Les souverainistes progressent de 4,5% en moyenne dans un scrutin marqué par l’ombre d’ETA que la droite espagnole a réactivé pour gêner le PSOE. Celui-ci sort affaibli de cette consultation où la droite retrouve des couleurs en Hegoalde et en Espagne.
Les électeurs de l’État espagnol étaient appelés à renouveler le 28 mai les municipalités et les juntes forales des députations en Pays Basque, ainsi qu’une douzaine de parlements autonomes. L’opinion se focalise sur les résultats des premières, malgré l’importance des secondes dans la gestion du pays.
Dans la Communauté autonome basque qui voit une baisse de participation de l’ordre de 5 points, l’addition théorique des voix abertzale demeure identique à celle de 2019. Nous sommes loin de la mise en minorité à l’époque de la disparition d’Euskadiko Ezkerra dont une bonne partie rejoignit la gauche espagnole. L’évolution se déroule sur fond de mutation tactique de la gauche abertzale au plan interne, mais aussi dans ses rapports politiques avec le pouvoir central. La carte politique basque demeure extraordinairement fragmentée.
La progression régulière d’EH Bildu au fil des scrutins pose au PNV une question cruciale. Jusqu’à quand pourra-t-il demain conserver son hégémonie en Euskadi, nom qu’il a attribué à la CAV ? Il risque de perdre la députation de Gipuzkoa, une institution importante pour une gestion cohérente du pays en particulier sur la plan fiscal. Le nombre des élus foraux d’EH Bildu passe de 17 à 22, une alliance PNV-PSOE ne parvient pas à la majorité absolue et Maddalen Iriarte a de bonnes possibilités d’être élue députée générale du Gipuzkoa. Gasteiz que le PNV dirigeait, risque fort de lui échapper : en tête en 2019 dans la capitale provinciale la moins abertzale des trois, le parti se trouve aujourd’hui relégué en quatrième position. Les souverainistes font le même chemin en sens inverse. La Biscaye demeure le fief historique du vieux parti jeltzale, mais là aussi il chute. Sa victoire à Bilbo est amère, il sera obligé de faire alliance avec les socialistes et le poids du PP augmente. A Donostia, les souverainistes le talonnent, pour à peine 1152 voix, ils ratent la première marche du podium. Partout ils reconquièrent peu à peu le terrain perdu en 2015 qui vit l’irruption de Podemos, les indépendantistes sont en tête à Durango, Galdakao, Tolosa, Arrasate, etc.
Le PNV ironise puis il rit jaune
Il est de moins en moins exclu qu’EH Bildu joue demain ce rôle pivot dans une alliance de gauche avec Podemos et les socialistes. Péril en la demeure au PNV. Durant la campagne électorale, il ne s’y est pas trompé. Il a réservé l’essentiel de ses flèches à EH Bildu, opposant la « rigueur de sa gestion et son expérience » aux « effets d’annonce de ceux qui passent leur temps à protester et à mettre des bâtons dans les roues ». La rivalité des deux formations abertzale est d’autant plus vive qu’elles soutiennent toutes deux les socialistes à Madrid et jouent à qui se montrera la plus efficace pour obtenir des ttanttos du pouvoir central, à qui se montrera la force d’appoint la plus fiable. Là dessus, le PNV ne manque pas d’ironiser à l’encontre d’EH Bildu, mais depuis le 28 mai il rit jaune. Lorsque deux caïmans fréquentent le même marigot, forcément, il y a un problème. Dernier épisode de cette concurrence acharnée : grâce aux voix des cinq députés d’EH Bildu, la loi socialiste sur le logement vient d’être votée en avril. Les six députés du PNV ont refusé de l’approuver, au motif qu’elle empiétait sur les compétences du statut d’autonomie dont ils se veulent le gardien du temple.
Il est de moins en moins exclu
qu’EH Bildu joue demain ce rôle pivot
dans une alliance de gauche
avec Podemos et les socialistes.
Les onze députés basques associés aux catalans et parfois à quelques autres, disposent d’un pouvoir d’influence qui dépasse largement leur nombre réel. Le centre de gravité de l’échiquier politique basque se déplace à Madrid où il joue un rôle déterminant. Situation inédite et paradoxale, inimaginable il y a dix ans. Le poids actuel des forces politiques fait que ni la droite ni la gauche ne peuvent tout seuls gouverner l’Espagne, ils doivent composer avec les formations périphériques(1). Partis catalans et EH Bildu ont parfaitement compris la nouvelle donne. Le PP aussi. À telle enseigne que le débat électoral du 28 mai a été dominé par l’ombre d’ETA qui décidément leur manque, le PP voulant ainsi décrédibiliser une gauche qui gouverne grâce au soutien des indépendantistes. L’association de victimes du « terrorisme » Covite a révélé qu’EH Bildu présentait dans ses 283 listes, 44 candidats condamnés pour leur appartenance à ETA, dont sept pour crimes de sang. Gros émoi dans la Péninsule, exploité par le PP : « Via EH Bildu, ETA existe toujours, il vit grâce à notre argent, il mine nos institutions, il veut détruire l’Espagne. La loi socialiste sur le logement est bâtie sur les cendres d’Hypercor, ses vingt et un morts dont quatre enfants ». EH Bildu dirige l’Espagne, il faut dissoudre EH Bildu.
Un brin machiavélique
C’est la déferlante et le PSOE sent passer le vent du boulet. Aucun des 44 candidat(e)s souverainistes n’est inéligible, tous ont effectué leurs peines, tout est légal, sauf pour l’une d’entre elles qui n’a appris son inéligibilité que la veille du 28 mai. Mais le PP accuse le PSOE de trahir l’Espagne pour se maintenir au pouvoir grâce au soutien des « terroristes » qui jouissent de traitements de faveur pour sortir les presos de prison et être candidats aux élections. Alors, un brin machiavélique, EH Bildu vole au secours des socialistes. Le 15 mai, les sept ex-membres d’ETA condamnés pour crimes de sang annoncent que s’ils sont élus, ils ne siégeront pas. Grand seigneur, Arnaldo Otegi approuve. Les résultats montrent qu’il a eu le nez creux. En définitive, seulement deux ex-presos élus laisseront leur place au suivant de leur liste, hitza hitz.
Cette partie de billard à plusieurs bandes ne tient que si les PSOE se maintient au pouvoir à Madrid et demeure assez faible dans la CAV, simple force d’appoint aux côtés de Podemos. Si demain le PP, Vox et Ciudadanos gouvernent, patatras. Le jeu politique d’EH Bildu — assez inespéré est-il besoin de le souligner — ne décevra que les puristes, nostalgiques du temps où Herri Batasuna refusait de siéger aux Cortés ou à Gasteiz, envoyait une déclaration audiovisuelle de la direction d’ETA à diffuser à la télévision espagnole dans le temps de parole de la campagne officielle dévolu à HB. Autres temps, autres moeurs, que de chemin parcouru…
Ces jours-ci, les négociations vont aller bon train pour constituer des alliances gouvernementales à tous les échelons, au regard des résultats, des compatibilités et des intérêts. Le 28 mai sonne déjà comme une répétition générale. Désormais, les yeux sont fixés sur les élections législatives qui sont avancées par Sanchez au 23 juillet et les élections autonomiques d’ici un an.
(1) Seule ombre au tableau, la crise des partis abertzale catalans qui affaiblit leur unité d’action et leur poids à Madrid, ainsi qu’à Bruxelles dans les instances européennes.
EH Bildu, la mutation
Son but est de devenir une alternative crédible au PNV, donc de rassembler des électeurs issus de divers horizons. À l’image de son rival de centre droit, lui aussi attrape-tout hétérogène. Après l’époque des scissions, la gauche abertzale doit maintenir sa cohésion interne, faite de la fidélité à sa base traditionnelle, récupérer ceux qui ont suivi Podemos et auparavant Ezker Batua, Aralar ou Eusko Alkartasuna. Il lui faut le soutien de la plupart des presos et en parallèle, ne pas centrer son discours sur cette question qui laisse indifférente une partie de l’opinion. En 2004 au parlement de Gasteiz, Oskar Matute leader d’Ezker Batua, adjurait Arnaldo Otegi de « se libérer définitivement de la violence d’ETA ». Cette année-là, Aralar se présentait aux élections législatives et subissait de la part de Batasuna et ses succédanés les qualificatifs de « traîtres » et de « vautours ». Jon Iñarritu, un des fondateurs d’Aralar, est aujourd’hui député à Madrid, aux côtés d’Oskar Matute, sous les couleurs… d’EH Bildu. Joseba Asiron, en passe de devenir à nouveau maire d’Iruñea sous l’étiquette d’EHBildu, dès 1998 condamna le meurtre de Tomas Caballero par ETA. Autre défi, la gauche abertzale qui aspire à exercer le pouvoir veut gommer sa culture d’opposition et élaborer un programme crédible fait de propositions concrètes sur la politique industrielle, la stratégie énergétique, les droits sociaux, etc., applicables dans les limites du système, sans ne rien lâcher quant à la perspective souverainiste. En somme, un pragmatisme radical qui fait école.
« Il ne peut y avoir de gauche à même de faire bouger les choses » en Espagne, sans défendre « son caractère pluri-national et le droit à la libre détermination de ses peuples », d’où la nécessité de tisser « de larges accords », déclare Arnaldo Otegi dans un meeting électoral de plus de 10.000 personnes à Iruñea. Jeux de bascule, de poids et de contre-poids, mouvements dialectiques inhérents à l’action politique. Rendre compatible le discours du 18 octobre 2021 à Aiete reconnaissant la souffrance des victimes d’ETA qui « jamais n’aurait dû avoir lieu » et maintenir un récit acceptable par les presos qui ont pourri des décennies en prison, n’est pas simple. L’arrêt volontaire des ongi etorri ou accueils publics des presos libérés, le retrait partiel des candidats condamnés pour crimes de sang, autant de concessions difficiles mais nécessaires pour tourner la page, normaliser les rapports, développer l’attractivité. Et ça marche.
« Par dessus tout, je suis de gauche »
Gemma Zabaleta, ex-ministre socialiste du gouvernement basque de Patxi Lopez, fut menacée durant des décennies par ETA. Elle s’affiche le 15 mai aux côtés de Maddalen Iriarte, candidate EH Bildu à la députation de Gipuzkoa, lors de son premier meeting de campagne. Maria Jauregi est la fille de Juan Maria Jauregi, leader socialiste et gouverneur civil de Gipuzkoa, tué par ETA en 2000. Peu après l’annonce par EHBildu de retirer sept de ses candidats en cas d’élection, elle aurait pu clamer comme d’autres que ce n’était pas assez. Elle a préféré publiquement remercier en euskara la formation souverainiste. Le juge du Tribunal supérieur de justice du Pays Basque, Manuel Díaz de Rábago, fut menacé pendant une décennie par ETA et vécut avec un garde du corps à ses côtés. Le 21 mai dans une vidéo, il appelle à voter en faveur d’EH Bildu, parce que « par dessus tout, je suis de gauche ».
Seul caillou dans la chaussure de la gauche abertzale, l’apparition en 2019 du mouvement GKS, Coordination des jeunesses socialistes, en forte rivalité avec Ernai, les jeunesses d’EH Bildu. Pour GKS qui se nourrit d’un marxisme léninisme d’un autre temps, la gauche abertzale historique suit une dérive social-démocrate, dernier avatar de la bourgeoisie nationale. Ces jeunes pour la plupart issus de la classe moyenne, font preuve d’un beau dynamisme militant, ils ambitionnent de créer un nouveau parti communiste. Il faut bien tuer le père et qui n’a pas été radical à vingt ans leur jette la première pierre. Pour d’autres, ces jeunes Turcs sont dans la logique du « un pur trouve toujours un plus pur qui l’épure », au risque de jouer un jour le rôle de l’imbécile utile pour la droite. Peut-être ce parti parviendra-t-il demain à occuper l’espace politique d’une formation telle que CUP en Catalogne.
Un récent sondage indique que l’électorat actuel d’EH Bildu est plus jeune et plus bascophone que celui de son rival le PNV. Une évolution qui augure bien de l’avenir. Les résultats au soir du 28 mai montrent que la voie choisie par les souverainistes est la bonne.
Relève de génération au PNV
Pour le scrutin du 28 mai, le parti jeltzale a féminisé ses têtes de listes. Il prépare le renouvellement progressif de ses trois principaux leaders. Jusqu’en mai 2023, le PNV brillait pas sa domination masculine. Seule une femme, Barkatxo Tejeria, dirige le parlement de Gasteiz. Les trois députations et les trois capitales de provinces de la CAV avaient des hommes à leur tête. Idem pour le président du parlement foral de Navarre, Unai Hualde. Cette situation ne pouvait plus durer. Désormais, Beatriz Artolazabal s’est présentée à la mairie de Gasteiz, Eider Mendoza à la diputación de Gipuzkoa et Elixabete Etxanobe à celle de Bizkaia. Cette dernière remplace Unai Rementeria, à peine quinquagénaire : il a accepté de s’effacer obéissant à un parti connu pour sa discipline de fer.
Le remplacement du triumvirat qui tient les rênes du PNV sera prochainement à l’ordre du jour. Il s’agit du lehendakari Iñigo Urkullu, du président d’Euskadi buru batzar Andoni Ortuzar et du porte-parole du PNV au parlement espagnol, Aitor Esteban. Ils peuvent se prévaloir d’un beau bilan, malgré le coup de semonce du 28 mai qui voit le PNV talonné par EH Bildu. A une époque marquée par la crise de la représentation politique, la troïka est parvenue à hisser le vieux parti jeltzale au sommet de son pouvoir institutionnel, alors qu’il avait perdu la direction de la CAV pendant trois ans, au profit des socialistes.
La troïka est parvenue à hisser le vieux parti jeltzale au sommet de son pouvoir institutionnel.
Nés entre 1961 et 1962 à Bilbao ou sa périphérie, les trois hommes ont chacun plus de 40 ans de militantisme au compteur. Urkullu a maintenu la gestion transversale de son gouvernement avec le soutien de plusieurs formations et Ortuzar a amélioré la cohésion d’un PNV fragilisé par les soubresauts du projet de souveraineté-association de Juan José Ibarretxe, la démission de Josu Jon Imaz et une cure d’opposition, moment toujours difficile à gérer pour tout parti hégémonique. Député au parlement espagnol depuis 19 ans et porte-parole pendant dix ans, Aitor Esteban a brillé par sa sobriété dans un hémicycle connu pour ses outrances. Sans doute la voix des trois hommes pèsera-t-elle lourd dans l’adoubement de leurs successeurs (es), il se fera progressivement à partir de 2024.