Le GAL dans le contexte politique, diplomatique et judiciaire européen

Emmanuel-PIERRE Guittet n’est pas un inconnu en Iparralde. Alors jeune enseignant à l’Institut d’Etudes Politiques de Paris et invité à Bayonne en octobre 2001 lors d’un forum d’Oroit eta Sala, il y fit une intervention très remarquée sur le GAL. Il publie aujourd’hui un ouvrage: «Antiterrorisme clandestin, antiterrorisme officiel, chroniques espagnoles de la coopération en Europe». En 150 pages d’une synthèse très dense, il réussit là un tour de force: brosser le tableau de près de trente ans d’efforts politiques, diplomatiques, juridiques, policiers et judiciaires, idéologiques et sémantiques déployés par l’Espagne pour venir à bout d’ETA dans le cadre européen. On le sait, la raison et la déraison d’Etat puis l’action qui en découlent, s’avancent masquées, tout particulièrement en matière d’antiterrorisme. Le mérite de E-P. Guittet est de présenter sans s’y perdre, de révéler et de décrypter les actions mises en œuvre sur une longue période. Le GAL «cadavre important dans l’histoire de l’antiterrorisme espagnol», est dans cette affaire un moment essentiel, mais ce n’est qu’un épisode dans l’immense bras de fer opposant les acteurs en présence. Moment d’opposition violente de la part d’une «organisation-écran», le GAL veut faire plier un Etat voisin dans le sens d’une meilleure coopération policière et judiciaire à l’encontre des militants d’ETA.

Faire reconnaître l’antiterrorisme
comme légitime
Sur la base d’une impressionnante documentation qu’il parvient à mettre en faisceaux pour faire sens —déclarations officielles et diplomatiques, accords internationaux, textes de lois, archives de partis, minutes de procès, articles de presse, témoignages d’hommes politiques, de Gilles Ménage à Pierre Guidoni en passant par Rafael Vera— l’auteur décortique magistralement un ensemble de mécanismes. Il les resitue dans une perspective: le poids de l’influence espagnole pour faire connaître et reconnaître l’antiterrorisme comme légitime, avouable tel qu’il se présente aujourd’hui. La coopération antiterroriste devient peu à peu un impératif politique, un marqueur identitaire chargé de signification rassurante, et aboutit à sa consécration: le Protocole sur le droit d’asile des ressortissants de la Communauté européenne (1997) et le mandat d’arrêt européen. Avec l’évolution du corpus juridique qui passe de la suppression du statut de réfugié à l’expulsion en urgence absolue, la rafle d’octobre 1987, ou encore l’interdiction de Batasuna et de journaux basques, un arsenal cohérent et ramifié se met en place durant les années 90 et 2000, tant en Espagne que dans le reste du Continent. Il apparaît dès lors en peine lumière sous la plume de E-P. Guittet. La montée en puissance durant ces années du discours sur la coopération antiterroriste entre Etats européens transforme ainsi l’explication des origines du GAL. L’attentat de la rue des Rosiers dès 1982, puis ceux du métro Saint-Michel comme ceux du 11 septembre, constituent des moments-clefs qui permettent évidemment à l’Espagne de revenir à la charge pour convaincre, en particulier son voisin français.

L’autre aspect plus feutré
La permanence du travail diplomatique espagnol auprès des pays européens, la constance de ses efforts quels que soient le couleur des gouvernements, permettent d’évaluer l’ampleur des motivations qui animent Madrid. On savait par l’indiscrétion de quelque haut responsable, que sur le plan de l’action policière, les moyens financiers mis à disposition par l’Etat espagnol pour financer la répression contre ETA étaient «illimités». Grâce au livre de Emmanuel-Pierre Guittet, on a une idée plus précise de l’autre aspect plus feutré de ce bras de fer, celui des moyens politiques, diplomatiques et juridiques à l’échelle européenne et ce, dans la durée. Une dimension et un poids dont les indépendantistes basques n’ont jamais véritablement pris la mesure. Ils en payent aujourd’hui très cher le prix et avec eux, l’ensemble des formations abertzale.
La bataille se joua aussi sur le plan du langage. Emmanuel-Pierre Guittet note que «le terme de “terroriste” est impropre pour dire et analyser la dissymétrie qui existe entre les organisations clandestines usant de moyens violents et les pouvoirs publics, et ce, parce que le mot relève d’un jeu d’accusation sans réponse possible pour celui qui en est taxé. Dans la lutte pour l’accréditation de la vision légitime, entre les pouvoirs publics et l’organisation clandestine, les premiers détiennent un pouvoir de dire le vrai, proportionné à la reconnaissance qu’ils reçoivent de la population dont ils se présentent à la fois comme l’expression et la garantie de sécurité. Le terme est profondément politique et il n’est pas un concept; il implique derechef une prise de position qui ruine toute tentative d’objectivité». Le terroriste, c’est toujours l’autre.

La guerre des mots
Les pages que l’auteur consacre à la réécriture de l’antiterrorisme clandestin au prisme de la coopération officielle, sont très éclairantes, tant dans cette affaire, la guerre des mots est capitale. A cet égard, on relira avec délices la fameuse déclaration du général espagnol José Saenz de Santamaria, cheville ouvrière de la lutte contre ETA: «Dans la lutte antiterroriste, il y a des choses que l’on ne doit pas faire. Si on les fait, il ne faut pas le dire. Si ça se dit, il faut tout nier» (El Pais du 24 février 1995). Systèmes d’explication, discours de justification et de légitimation, efforts et contorsions juridiques pour dépolitiser la violence et permettre enfin d’extrader un Basque, hier réfugié politique, devenu aujourd’hui terroriste, glissements des mots et du droit, mécanisme de réassurance circulaire en confondant allègrement Etat de droit, démocratie et raison d’Etat, la victoire des autorités espagnoles est d’avoir réussi à imposer l’idée que l’infraction politique renvoie à l’impunité et que cette association est politiquement intolérable dans une communauté de démocraties.
L’analyse des désirs «rivalitaires» et du mimétisme entre ETA et le GAL fera sans doute grincer les dents de quelques lecteurs abertzale, mais l’éclairage des thèses de René Girard sur ce dossier, constitue un des passages les plus passionnants du livre. Parce qu’il dérange.

Patriotisme vertueux et bonne foi
Nous ferons ici à peine allusion au rôle essentiel des médias et de l’opinion publique dans ce conflit, celui des clubs où policiers et décideurs tissent des liens informels, à la logique de «patriotisme vertueux» et la «bonne foi» des commanditaires des attentats, à l’importance des multiples sommets franco-espagnols (1), à l’échange d’informations policières en temps réel, autant d’aspects que E-P. Guittet souligne et qui font tout l’intérêt de sa brillante synthèse. La multiplication des références en notes, selon une méthode de travail universitaire rigoureuse, ajoutent un plus non négligeable à la qualité de cet ouvrage qui retrace également la généalogie de l’arsenal antiterroriste en droit interne depuis Franco, ainsi que la série de pactes antiterroristes signés entre partis politiques espagnols à partir de 1975.

Amnésie et paradoxes
L’histoire du GAL n’est pas banale. Elle a défrayé la chronique et a donné lieu à l’incarcération de bon nombre de dirigeants politiques, dont un ministre de l’Intérieur. Il s’agit de loin du mouvement le plus meurtrier ayant opéré à l’époque sur le territoire de l’Etat français, alors que d’autres ont été beaucoup plus médiatisés. Pourtant cette histoire est aujourd’hui frappée par l’oubli. Ce n’est évidement pas un hasard, tant l’amnésie fait partie des armes de tout peuple, de tout Etat dominant. Les ouvrages en français sur le GAL sont rarissimes. L’immense intérêt du travail d’Emmanuel-Pierre Guittet est de déchirer le voile; il analyse les faits, les met en situation, reconstitue la trame de tout un ensemble en étayant chacun des éléments apparemment disparates, sur un thème aussi chargé d’idéologie, de passions, de non-dit, de discours tautologiques et de présupposés, de paradoxes parfois. Son livre n’est pas un livre de plus sur ETA ou le Pays Basque comme on en voit tant… Il intéressera plus d’un lecteur outre-Bidassoa, gageons qu’il gagnera à être traduit.

(1) «A l’identique des récits mythiques, la genèse de la coopération européenne en matière de lutte contre le terrorisme s’organise et se fonde dans ce décorum, magie de l’institutionnalisation collective», page 136.

n Emmanuel-Pierre Guittet: “Antiterrorisme clandestin, antiterrorisme officiel, chroniques espagnoles de la coopération en Europe”, Athéna éditions, 156 pages, 2010. En vente 17 e dans les bonnes librairies.

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