L’Irlande du Nord pétrifiée après la mort de Lyra McKee

LyraLe Brexit ramènera t-il une frontière physique entre les deux Irlande ? Espérons que le retour à la violence, suscité par cette perspective, soit contenu.

Pour le 21e anniversaire des Accords du Vendredi Saint qui avaient scellé la fin du conflit armé nord-irlandais (les “Troubles”), les six principaux partis d’Irlande du Nord, nationalistes et unionistes confondus, ont rédigé un communiqué commun.

Une telle unanimité ne s’était pas vue depuis des années, mais bien peu y prêtaient attention : il s’agissait de réagir à la mort de Lyra McKee, une journaliste et activiste de 29 ans, victime d’une balle perdue au cours d’affrontements entre des dissidents républicains et la police nord-irlandaise, à Derry.

Si l’émotion est considérable, personne n’est vraiment surpris : depuis des mois en effet, la pauvreté, le désenchantement vis-à-vis du processus de paix, le blocage persistant des institutions autonomes et la menace du Brexit font monter la pression dans la cocotte minute nord-irlandaise…

Les affrontements au cours desquels McKee a trouvé la mort ont eu lieu dans un bastion républicain de Derry où la police venait de faire une descente à la recherche d’armes et d’explosifs. À l’approche de l’anniversaire du soulèvement de Pâques de 1916, la police craignait en effet des attaques de la part de dissidents républicains, et notamment de la New IRA. Née en 2012 de la fusion de plusieurs groupes opposés au processus de paix (dont la Real IRA), cette organisation serait responsable du meurtre de deux gardiens de prison ainsi que de l’explosion d’une voiture piégée devant un tribunal en janvier dernier.

Il est indéniable que la New IRA a réussi à séduire une nouvelle génération de militants, et tout particulièrement dans les quartiers les plus déshérités de Derry, une ville sinistrée arrivée en dernière position d’un rapport sur la santé économique de 57 villes du Royaume Uni et où 95% des jeunes disent ne se voir aucun futur.

Les Républicains dissidents ne croient plus en un processus de paix qui légitime selon eux la tutelle unioniste et les abandonne dans la misère.

Triste ironie, Lyra McKee avait justement pointé ce désarroi dans une étude où elle révélait l’augmentation significative du taux de suicides en Irlande du Nord après le cessez-le-feu et les Accords du Vendredi Saint : davantage de personnes sont mortes par suicide entre 1998 et 2008 que par mort violente pendant l’intégralité des “Troubles”. Brian Kenna, Président de Saoradh —un parti républicain dissident qui partage les bases idéologiques de la New IRA— explique que son organisation offre “une alternative radicale aux personnes qui ont été trompées par le capitalisme et les gouvernements britannique et irlandais […] De jeunes gens sont maintenant impliqués dans une lutte armée sans avoir d’expérience personnelle de l’oppression.

Tout comme Lyra McKee en fin de compte, qui se définissait elle-même comme une “ceasefire baby”…

L’assassinat de Lyra McKee
permettra-t-il se sortir de l’impasse actuelle ?
Il y a quelques semaines,
il aurait été complètement impensable
que la leader unioniste Arlene Foster
mette les pieds dans le bastion républicain de Creggan,
où McKee a trouvé la mort.

Absence de perspective

Il est évident que le blocage des institutions autonomes contribue à cette déprimante absence de perspective ressentie par beaucoup.

Depuis janvier 2017 en effet, le Parlement de Stormont est bloqué suite au départ des Républicains du Sinn Fein qui reprochaient à la première ministre unioniste Arlene Foster plusieurs mesures vexatoires comme le refus d’implémenter des accords sur le développement du gaélique (au prétexte que cela “diminuerait la Britannitude de l’Irlande du Nord”), le blocage de fonds promis pour des enquêtes sur les “Troubles”, etc. De leur côté, les Unionistes accusent le Sinn Fein de jouer la chouette effarouchée dans le but de prouver que l’Irlande du Nord n’est pas viable et de pousser à la réunification de l’île. Quoiqu’il en soit, ce vide politique persistant est complètement déstabilisant. Pour reprendre les propos d’une dirigeante du SDLP (nationaliste), le fonctionnement des institutions autonomes est “au niveau zombie […] L’électorat s’est fait à l’idée que la structure est ingouvernable et la polarisation n’a jamais été aussi forte. Ce vide délégitime la politique”.

Profondément ignorante

Pour le plus grand malheur de l’Irlande du Nord, cette crise sans précédent des institutions autonomes arrive au pire moment. Suite aux élections législatives anticipées de juin 2017 qu’elle avait convoquées, Theresa May, en quête de majorité, s’est retrouvée tributaire des 10 députés du DUP, le parti unioniste d’Arlene Foster.

Difficile au secrétaire d’État à l’Irlande du Nord de mener une politique impartiale dans de telles conditions. C’est d’ailleurs une prétention que Karen Bradley, nommée à ce poste en janvier 2018, n’a même pas pris la peine de revendiquer… Élue dans une circonscription du centre de l’Angleterre, cette politicienne s’est déclarée “profondément ignorante” du dossier irlandais, ce qui ne l’a pas empêchée d’affirmer que les membres des forces de l’ordre qui avaient tué lors des “Troubles” n’étaient pas des criminels mais des personnes “remplissant leur devoir de manière digne et appropriée”.

Autre provocation à l’encontre du camp républicain : Bradley a affirmé que les citoyens irlandais nés dans le nord de l’île ne pourraient participer à aucun référendum britannique et n’auraient pas les même droits que les autres citoyens de l’UE.

Une violation flagrante des Accords du Vendredi Saint —de nombreux citoyens irlandais ont d’ailleurs voté en 2016 lors du référendum sur le Brexit— qui ne fait qu’augmenter la dangereuse polarisation de l’Irlande du Nord.

Le Brexit n’a bien sûr, fait qu’exacerber cette polarisation. En contribuant à l’imposition du Brexit en Irlande du Nord alors que les six comptés, nationalistes en tête, l’ont rejeté par une majorité claire de 56%, le DUP a contribué à rendre encore plus insupportable la tutelle de Londres.

Du pain béni pour les dissidents républicains (pourtant favorables eux aussi à une sortie de l’UE). Pour Brian Kenna par exemple, “le Brexit est une énorme opportunité. Ce n’est pas la raison pour laquelle les gens vont résister à la tutelle britannique, mais ça la met en évidence, ça en donne une image physique. C’est une aide extraordinaire”.

S’ils divergent sur les moyens d’action, les Républicains dissidents et ceux partisans du processus de paix se rejoignent par contre, pour affirmer que le Brexit rend indispensable la tenue d’un référendum de réunification sur l’île.

Vieille revendication républicaine, la réunification est aujourd’hui largement partagée chez des nationalistes plus conservateurs, et pourrait même tenter certains de ceux, dans le camp protestant, qui refusent le Brexit. Ce n’est évidemment pas en mettant en avant le prochain renversement démographique de l’Irlande du Nord en faveur des Catholiques (prévu d’ici 5 ans) que cela sera possible.

Pour l’ancienne présidente de la République d’Irlande, Mary McAleese, il faut plutôt s’appuyer sur le Brexit pour “construire une nouvelle perspective et faire [de l’Irlande réunifiée] un endroit qui transcende les divisions, où les identités multiples sont respectées et intégrées […] autour des principes des Accords du Vendredi Saint et de l’UE”. Il s’agit tout simplement de convaincre que “le meilleur potentiel de cette île et de son peuple sera atteint lorsque l’Irlande du Nord et l’Irlande fusionneront pour former une démocratie européenne moderne”.

Dans cette perspective, l’assassinat de Lyra McKee permettra-t-il se sortir de l’impasse actuelle ? Il y a quelques semaines, il aurait été complètement impensable qu’Arlene Foster mette les pieds dans le bastion républicain de Creggan, où McKee a trouvé la mort. Elle s’y est pourtant fait longuement applaudir lors d’un rassemblement à la mémoire de la journaliste après avoir tenu des propos qu’elle-même ne devait pas penser pouvoir tenir un jour : “votre peine est la mienne. Peu importe que vous soyez Catholique ou Protestant, que vous vous sentiez Irlandais ou Britannique”. Ce qui permet à un élu nationaliste du SDLP local d’espérer que la mort de McKee soit “un moment cathartique”.

Un sentiment partagé par toutes celles et ceux qui ne souhaitent pas que l’Irlande replonge dans la violence, plus de 20 ans après la fin des “Troubles”…

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