Le sociologue Rodolphe Christin décrypte brillamment un phénomène que nous connaissons bien. Entre “mondophagie”, pollution et disparition des spécificités, son réquisitoire dessille nos yeux et ouvre la porte à une autre démarche de la part des touristes eux-mêmes.
Ils fréquentent en masse le Pays Basque et nous-mêmes sommes aussi des touristes dans notre propre pays ou ailleurs. Quel que soit le côté de la barrière où nous nous situons, le Manuel de l’anti-tourisme de Rodolphe Christin nous invite à une réflexion salutaire et sans concession. Un livre revigorant qui met en mots nos ressentis et explicite les situations.
Avec le terme barbare de mondophagie, l’auteur commence par montrer, chiffres et faits à l’appui, comment le phénomène occidentalisé du tourisme transforme les lieux en produits, vante la diversité du monde et la détruit d’un même élan. “Le tourisme est le luxe d’une minorité dont l’impact concerne une majorité”, cette minorité tente d’aller partout où l’on cherche à attirer son pouvoir d’achat. Le phénomène “dessine un clivage subtil entre ceux qui ont les moyens de profiter du monde et les autres qui sont là pour les servir. Profiter du monde ne revient-il pas à le consommer dans un frénétique élan de mondophagie ?”
Les départs se font plus fréquents pour des durées plus courtes et des destinations plus lointaines, le recours à l’avion va croissant, avec un impact climatique dévastateur. L’exemple du comportement du financier Bernard Mariette —Enbata n°2366— en est la caricature. Le paradoxe veut que les pays de destination comme la Méditerranée souffrent et meurent du tourisme autant qu’ils en vivent. Le tourisme aujourd’hui tue ce dont il vit, en véritable parasite mondophage. Il préfère le divertissement à la diversité. Que vous soyez sur un bord ou sur un autre de la Grande bleue, les traits du paysage sont identiques, même architecture, mêmes produits pour attirer le visiteur. On assiste ainsi à une triple standardisation. Standardisation des espaces d’accueil aménagés et sécurisés, modèles interchangeables de signalétique et d’affichage publicitaire. Standardisation des mentalités et des pratiques des sociétés d’accueil dont les acteurs sont confrontés à un devoir mimétique de professionnalisation au nom de la qualité et de la compétence. Standardisation des pratiques touristiques elles-mêmes.
Phantasme de virginité
L’ingénierie touristique se met en place et s’empare d’un pays. Elle est habile en sachant orienter nos désirs vers ce qui les contredit. Ses ingénieurs vendent de la nature sauvage dans des parcs où tout est balisé. Vendre de l’aventure organisée est l’exact contraire de l’aventure, pourtant l’illusion demeure. “Si nous n’avons pas le temps d’aller voir le décor, on le reproduit sur des pancartes qui jalonnent l’autoroute, ‘Paysage du Beaujolais’, ‘Château du XIIIe siècle’, il n’y a pas d’autre réalité que le décor”. L’espace est devenu parc, le touriste endosse alors le rôle du spectateur et l’habitant celui d’acteur. L’itinéraire du touriste est désormais dépendant d’un tissu serré de prestations qui capture son expérience au risque de tuer son voyage, en vidant son compte en banque au passage. C’est ce qu’on appelle une offre structurée, celle qui fait se rengorger les développeurs et se frotter les mains des affairistes. Dans cette affaire, la “liberté” touristique doit demeurer une illusion. “Le résultat est le pilotage des flux et l’artificialisation des lieux, même si la publicité les passe sous silence car elle continue, inlassable, à en vanter l’authenticité”, précise Rodolphe Christin(1). Le phantasme de virginité naturelle d’un site nous fait oublier que la nature des uns est la culture des autres.
La prétendue “générosité” du porte monnaie du touriste sert de justification afin de poursuivre l’autochtone de ses assiduités. Ne l’oublions pas, qui donne tient. Le rapport dominant/dominé a la vie dure. Le tourisme travaille à l’occidentalisation du monde, c’est à dire brisant avec plus ou moins de douceur et une redoutable efficacité des identités locales et des arts de vivre ensemble, au nom du progrès et de la lutte contre la pauvreté. Pour reprendre les propos de l’ethnologue Pierre Clastres, “la plus formidable machine à produire est la plus effrayante machine à détruire. Races, société, individus, espaces, nature, forêt, sous-sols, tout doit être utilisé, tout doit être productif, d’une production poussée à son maximum d’intensité”.
Toujours les résidences secondaires
Le productivisme des vacances… elles doivent être organisées contre la peur du vide. Pendant les vacances, le temps ne doit pas rester vacant. Il faut exciter une demande par des moyens adaptés, remplir les vides à tout prix avec des activités qui justement ont un prix, fustige Rodolphe Christin. D’où un développement et une structuration de l’offre avec fléchage adéquat sur le terrain. Le nombre des nuitées devient le critère d’évaluation absolu de la réussite de ce management du tourisme organisé. Quantifier, calculer, maximiser, optimiser le retour sur investissement, telles sont les obsession des acteurs du développement touristique. Cela aboutit à “la mise en production des territoires”.
La concurrence des pouvoirs d’achat débouche inévitablement sur l’augmentation des prix de l’immobilier, elle génère la concurrence entre la population locale et les “autres”. On assiste ainsi à la “prolifération des résidences secondaires qui tue la vie locale en occupant l’espace, sans vraiment l’animer”, aux conflits d’usage, à “l’artificialisation des paysages qui tue leur splendeur et domestique leur sauvagerie pour la transformer en image”.
La concurrence des pouvoirs d’achat
débouche inévitablement
sur l’augmentation des prix de l’immobilier
et génère la concurrence
entre la population locale et les “autres”.
On assiste ainsi
à la “prolifération des résidences secondaires
qui tue la vie locale en occupant l’espace,
sans vraiment l’animer”.
La marchandisation du monde, le trop d’images qui ne montrent plus mais d’abord se montrent, générant des images sans imagination, leur instrumentalisation par la technique et le capital, autant de dérives que révèle et développe l’écrivaine Annie Le Brun dans son dernier livre(2). Le tourisme responsable, solidaire, écologique, tâtonnant sur la voie d’une “éthique” du voyage volontiers paternaliste, ne trouve guère grâce aux yeux de notre auteur. Il pointe que le secteur touristique, comme rongé par quelque remords, commence à douter de lui-même. Il n’est pas tenté par le suicide économique, il espère durer. “Comment devenir durable comme le développement ? Comment faire durer le développement et le tourisme avec lui ? Comment durer sur le marché des concepts et des tendances ? Il demeure coincé” dans un circuit fermé dont une certaine rationalité économique a jeté la clef. Au moment où disparaissent les nomades traditionnels, l’imaginaire du nomadisme fait rêver nos sociétés. On parle à tout bout de champ ou plutôt à tout coin de bureau et de rue, de ces technologies portables soi-disant “nomades” qui accompagnent le prétendu “nomade” hyper moderne. Pour l’auteur, il faudra bien un jour sortir de la société touristique pour faire cesser la touristification du monde.
L’identité, partie des communaux
Dans les sociétés proches ou lointaines ouvertes aux visiteurs, il y a des modes de vie et des modèles relationnels indiquant de quoi soutenir l’avenir de nos sociétés rongées par un individualisme concurrentiel et une rupture d’avec la vie qui habite et anime la “nature”. Le désir de l’Occidental sent le plus souvent de manière confuse que se trouvent là, virtuellement, des forces de régénération culturelle. “L’identité devrait faire partie des communaux”, affirme Rodolphe Christin paraphrasant Ivan Illitch. Pour le lecteur basque, un tel point de vue fera écho aux notions telles que auzoko, auzolan, etxekoz etxeko que décryptent Michel Duvert ou Xabier Itzaina(3). Elles concernent le “commun”, les relations sociales, la gestion des terres communes. Dans une “planète bocalisée”, le devoir de loisir est le corrélat du devoir de travail, souligne Rodolphe Christin : “Le tourisme est partie prenante de l’ordre social. Grâce à lui, nous sommes prêts à nous vendre à fond à notre activité productive, celle qui finance justement la gamme de nos loisirs. Le tourisme est une compensation thérapeutique permettant aux travailleurs de tenir la distance et d’accéder aux mirages de la qualité de vie, au milieu d’un air, d’une eau d’une terre pollués comme jamais auparavant”.
On assiste ainsi à une triple standardisation,
des espaces d’accueil aménagés et sécurisés,
modèles interchangeables de signalétique et d’affichage publicitaire,
des mentalités et des pratiques des sociétés d’accueil
dont les acteurs sont confrontés à un devoir mimétique de professionnalisation
au nom de la qualité et de la compétence, des pratiques touristiques elles-mêmes.
Comment échapper au tourisme, s’évader d’un phénomène à la fois symptôme et consolation de certains humains ? Les pistes proposées par Rodolphe Christin sont à la fois philosophiques et pratiques. Il fait l’éloge de la lenteur, de l’attention et du silence, privilégie le chemin à la destination, la sobriété et les mobilités douces, le moindre impact de nos comportements, la discrétion et la bienveillance. Il fait même appel aux philosophies orientales. Nous voilà proches d’un Pierre Rabhi ou des stoïciens de l’Antiquité, aux antipodes des appétits de nos décideurs et leurs impératifs de rendement. “Davantage de silence, moins de bruit ; moins d’agitation, plus de conscience”. Tout cela exige un grand pas de côté sur le plan individuel mais aussi collectif. “Plus être que paraître” dirait Antoine d’Abbadie en son château hendayais. Traverser Les eaux étroites tel Julien Gracq, parcourir le plateau de l’Aubrac ou la Drôme comme André du Bouchet ou Philippe Jaccottet, gravir les pentes d’Aizkorri avec pour tout viatique quelques textes de Bitoriano Gandiaga, n’est pas donné à tout le monde. Cela mérite un effort.
L’acuité sans concession du regard de Rodolphe Christin nous rend plus lucide, ce vade mecum en poche, nous visiterons mieux le Roncal profond ou la vallée de Karrantza. Il pose les questions de fond et éveille nos consciences sur l’art d’habiter dans ce qui sur cette terre prend le nom d’Euskal Herri. Est-il trop radical et utopique ? C’est le tremblement de terre du Covid qui est radical. Il nous oblige. A reconsidérer radicalement notre rapport à l’autre et au monde.
(1) Le livret récemment paru chez nous, Senpere ezagutuz, est comme l’illustration parfaite d’un phénomène que nous masquons à nous-mêmes.
(2) Annie Le Brun et Juri Armanda, Ceci tuera cela, image, regard et capital, Stock, Les essais, 296 p. 20 eusko.
(3) https://etxeatauzoa.blogspot.com/2017/12/hitzaldi-lehena.html – https://kanaldude.eus/bideoak/4503-etxekoz-etxeko-herritarren-gogoeta + Rodolphe Christin : Manuel de l’anti-tourisme, Editions Ecosociété, col. Polémos, 2017, 144 p. 12 euskos. + Pour en savoir plus, le numéro de la revue L’offensive consacré à L’horreur touristique : https://offensiverevue.wordpress.com/2015/02/02/offensive-14/