J’avais consacré ma précédente chronique à la guerre au Yémen, aux causes et aux protagonistes du conflit. Cette fois-ci, j’approfondirai le rôle joué par l’Arabie Saoudite et ses alliés occidentaux dans la déstabilisation de ce pays très pauvre, en grande partie détruit et durablement divisé.
Depuis ma dernière chronique consacrée aux conséquences dramatiques du conflit au Yémen, la situation ne s’est guère améliorée. Malgré un fort lobbying de l’Arabie Saoudite, le Parlement européen s’est certes prononcé en faveur d’un embargo sur les ventes d’armes à Ryad, mais ce vote n’a aucune valeur contraignante.
La France s’est d’ailleurs empressée de l’ignorer en acceptant de livrer pour environ 3 milliards d’euros d’armes à l’Arabie. Et pour faire bonne mesure, elle décorait de la légion d’honneur le prince héritier et ministre de l’Intérieur Mohammed ben Nayef. Pendant ce temps, un bombardement de la coalition menée par Riyad tuait 119 personnes dont 22 enfants sur un marché de Sanaa. Bref…
Une question s’impose : pourquoi l’Arabie Saoudite s’en prend-elle avec tant de sauvagerie à son misérable voisin, et pourquoi les grandes puissances occidentales lui accordent-elles leur blanc seing ? Ce conflit s’inscrit bien entendu dans le cadre de la guerre froide que se livrent l’Arabie Saoudite et l’Iran. Les rebelles houthistes, qui se sont emparés de la capitale en 2014, se revendiquent du zaydisme, une branche du chiisme, et ils ont souvent manifesté leur admiration pour le Hezbollah libanais.
La proximité des Houthis avec Téhéran est donc réelle, mais très nettement surestimée par l’Arabie Saoudite et, jusqu’à récemment, par le gouvernement Yémenite qui l’exagérait dans l’espoir d’obtenir le soutien de Washington dans sa lutte contre les rebelles.
Mais selon des fuites de Wikileaks rapportées par The Intercept, l’administration américaine écartait régulièrement ces allégations et considérait le combat contre les Houthis comme une affaire domestique yéménite.
Menace fantasmée
Pour l’Arabie Saoudite, la menace houthiste est donc en partie fantasmée, et en partie instrumentalisée : l’opération “tempête décisive” lui permet de montrer qu’elle ne tolérera pas que l’Iran cherche à étendre sa zone d’influence. De même, en excluant l’Iran mais aussi l’Irak (majoritairement chiite) de sa récente coalition “anti-terroriste” de 34 Etats musulmans, Ryad entend marginaliser son grand rival au niveau international en attisant délibérément les tensions confessionnelles entre chiites et sunnites.
L’intervention au Yémen résulte également de tensions dynastiques au sein du royaume. En poste depuis janvier 2015, le nouveau roi Salman a nommé son fils au poste de vice-prince héritier. Egalement ministre de la Défense, ce dernier voyait la guerre au Yémen comme un moyen d’asseoir sa légitimité par rapport au prince héritier et vice-premier ministre (et chevalier de la Légion d’Honneur !) Mohammed ben Nayef.
L’opération n’est certes pas un succès, mais il est déjà assez surprenant qu’elle ait pu avoir lieu. C’est en effet la première fois que l’Arabie Saoudite se lance dans un conflit de cette ampleur sans que ce soit de concert avec les Etats-Unis. Pourquoi ces derniers cautionnent-ils donc cette entreprise hasardeuse ? C’est encore une fois du côté de l’Iran qu’il faut chercher une réponse. En concluant un accord sur le nucléaire avec Téhéran, les Etats-Unis ont suscité la colère de l’Arabie Saoudite et des autres pays du Golfe. C’est en quelque sorte pour les calmer et pour éviter qu’ils ne sabotent l’accord sur le nucléaire iranien que Washington a accepté de les laisser bombarder le Yémen à leur guise.
Les motivations
en grande partie sectaires
du conflit sont du pain béni
pour les différentes organisations
djihadistes qui fleurissent
d’autant plus facilement
que les bombardements
de l’Arabie Saoudite
ont la délicatesse de les épargner.
Pain béni pour les djihadistes
Le Yémen n’avait évidemment pas mérité de faire les frais de ces arrangements. Pour ce pays très pauvre et désormais en grande partie détruit, les perspectives sont très sombres. Pour commencer, on ne voit pas comment le Yémen, réunifié en 1990, pourrait éviter d’éclater. Les revendications sécessionnistes du Sud existent depuis 1994 mais elles ont été accentuées et ont pris un caractère beaucoup plus violent depuis l’opération “Tempête décisive”. Si le président Hadi, renversé en février 2015 par les Houthis, a conclu une alliance avec les forces sécessionnistes, on ne voit pas comment il pourrait gouverner un jour un Yémen unifié.
Mais les conséquences ne se cantonneront pas au seul Yémen. Les motivations en grande partie sectaires du conflit sont du pain béni pour les différentes organisations djihadistes qui fleurissent d’autant plus facilement que les bombardements de l’Arabie Saoudite ont la délicatesse de les épargner.
Quelques jours à peine après le déclenchement de la guerre, Al-Qaida dans la péninsule arabique (AQPA) s’emparait par exemple de la cinquième ville du pays sans être inquiétée. De même, la BBC rapportait il y a quelques jours qu’AQPA combattait aux côtés de la coalition.
Et comme en Syrie, les djihadistes récupèrent une grande partie des armes occidentales ; le Pentagone confessait l’an dernier avoir perdu la trace de 500 millions de dollars d’armes et craignait qu’elles n’aient échoué entre les mains d’AQPA.
Résumons donc : un pays dévasté, des réfugiés par centaines de milliers, et des djihadistes surarmés qui profitent de la déliquescence des institutions…
Nous risquons de payer bien cher notre addiction au pétrole.