Anne-Marie Lagarde docteur en Etudes Basques
Quelques précisions sur la question du genre en langue basque, puisqu’il donna lieu à une brève parenthèse le dimanche 27 septembre au matin lors du très bel hommage à Roland Barthes. “Le basque n’a pas de genre” a-t-il été dit à la table des intervenants présidée par Marie Darrieusecq.
En effet, l’euskara n’a pas de genre attaché au nom, au pronom et à l’adjectif, comme en français ou dans les langues latines et plus largement dans les langues indo-européennes.
Mais il offre la possibilité, grâce à son pronom personnel de 2ème personne du singulier le plus ancien (le pronom Hi dit “familier”, qui remonte à la préhistoire), d’invoquer chacun/chacune en fonction de son sexe, à tous les tours de la conversation, grâce à l’adjonction au verbe d’une marque phonétique différenciée (-n pour le féminin, -k pour le masculin).
Cette forme de rappel sonore de l’identité sexuée se fait, si tant est que l’on “tutoie” quelqu’un, à toutes les personnes de la conjugaison, tous les temps et tous les modes, sauf lorsque l’assertion est remise en cause.
Une telle particularité dialogique –ou duologique, selon l’expression du linguiste Jean-Baptiste Coyos– n’existe dans aucune autre langue connue ou étudiée, comme l’a montré Xabier Alberdi Larrizgoitia dans une thèse soutenue à Gazteiz en 1994.
Pour avoir une idée du processus, voici ce qu’il en est avec le verbe être (izan) en souletin : Ni nük (“je suis”, ô toi homme) / Ni nün (“je suis”, ô toi femme) Hi hiz (“tu es”, forme commune au masc. et au fém.) Hura dük (il/elle est, ô toi homme) / hura dün (il/elle est, ô toi femme), Gü gütük (nous sommes, ô toi homme )/ Gü gütün (nous sommes, ô toi femme ), Ziek zide (vous êtes), Haiek dütük (ils/elles sont, ô toi homme)/ Haiek dütün (ils/elles sont, ô toi femme).
Le mécanisme est le même pour l’auxiliaire “avoir” (uken) et pour tous les autres verbes (qui, pas plus qu’“être” ne portent évidemment de marqueur du sexe à la 2ème personne du pluriel). Combattu en chaire dès le XVIIIème siècle par des prêtres qui y voyaient la marque de Satan parce que ses formes font référence au sexe, le pronom Hi est aujourd’hui frappé de préjugé, souvent abandonné dans l’usage au profit d’un autre pronom singulier issu du pluriel au Moyen-Age (comme “vous” français), Zu, censé exprimer la politesse… par l’effacement du sexe, bien sûr. ‘Zu’ peut être associé à des formes dialogiques, mais elles n’en sont pas constitutives car, à l’inverse de celles que génère le pronom ‘Hi’, on ne les retrouve pas dans toutes les provinces basques.
Avec le “Hi toka/noka” (façon de parler au masculin et au féminin), on se trouve devant une démarche linguistique performative visant à fonder les genres dans l’égalité par une mutualisation des titres du masculin et du féminin. Cette démarche linguistique permet à mon sens d’expliquer (j’ai développé cette argumentation dans une thèse doctorale il y a quinze ans) la très antique et originale “co-seigneurie des maîtres jeunes et vieux” d’Ancien-Régime dont font état les textes des Coutumes d’Iparralde et les contrats de mariage étudiés par Maité Lafourcade, et qui a existé aussi dans les coutumes de Hegoalde même si elle n’a pas été désignée par un nom spécifique. La “co-seigneurie des maîtres jeunes et vieux”, qui consistait à égaliser les statuts des couples de plusieurs générations et de laquelle procédait l’aînesse intégrale (égalisation des sexes par rapport à l’héritage du nom et du bien), aurait été inconcevable d’un point de vue logique (ou plutôt anthropologique) sans le “Hi toka-noka” qui permet, lui, la construction des identités sexuelles sans laquelle une société n’est pas viable.
On ne trouvait cette formule singulière (aux antipodes d’une formule patriarcale) que dans les pays de langue basque. Elle s’accompagnait d’un mode d’alliance spécifique (mariage entre
aîné(e)s et cadet(te)s) destinée à éviter le cumul des biens. La formule coseigneuriale a pu diverger au cours des temps quand certaines maisons sont passées à l’aînesse masculine au XVIème siècle, s’accompagnant d’ailleurs d’une dévalorisation certaine du “Hi noka“, ou forme d’adresse féminine. Et elle s’était perdue là où la langue basque avait été supplantée par la langue romane, même si l’aînesse intégrale s’y était maintenue.