Les réponses à la pandémie dans la plupart des Etats occidentaux révèlent à quel point la perte du sens de l’interdépendance, alliée à la verticalité des injonctions, amènent à une déresponsabilisation générale dont les plus faibles paient le prix. De quoi en tirer quelques enseignements pour tout ce que nous avons à construire.
Perte de sens collectif
Un des éléments les plus marquants dans le glissement de la réponse à la pandémie entre mars 2020 et la situation actuelle est l’énorme recul du sentiment de responsabilité vis-à-vis d’autrui. L’action de la plupart des autorités publiques d’Europe du Sud et de l’Ouest a joué un rôle décisif dans ce recul, en ayant combiné deux erreurs : une approche policière plutôt que scientifique de la prévention des risques, et une réponse reposant sur les comportements individuels plutôt que les changements structurels nécessaires. Dès 2020, coller des amendes à des gens sur la plage a été priorisé par rapport à une campagne de communication expliquant clairement la transmission aérosolisée du virus et ses corollaires pratiques. Le résultat est un double échec sanitaire et politique: des milliers de morts et de séquellaires de long terme évitables, et un nombre grandissant de personnes pour qui le refus de porter un masque est devenu synonyme de résistance à l’arbitraire étatique. Ensuite, en 2021 les autorités publiques toujours aussi impréparées se sont accrochées de tout leur poids aux vaccins comme à la seule bouée de sauvetage disponible, quitte à la distendre jusqu’au point où elle ne flotte plus. Des vaccins générant une réponse immunitaire systémique et conçus pour limiter les symptômes graves mais pas conçus pour empêcher la transmission virale (pour cela il faudrait une réponse immunitaire mucosale) ne font que réduire cette dernière dans les semaines suivant le rappel vaccinal, et c’est déjà bien. Pourtant les différents pass établis dans de nombreux Etats européens font en pratique comme s’il s’agissait de vaccins empêchant la transmission. Le résultat, à nouveau, est un double échec sanitaire et politique: des milliers de morts et de séquellaires de long terme évitables, et un nombre toujours important de personnes pour qui le refus du masque puis désormais du vaccin est devenu synonyme de résistance à l’arbitraire étatique. Enfin ces dernières semaines le variant B.1.1.529, dit Omicron, vient mettre à mal une protection collective déjà bien chancelante (seule demeure la protection vaccinale contre les formes sévères, à un niveau amoindri par rapport aux variants précédents) mais de nombreux Etats persistent dans l’impasse du tout-vaccinal (sanitairement insuffisant), tout en abandonnant l’une après l’autre les mesures de prévention. Le bénéfice sanitaire en sera marginal voire quantitativement annulé par l’explosion du nombre d’infections, et – ce qui est à redouter – les cas de covid long vont exploser. Autant dans ce “laisser courir” grandissant que dans la colère qui répond au pass vaccinal, la question de la protection collective, de la justice sociale, de la responsabilité vis-à-vis d’autrui, de la place des plus précaires et de tous les physiologiquement imparfaits (1) est totalement absente. Seule demeure la défense de libertés individuelles, il n’y a plus de nous.
Injonctions confuses contre responsabilisation collective
Trop de police et pas assez de science, trop d’injonctions individuelles et pas assez de réflexions structurelles. Comme l’a relevé José-Luis Jimenez, chercheur en chimie de l’air et lanceur d’alerte sur la transmission aérosolisée du SARS, beaucoup d’injonctions mises en avant font reposer toute la responsabilité de la dynamique épidémique sur les comportements individuels et en dédouanent les instances publiques. C’est par exemple le cas du lavage des mains (on sait aujourd’hui que son utilité est marginale à nulle contre ce virus) ou du vaccin (en supposant qu’il suffirait à lui seul à empêcher les infections et que tout le monde y aurait accès). En revanche, communiquer clairement sur le fait que le virus se transmet essentiellement par aérosols implique une responsabilité des institutions publiques dans la fourniture de masques efficaces et la mise en place de systèmes de renouvellement de l’air. Sur ce sujet on ne peut que déplorer la lenteur et la confusion de la communication publique. Après avoir prétendu en avril 2020 que les masques sont inutiles en population (pour en cacher la pénurie honteuse), ils sont devenus obligatoires en lieux clos trois mois plus tard, sans que la raison en soit expliquée, avec dans certains cas une extension aux espaces extérieurs qui a rendu le message encore plus confus. Incohérences majeures qui ont par la suite durablement érodé l’adhésion publique aux mesures de protection collective, et donné du grain à moudre aux désinformateurs de tout poil.
Le point commun de ces injonctions est qu’elles n’ont laissé aucune place ni à la compréhension des mécanismes de transmission virale et à la prévention du risque qui en découle, ni à une prise en main collective générale de la question sanitaire. Une masse d’individus dépossédée de moyens de compréhension et subissant des injonctions confuses, non seulement aura beaucoup moins de leviers d’action qu’une population correctement informée et faisant corps (comme celle de la favela de Maré dont je parlais en juillet dernier), mais donnera également plus de prise aux récits charlatanesques et/ou d’extrême-droite qui prolifèrent sur le terreau – déjà suffisamment fertile – de l’individualisme.
Infectez-les tous, le darwinisme social reconnaîtra les siens
Ce virus devenu pandémique a ainsi exacerbé toutes les faiblesses des sociétés occidentales: conception déresponsabilisante de la liberté, culture générale scientifique en décrépitude, invisibilisation des pauvres et des faibles encore plus accentuée. Cet ensemble favorise les politiques de “laisser-faire”, qui pénaliseront toujours plus durement les pauvres : ceux qui vivent dans des logements exigus, qui ont des emplois manuels non faisables en télétravail, qui dépendent de transports publics bondés et non aérés, qui ont un moindre accès aux services publics, les détenus (à l’heure où j’écris ces lignes le 22 janvier, tous les bâtiments d’hommes de Fleury Mérogis contiennent un cluster), les sans-abris, les migrants. De même les fameuses comorbidités dont on entend de plus en plus qu’elles font décéder “avec mais pas de l’infection” (2) sont bien plus fréquentes chez les corps usés par les années de précarité.
La détection du variant Omicron en Afrique du Sud en novembre 2021, puis sa rapide propagation à l’occident, a été l’objet d’un cas d’école de fabrication du consentement (pour reprendre le terme de Noam Chomsky): la contagiosité plus élevée de ce variant a été un prétexte pour justifier, dans de nombreux discours officiels, la capitulation des mesures de prévention. En d’autres termes, prenant acte de l’impossibilité de supprimer totalement la transmission de ce variant, plus difficile à obtenir qu’avec ses prédécesseurs, on allait carrément déclarer forfait et se résigner à une contagion de masse, dont seul l’impact hospitalier serait peut-être limité par la vaccination. Surfant sur la lassitude et la frustration généralisées face à une situation qui s’enlise, et sur un débat focalisé sur le seul pass vaccinal, le sophisme est passé comme une lettre à la poste. Pendant ce temps en Afrique du Sud, qui avait lancé l’alerte sur omicron, la vague était endiguée. À l’heure où j’écris ces lignes, le taux d’incidence y est respectivement 47 et 98 fois inférieur à ceux de l’Espagne et de la France. Un élément de plus qui confirme que les actions collectives ont plus de poids que les propriétés intrinsèques de tel ou tel variant.
Parmi les prises de bec sur le pass sanitaire devenu vaccinal, les termes liberticide et flicage sont mis en avant. On ne peut que déplorer que l’ardeur de l’opposition à cette mesure fut bien moindre lors des lois et décrets qui sur les dernières décennies ont transformé en flicage la vie des chômeurs et des personnes aux minima sociaux, sommés de justifier leur recherche active d’emploi (dans un contexte de chômage structurel massif) sous peine d’être radiés, dont les comptes en banque sont surveillés par les organismes en charge des allocations, et qui se font donner des leçons hors-sol et humiliantes de gestion de leurs finances personnelles. Quant à l’accès aux restaurants, aux loisirs urbains ou aux transports de longue distance, cela fait longtemps qu’il ne fait plus partie de leur monde, sans qu’il n’y ait jamais eu de mouvement de masse sur le sujet. En se focalisant sur les chiffons rouges agités par les toreros en chef, on hiérarchise implicitement les vies, on abandonne les plus pauvres, en oubliant que ce qui est fait aux plus faibles un jour sera étendu à d’autres par la suite.
Externalités négatives
Le point commun majeur entre d’un côté les autorités qui manient mieux le carnet de contraventions que la ventilation des lieux clos, et de l’autre les négateurs de la gravité du SARS-CoV2, est que les uns comme les autres ne parlent quasiment jamais de covid long, ces symptômes persistants invalidants pouvant durer plusieurs mois, qui touchent pourtant 10% à 25% des personnes infectées – en majorité des femmes – et comportant entre autres épuisement, atteintes organiques, réponses auto-immunes ou troubles neurologiques. La vaccination semble réduire la prévalence de ces symptômes d’un peu plus de moitié, mais même dans ces proportions réduites l’ampleur des infections actuelles occasionnera une vague de cas dont on ne mesure pas encore l’impact. C’est le résultat prévisible de l’application de logiques capitalistes : les instances publiques n’agissent que quand le risque immédiat de saturation hospitalière menace la poursuite de l’activité économique ; quant aux autres effets délétères, elles les reconnaissent le moins possible pour ne pas avoir à payer, et en transférer le poids sur les pauvres et les jeunes. Comme pour le climat, la pollution de l’air, la surexploitation des ressources, etc.
Recoller les morceaux
Sortir de cette crise demandera un travail profond, tant elle a exacerbé les mêmes travers qui lui ont permis de prospérer. Remettre l’interdépendance au centre de notre champ de vision, comprendre que la protection des plus faibles est la garantie de communautés robustes, et intégrer la science dans les démarches de reprise en main des conditions de nos vies, comme nous le faisons depuis longtemps dans le mouvement pour le climat. Personne ne se sauvera seul.
(1) Greffés, personnes atteintes de cancer, atteints de maladie chronique invalidante ou auto-immune, diabétiques, cardiaques, dialysés…
(2) Je ne suis pas pressé de voir le jour où parmi les 300 000 morts annuels dus à la pollution de l’air dans l’Union Européenne, on décomptera séparément les personnes affaiblies pour dire que la pollution de l’air finalement c’est pas si grave, que c’est endémique et qu’il faut apprendre à vivre avec
Je voudrai signaler ici combien je trouve l’article de Nicolas GONI remarquable.
La pandémie a permis au capitalisme d’avancer dans son processus de majoration de l’individualisme forcené et de perte de solidarité, au détriment des plus faibles et des plus malades. Quand dans la rue “liberté, liberté” s’exprime, mon conscient et mon subconscient entendent immédiatement liberté individuelle, individualisme absolu.
Les politiques prennent délibérément des mesures scientifiquement aberrantes sous couvert de raisons scientifiques délibérément fausses. La perte de confiance de la population envers “la raison” qui en résulte permet au capitalisme grâce à la manipulation associée par les réseaux sociaux d’installer l’irrationnel qui favorise la domination.