu, par exemple la “règle des 3% de déficit” et exige de nous d’y sacrifier l’éducation de nos enfants ou l’entretien de notre réseau ferré, mais qui dans le même refuse de prendre en compte les “externalités négatives”, c’est à dire tous les dégâts en termes de destruction de richesses écosystémiques tangibles (car si elle devait les reconnaître et les payer, c’est à dire si on généralisait le principe pollueur-payeur, aucune grande industrie ne serait rentable), dégâts que paient aujourd’hui les plus pauvres et que paieront demain les générations futures.
On entend souvent qu’on vit dans un monde trop matérialiste, mais c’est le contraire: on n’est pas assez matérialiste, dans le sens où on a besoin de reprendre prise avec la terre, avec le concret qui nous permet de respirer, manger, nous abriter, nous déplacer, établir des liens. À l’heure où le climat s’approche des seuils d’emballement, il s’agit aujourd’hui de remettre les pieds sur terre, c’est à dire comprendre ce qui constitue les conditions de nos vies, et s’organiser pour en prendre soin et le défendre.
Et, là, on n’est pas face à une contradiction? Vous mentionnez le climat au début, et maintenant le fait de remettre les pieds sur nos territoires. Que doit-on faire alors, lutter contre le changement climatique à l’échelle mondiale ? Ou, défendre nos territoires ?
Les deux vont de pair, et on peut même dire que l’un ne peut aller sans l’autre. Si on ne parle du climat que de façon désincarnée, abstraite, uniquement à base de chiffres, de degrés et de dates, mais sans relier ça aux territoires dans lesquels on vit, on ne rencontrera qu’un faible écho car le problème sera perçu comme distant, comme s’il ne concernait que des régions lointaines dans un futur lointain, on en comprendra difficilement l’urgence.
En revanche les gens se mobilisent beaucoup plus fortement pour défendre leur territoire, comme on l’a vu contre la 2×2 voies, la LGV, les projets de mines d’or ou d’aménagement ridicule du sommet de la Rhune. Car les territoires font partie de nos vies de façon beaucoup plus concrète et perceptible. Ces luttes pour les défendre sont des luttes locales, mais qui prennent une dimension beaucoup plus vaste si on les relie aux autres territoires menacés par la même logique de l’économie horssol et irrationnelle, cette même logique également à l’origine du dérèglement du climat. En faisant ce lien, d’une part on comprend de façon plus palpable que “défendre la planète” ce n’est pas défendre une abstraction mais c’est défendre chaque territoire de cette planète, que sur chaque territoire vivent des gens qui y sont liés comme nous au nôtre, et que chaque groupe humain sur chaque territoire est menacé de façon très concrète par le changement climatique et sa multiplication des événements météorologiques extrêmes. D’autre-part, on se rend également compte que les stratégies mises en oeuvre pour renforcer la résilience des territoires face aux aléas météo et celles pour limiter les émissions de gaz à effet de serre passent concrètement par les mêmes actions: augmenter la teneur en carbone d’un sol agricole le rend également plus résilient aux sécheresses ou fortes pluies ; une monnaie locale qui réduit les distances parcourues par ce que nous consommons, renforce également l’économie d’un bassin de vie ; des réseaux décentralisés de production d’énergie renouvelable renforcent également la souveraineté d’un territoire ; le ré-usage et la réparation qui outre la réduction des déchets génèrent des ressources locales, etc.
Climat ou territoires, les deux sont indissociables. Prendre soin, renforcer et défendre nos territoires, et maintenir le climat sous les seuils d’emballement, tout cela revient à préserver et reprendre en main les conditions de nos vies.