Contraints de négocier avec les indépendantistes

Adriana Lastra (PSOE) et Gabriel Rufián (ERC)
Adriana Lastra (PSOE) et Gabriel Rufián (ERC)

Aux élections législatives anticipées du 10 novembre, le score des deux partis de gauche espagnols, Podemos et PSOE arrivé en tête, a baissé. Il devance à peine celui de la droite et n’atteint pas la majorité absolue. Constituer une majorité gouvernementale suppose donc un passage obligé: négocier avec les souverainistes catalans. Une première rencontre officielle a déjà eu lieu. Avant même d’être constitué, le gouvernement espagnol paraît déjà affaibli et difficilement viable à moyen terme.

Pedro Sanchez a perdu son pari. Il escomptait que les électeurs allaient faire progresser le PSOE pourquoi pas jusqu’aux portes de la majorité absolue, et que son allié Podemos serait contraint de faire l’appoint pour un plat de lentilles. Le soir du 10 novembre, les socialistes n’ont que 120 députés, soit 3 en moins. Quant à Podemos et ses satellites, ils totalisent seulement 38 élus (moins 4). Avec 158 sièges, la gauche devance la droite qui compte 153 députés (*), mais trop loin de la majorité absolue (176), malgré le soutien assuré du PNV (6). Où trouver les 12 voix qui lui manquent? La Coalition canarienne n’a que deux députés. Pas d’autre solution que de négocier avec les indépendantistes. Leur représentation se décompose ainsi: 13 ERC, 8 JxCat, 2 CUP —soit un indépendantiste catalan de plus qu’il y a six mois—, 5 EH Bildu (**) et 1 BNG (Galiciens). Ils ont signé un accord politique, mais JxCat veut à tout prix se démarquer d’ERC avec lequel il est en rivalité. Pedro Sanchez ne souhaite avoir qu’un seul interlocuteur, ERC en tête en Catalogne, qui entraînera les Basques et les Galiciens dans son sillage. L’objectif du chef de gouvernement est d’obtenir pour son investiture —en principe avant la Noël— une simple abstention des indépendantistes, cela le hisserait à une très courte majorité. A moins que les 10 députés de Ciudadanos s’abstiennent. Le vote de députés solitaires, un régionaliste cantabre, un Valencien et le député de Teruel, va s’avérer déterminant. C’est dire combien la situation du premier ministre est extraordinairement fragile. On se croirait en France, sous la IVe république avec ses partis charnières faisant la pluie et le beau temps. La difficulté de rassembler une majorité aux Cortes se renouvellera à chaque approbation de loi ou de budget. Il est de l’intérêt des souverainistes de maintenir le plus longtemps possible le gouvernement espagnol, tout juste la tête hors de l’eau. Le chemin de croix des socialistes démarre.

Aplanissement miraculeux des divergences

Le chef du gouvernement espagnol a senti le vent du boulet. Pendant six mois, il n’était pas parvenu à conclure un accord avec Podemos. Après une heure d’entretien et la répartition de quelques portefeuilles, il est tombé, le 12 novembre, dans les bras de Pablo Iglesias et a signé un texte. La brutale montée en puissance de l’extrême droite Vox (15 % des voix, 52 députés) n’est pas étrangère à cet aplanissement miraculeux des divergences. Mais surtout, Pedro Sanchez ne veut pas apparaître trop affaibli face aux souverainistes et entame des conversations avec les Républicains catalans, d’abord secrètes puis officielles. Au préalable, ERC prend la précaution de consulter sa base, le 25 novembre, 94 % des adhérents apportent leur soutien à la démarche de négociation avec l’Espagne. Les socialistes se contenteraient bien d’une simple déclaration commune. Mais ERC exige la mise en oeuvre d’une Commission de négociation structurée et d’un calendrier. Une première prise de contact a eu lieu le 28 novembre. Quant à JxCat, dirigé par Carles Puigdemont et le président Quim Torra, il souhaite faire partie de la Commission de négociation et indique qu’en l’état actuel des choses, il votera non lors de l’investiture de Pedro Sanchez. Comme les deux députés de CUP (indépendantistes d’extrême gauche).

Dans un contexte aussi délicat, la justice espagnole ne lève pas le pied, comme si Pedro Sanchez voulait jouer les fiers à bras aux yeux d’une opinion publique espagnole à la catalanophobie exacerbée. Le président Quim Torra comparaît le 18 novembre devant un tribunal pour avoir installé au fronton des bâtiments officiels pendant la période électorale, des banderoles en faveur des preso. Il reconnaît la désobéissance et en un geste de défi, nie à un tribunal espagnol le droit de le juger. Seul le parlement catalan en a la légitimité. Le président risque une privation de ses droits civils et politiques durant 20 mois.

Fermeture de délégations étrangères

Le 30 octobre, le tribunal constitutionnel réduit à néant un plan de développement de délégations catalanes à l’étranger mis en place par la Generalitat. Depuis la levée de l’article 155 suspendant l’autonomie, Barcelone a ouvert des délégations à Londres, Genève et Berlin. Elles devront fermer leurs portes. Le projet d’ouverture de trois autres situées à Mexico, Buenos Aires et Tunis n’aboutira pas. La Cour des comptes cite à comparaître fin janvier Carles Puigdemont, Oriol Junqueras et treize de leurs ex-ministres. Ils devront rembourser sur leurs fonds personnels les sommes dépensées par leur gouvernement pour l’organisation du référendum d’autodétermination du 1er octobre 2017. Le carcan espagnol ne desserre pas son étreinte. La gestion judiciaire du conflit politique initiée par le PP est maintenue par les socialistes qui, contraints et forcés par les circonstances, ouvrent la porte de la voie politique. Bien que les indépendantistes catalans n’atteignent pas en nombre de voix la majorité absolue, ils ne lâchent rien. Le parlement catalan persiste et signe. Le 12 novembre, il approuve une nouvelle motion qui réclame “l’exercice concret du droit à l’autodétermination”. Dans l’heure qui suit, le texte est suspendu par le tribunal constitutionnel et son procureur ouvre une enquête pour tenter d’inculper le président de l’assemblée catalane Roger Torrent. Le 26, rebelote, le parlement réaffirme le droit à l’autodétermination des Catalans et leur rejet de la monarchie. D’ici quelques jours, nous saurons si les négociations hispano-catalanes avancent et quel est le contenu de cette première étape. A moyen terme, les solutions politiques sont connues. L’amnistie des dirigeants politiques catalans incarcérés et en exil, mais surtout une évolution institutionnelle. Bien que l’Espagne refuse de se l’avouer à elle-même, il s’agit d’une réorganisation du pays sous la forme d’un Etat fédéral et de la reconnaissance de la Catalogne en tant que nation. Comme le Pays Basque, elle n’est aujourd’hui qu’une nationalité, seule l’Espagne est une nation. Sous la pression du PSC, l’antenne catalane du PSOE, le parti au pouvoir a déjà inscrit le fédéralisme dans son programme, mais du bout des lèvres. En Navarre, les socialistes ont pris les devant. Ils savent qu’ils ne dirigent la communauté forale que grâce à l’abstention d’EH Bildu. Aussi, la présidente socialiste Maria Chivite associe d’entrée les souverainistes aux discussions préparatoires du budget 2020.

Le PNV remet le couvert

Les autres partis périphériques veulent aussi tirer leur épingle du jeu. Le PNV entend bien vendre au prix fort les votes de ses six députés. Ses demandes ont déjà été présentées aux socialistes lors du scrutin d’avril dernier: dotation financière pour la connexion TGV entre les trois capitales provinciales de la Communauté autonome, calendrier du transfert des 33 compétences qui manquent à l’appel depuis… 1979, date de la mise en oeuvre du statut d’autonomie. Pour faire bon poids, le PNV en ajoute quatre: Inspection du travail et sécurité, Institut national de la Sécurité sociale, gestion du régime économique de la Sécurité sociale et Institut de la marine. L’accord du PNV avec les deux partis de gauche espagnols facilite une alliance du même type pour la gestion de la Communauté autonome basque. Le PNV allié avec le PSOE ne détient pas la majorité absolue qui lui permettrait de faire approuver le prochain budget. Le soutien de Podemos enlèverait ainsi au PNV une belle épine du pied. Malgré les réticences de deux députés issus d’IU, l’affaire devrait être prochainement conclue avec Podemos, en échange de mesures fiscales et sociales en faveur des salariés. Histoire de faire monter la pression en ce temps de négociation avec Madrid, le 28 novembre au parlement de Gasteiz, le PNV fait approuver avec le soutien d’EH Bildu, une résolution qui défend le “droit de décider” et une relation avec l’État fondée sur “l’égalité, la bilatéralité et la négociation”. Le PP et le PSOE ont voté contre, Podemos s’est abstenu.

Les Canariens veulent eux aussi profiter de cet alignement de planètes inédit en Espagne. Ils demandent aux socialistes une loi de stabilité budgétaire, deux conventions, l’une sur les infrastructures routières (un milliard d’euros d’ici 2025) et l’autre sur les infrastructures hydrauliques. Mais Ana Oramas, porte-parole de la Coalition canarienne et députée depuis onze ans, connaît bien les Espagnols et demeure sur ses gardes : Madrilen, aitzinetik irriñoak, eta gibeletik ostikoak…

Le seul député valencien de Compromís est décidé à vendre chèrement sa voix. En faveur de sa communauté autonome, il veut que soit garanti un investissement à hauteur de 10 % du budget de l’État et veut négocier un nouveau système de financement de sa région. Compromís demande que l’Espagne prenne en charge 450 millions d’euros dépensés pour la construction d’une marina sur le port de Valence lors de la Coupe de l’America. Madrid devra en outre participer à hauteur de 50 % (au lieu des 12 % actuels) au financement de la loi sur les personnes dépendantes et investir davantage en faveur des trains de proximité.

Secouer le cocotier

Quant aux nationalistes galiciens du BNG, ils comptent bien obtenir le transfert des compétences sur la gestion de l’autoroute AP-9 et les infrastructures ferroviaires, faire grossir la part de l’État dans la prise en charge des personnes dépendantes et améliorer les liaisons portuaires qui demeurent du ressort de Madrid.

Le train est également au centre des préoccupations des régionalistes cantabres. Ils veulent que se concrétise un accord déjà signé en juillet avec les socialistes, portant sur la liaison ferroviaire entre Santander et Madrid, ainsi qu’entre la Cantabrie et Bilbao.

Tous ont compris que c’est le moment ou jamais de secouer le cocotier avec vigueur. Une coalition gouvernementale affaiblie et dépendante, un premier ministre sur un siège éjectable, rien de tel pour que les “périphériques” si longtemps méprisés, soient enfin entendus.

Avec les souverainistes catalans et basques, ils tiennent le gouvernement espagnol par les kos… Leur intérêt est de s’entendre avec Madrid le plus longtemps possible. Non seulement pour que les interlocuteurs restent au pouvoir, mais surtout pour faire évoluer les institutions. Une telle opportunité ne se présente pas tous les quatre matins et le risque d’un retour aux affaires de l’union des droites est toujours possible.

La montée en puissance de Vox conduit le PP à durcir son discours centralisateur. L’ex-premier ministre Jose-Maria Aznar souffle sur les braises : la gauche va s’agenouiller devant les Catalans, la patrie est en danger. Au sein du PP comme de Ciudadanos, certains dirigeants proposent que les deux partis apportent leur soutien au futur gouvernement socialiste pour qu’il ne dépende pas des indépendantistes catalans, “un drame à éviter à tout prix”.

Au nom de l’Espagne une et indivisible, l’interdiction des partis souverainistes est désormais évoquée sans tabou. Un changement de la loi électorale aussi. Il suffirait que les Espagnols décident que seuls les partis ayant obtenu plus de 5% des voix dans dix ou quinze provinces puissent envoyer des députés aux Cortés, pour que les abertzale catalans et basques soient privés de toute représentation. Dans le but de verrouiller la domination de la grande nation sur les petits peuples sans Etat, l’imagination des juristes est infinie. Le traumatisme de 1898 qui vit la perte de Cuba —alors colonie d’Amérique centrale— est encore vif dans les mémoires.

(*) La droite se compose de 89 PP, 2 Navarra+, 52 Vox et 10 Ciudadanos.

(**) Avec un député de plus pour un total de 5, pour la première fois, EH Bildu pourra constituer un groupe parlementaire, ce qui augmente largement ses moyens d’action aux Cortes et son temps de parole.

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