C’est sans conteste une image choc: Martin McGuinness serre la main de la Reine Elizabeth sous le regard attendri du leader unioniste Peter Robinson. L’ancien chef d’état major de l’IRA tout sourire aux côtés de la Reine d’Angleterre, chef des forces armées britanniques… Cette photo prise en juin en marge de la visite de jubilé de la Reine à Belfast a fait couler beaucoup d’encre. Du côté du Sinn Fein, qui avait boycotté la visite de la Reine en République d’Irlande un an auparavant, on a tâché d’expliquer ce revirement. La rencontre avec la Reine s’inscrirait selon McGuinness dans «le processus de réconciliation nationale» et serait une manière de «tendre la main aux Unionistes à travers la personne de la Reine Elizabeth». Gerry Adams insiste: «une des clefs de l’unification de l’Irlande est l’aptitude [des Républicains] à convaincre une partie des Unionistes que c’est une bonne décision pour eux»; pour l’instant, ils semblent davantage enclins à crier au «piratage» du jubilé de la Reine… Quant à la majorité de la presse anglaise et aux dissidents républicains, ils se retrouvent – une fois n’est pas coutume – pour railler la «capitulation» de McGuinness, à l’instar du Daily Telegraph selon qui «l’establishment britannique achève le désarmement de Martin McGuinness». De manière plus constructive, l’ancien gréviste de la faim et syndicaliste Tommy McKearney estime qu’il aurait été préférable de refuser de rencontrer la Reine. «Cela aurait été une étape importante pour inviter [les Unionistes] à considérer le républicanisme irlandais comme une philosophie cohérente plutôt que comme une identité ethnique hostile».
Avancées peu perceptibles
Force est en effet de constater que dans les zones ouvrières les plus pauvres, les avancées du processus de paix sont assez peu perceptibles et que les tensions entre catholiques et protestants sont plus vives que jamais. Belfast compterait par exemple 99 murs de séparation entre zones protestantes et catholiques contre seulement 26 en 1994, à la fin officielle des «Troubles». De même, les affrontements liés aux parades orangistes ne connaissent aucun fléchissement. Ces sept dernières années, 1.200 policiers auraient été blessés lors de tels affrontements, dont de nombreux cet été. Le 12 juillet, jour de la célébration de la victoire du roi protestant William d’Orange contre le roi catholique James II à la bataille de Boyne (1690), une fanfare loyaliste de Shankill Road a entonné malgré une interdiction officielle des chants sectaires devant l’église catholique de St Patrick; de violents combats ont par la suite opposé la communauté catholique locale aux manifestants orangistes. Et ce scénario archi-classique s’est reproduit à plusieurs reprises durant l’été… Fait notable, des membres des groupes paramilitaires loyalistes UDA et UVF y ont été remarqués. Bien que ces deux organisations soient officiellement en trêve, de nombreuses sources rapportent qu’elles seraient pressées par leur base de s’en prendre aux dissidents républicains.
Cette menace semble d’autant plus plausible que les groupes armés républicains opposés au processus de paix sont en pleine reconfiguration et ont eux aussi attiré l’attention cet été. La Real IRA, la RAAD (Republican Action Against Drugs) et Oglaigh na hEirean ont en effet annoncé le 26 juillet qu’elles fusionnaient pour former une nouvelle organisation nommée sans grande originalité «IRA». La Real IRA est issue d’une scission de l’IRA en 1997 et est tristement célèbre pour l’attentat d’Omagh en 1998; la RAAD rassemble des ex-membres de l’IRA et des dissidents, et vise les trafiquants de drogues; enfin, Oglaigh na hEirean est une coalition de petites organisations armées dissidentes. Seul le plus ancien des groupes armés dissidents, la Continuity IRA, a choisi de ne pas participer à cette nouvelle organisation.
Le décalage s’installe
L’objectif de cette reconfiguration est bien sûr de coordonner les efforts contre le processus de paix, en se nourrissant d’un mécontentement croissant. Comme le souligne Tommy McKearney, «le gouvernement autonome n’a quasiment aucune incidence sur la vie quotidienne de la population. De manière inquiétante, la nouvelle IRA est concentrée sur les zones où les privations sont les plus sévères», comme par exemple à Derry où le chômage des jeunes atteint 40%.
Les politiciens des deux camps actuellement au pouvoir sont convaincus des vertus du processus pour avoir vécu dans leur chair des années de conflit, mais les événements de cet été suggèrent que ce ne sera peut-être pas le cas avec la prochaine génération. Il est en tout cas flagrant qu’un décalage s’installe entre le bon fonctionnement de la cohabitation Républicains/Loyalistes à Stormont et la persistance des clivages sectaires sur le terrain. La belle photo de McGuinness et de la Reine a pour ces raisons assez peu convaincu l’ancienne députée et militante républicaine et socialiste Patricia Devlin: «Ce n’est pas pour déprécier ce genre de choses, mais elles doivent être des représentations de quelque chose de réel, pas des substituts, et pour moi, ce ne sont que des substituts de choses réelles».
Le 29 septembre prochain, plus de 20.000 manifestants orangistes fêteront le centenaire de la signature de l’Ulster Covenant, un pacte unioniste opposé à l’indépendance irlandaise. Ils devraient défiler dans Belfast et passer en particulier devant l’église St Patrick. Au vu des émeutes de cet été, on peut redouter sinon le pire du moins la fin de l’illusion rassurante d’une bonne entente intercommunautaire dont nous bercent avec bienveillance les dirigeants du Sinn Fein et du DUP…