Relayées par la droite, l’extrême droite, les corps de polices et certains magistrats, les associations de victimes du “terrorisme” ne supportent pas le rapprochement et l’élargissement de presos qui vaille que vaille se développent depuis quelques temps. Tous les coups sont permis. Le gouvernement socialiste espagnol peine à maintenir le cap.
Le transfert de la gestion des prisons, entre les mains du gouvernement autonome basque en juillet dernier, les avait fait grimper aux rideaux. Selon le ministre de l’Intérieur, les 200 presos d’ETA sont désormais incarcérés à moins de 200 km de leurs domiciles. Aujourd’hui, la coupe est pleine et pour réclamer plus de sévérité, l’AVT (Association des victimes du terrorisme) redoute que dans un an, “la politique de dispersion” ne soit plus qu’un lointain souvenir. Elle tient les comptes : depuis juin 2018, 202 militants basques auraient été rapprochés, dont 112 dans les quatre provinces d’Hegoalde. Elle ne supporte pas que soient décidés les rapprochements de presos basques qui refusent de collaborer avec la justice espagnole et se contentent pour demander pardon d’une lettre type, à leurs yeux manquant de sincérité. L’Association a, en perspective, une exigence, celle de la réouverture d’enquêtes sur plus de 350 attentats dont les auteurs sont inconnus.
Le 2 février, AVT rencontre Beatriz Artolazabal, ministre basque de la Justice en charge des prisons, qui a déclaré s’opposer “aux politiques pénitentiaires d’exception” et veut agir selon des critères “techniques et légaux” de droit commun. Environ 80 prisonniers politiques sont incarcérés dans la communauté autonome, 48 d’entre eux pourraient être ainsi élargis. Cinq ont bénéficié d’une liberté conditionnelle fin janvier, neuf transferts sont dans l’attente d’une concrétisation(1).
Le “laxisme” pro presos
AVT rejette un projet annoncé fin janvier. Le gouvernement socialiste veut suivre les recommandations européennes : les années de prison effectuées par les presos en France seront décomptées des années de condamnation décidées par les tribunaux espagnols. En somme éviter le cumul instauré en 2014 par le gouvernement PP de Rajoy.
Si pour AVT le “laxisme” actuel perdure, sur plus de 185 Etarras incarcérés dans l’État espagnol, une cinquantaine devrait bénéficier d’une remise en liberté, sept immédiatement et trois autres dans le courant de l’année. Le 25 janvier, l’administration pénitentiaire annonce effectivement le rapprochement de sept presos.
Sur un terrain plus politique, l’AVT s’insurge contre l’indifférence et “l’anesthésie sociale” qui accueille l’élection de David Pla parmi les dirigeants de Sortu, “un ex-chef de la bande terroriste, à la direction d’un parti politique qui devrait être interdit”. L’association Dignité et justice qui offre 4.000 euros pour tout renseignement susceptible d’aboutir à une nouvelle incarcération, demande la persévérance de l’État pour que plusieurs centaines de meurtres commis par ETA ne tombent pas aux oubliettes. En décembre dernier, elle a remis une décoration au général Felix Sanz Roldan, ancien patron des services de renseignement espagnols et acteur majeur contre la lutte armée basque.
De son côté, Covite (Collectif des victimes du terrorisme en Pays Basque), comptabilise la “glorification du terrorisme” en Pays Basque. 282 manifestations en faveur d’ETA ont été organisées en 2021, en augmentation de 46% par rapport à l’année précédente. Elles se décomposent comme suit : 158 graffitis et panneaux pro-ETA, 59 rassemblements ou défilés, 25 hommages à des “terroristes” morts, cinq fêtes populaires, etc. Selon la présidente de Covite, Consuelo Ordoñez, l’espace public est saturé par ce type de revendication, “des centaines de jeunes, et leur nombre va croissant, pensent que les Etarras sont des héros”.
Pour toutes ces associations, il ne fait aucun doute que le Premier ministre Pedro Sanchez a négocié secrètement avec EH Bildu la libération et surtout le rapprochement des presos, en échange d’un soutien des députés abertzale en faveur du budget socialiste, selon la formule consacrée : “budget contre presos”. Cela aurait abouti depuis 2019 au rapprochement de cinq à sept presos par semaine. Le PP et l’AVT l’affirment, “tous les coups ne sont pas permis pour gouverner”.
“Persécution totalitaire violente et raciste”
Le 5 février, le fils de Fernando Mugica, leader socialiste tué par ETA, fait une déclaration sur la tombe de son père. Il fustige “la gauche organique espagnole” qui, pour accéder au pouvoir, se livre à des “intrigues” auprès d’une “cour de criminels”. Elle pratique “avec les lois, une alchimie au bénéfice des terroristes”. Pour lui, le phénomène “terroriste” en Pays Basque, n’est ni “un conflit” ni “une guerre”, mais une “persécution totalitaire violente et raciste, planifiée et exécutée contre des citoyens sans défense”.
Le 16 février en Navarre, est créé le mouvement Ego Non, “pas moi” pour dire non à “la légitimation” d’ETA et à l’occupation de l’espace public par les images de ses membres, ainsi qu’aux hommages en leur faveur. Ils sont ressentis comme une insupportable humiliation, Ego Non refuse la “réécriture de l’histoire” et l’oubli des institutions. La coalition de droite Navarra Suma qui regroupe PP, UPN, Ciudadanos et Vox soutient le nouveau mouvement. Une délégation du Parlement européen, avec à sa tête la députée LR Agnès Evren(2), a longuement enquêté en Espagne. Elle s’étonne, dans son pré-rapport rendu public le 7 février, que les auteurs de “44 % des crimes d’ETA demeurent impunis” et demande que ces faits soient imprescriptibles et reconnus comme “crimes contre l’humanité”. Deux jours plus tard, la presse espagnole de droite publie des messages confidentiels échangés entre le secrétaire général des institutions pénitentiaires, Angel Luis Ortiz et Antonio Lopez Ruiz “Kubati”, ex-preso très connu et délégué de Sare, association d’aide aux prisonniers politiques basques. Ces échanges prennent la forme de multiples courriers électroniques, SMS, entretiens téléphoniques et réunions où, depuis 2019, trois Basques jouent un rôle important : Joseba Azkarraga ex-ministre de la justice du gouvernement autonome et porte-parole de Sare, le député EH Bildu Julen Arzuaga et le coordinateur d’Etxerat Jorge Garcia Sertucha. Leurs conversations portent sur les modalités de rapprochement des prisonniers politiques basques, les priorités, le transfert à l’hôpital d’un preso malade, le changement de degré pour un autre permettant d’accéder à la liberté conditionnelle, une permission de sortie du fait de problèmes cardiaques, les possibilités d’élargissement, ou à l’inverse, la nécessité d’arrêter l’organisation des “ongi etorri” publics lors des libérations des presos(3) et de respecter les formules légales de repentir. Il s’agit d’un tableau général de la négociation concrète entre, d’un côté, la mouvance basque —y compris ses avocats— et de l’autre, les autorités du gouvernement socialiste. Ces faits, soigneusement répertoriés, font l’objet d’un volumineux rapport de 429 pages remis à l’Audiencia Nacional par la Guardia Civil qui s’est fait un plaisir de le faire fuiter. La presse de droite s’est jetée dessus goulûment.
“Vous ne pouvez vivre sans ETA…”
Dès ces informations connues, le PP et Vox crient à la trahison et réclament, le 9 février, la démission du ministre de l’Intérieur Fernando Grande-Marlaska et l’ouverture d’une commission d’enquête parlementaire. Apostrophé le 15 février par les sénateurs, le ministre passe un sale quart d’heure. Il se défend en expliquant que ses services dialoguent avec tous les représentants politiques, y compris ceux du PP. A l’adresse de ce parti, le ministre lâche : “Vous ne pouvez vivre sans ETA… ETA en serait tellement heureux !” Il affirme agir sous l’autorité judiciaire, celle de l’Audiencia Nacional, qui a révoqué, ces trois derniers mois, trois libérations conditionnelles.
Une dizaine d’associations de victimes du “terrorisme”, réunies à Madrid, appelle à manifester le 2 avril contre la politique du ministre de l’Intérieur, autour du thème : “Gouvernement traître, justice pour les victimes”. Sare ne reste pas sans réponse face ces attaques. Son action demeure strictement légale, affirme-t-elle. Dix ans après la disparition d’ETA, Sare vise à rechercher des solutions à caractère humanitaire, face à une politique pénitentiaire qui relève souvent de l’État d’exception, hors du droit commun. Il s’agit là de la seule voie possible pour obtenir une paix durable et si possible un jour, une réconciliation.
Révélations et tentatives de coups d’arrêt à la nouvelle politique pénitentiaire mobilisent la presse de droite, les lobbies et les partis, mais également des pans de l’appareil d’État, en particulier du côté de la police. Le pouvoir judiciaire, si longtemps à la tête de la répression, y est tout particulièrement sensible. Nous assistons, peu à peu, à un revirement. Le 20 décembre, à la demande de Dignité et justice, l’Audiencia nacional ouvre une enquête à l’encontre de Soledad Iparragirre “Anboto” et dix autres ex-dirigeants d’ETA accusés du meurtre d’un magistrat qui a eu lieu 21 ans plus tôt. Peu importe qu’ils n’en soient pas les auteurs matériels, ils sont considérés comme étant commanditaires du crime. Le 31 janvier, c’est au tour de Josu Urrutikoetxea et quatre autres ex-dirigeants de se voir mis sur le gril pour avoir commis l’attentat du 30 décembre 2006 à l’aéroport de Barajas (Madrid). Alors que ceux qui sont censés en être les auteurs sont déjà condamnés. Le 25 janvier, Maria Tardón, de l’Audiencia Nacional, inculpe et réincarcère deux ex-militants d’ETA, pour un meurtre commis en mai 2000. Les éléments de preuves fournis par la guardia civil semblent minces, ce sont des “indices rationnels de criminalité” trouvés dans un appartement à Castres et désormais en possession des Espagnols, après la livraison de ces archives par la France. Le 21 février, l’ex-dirigeant Mikel Gracia Arregi, “Iñaki de Renteria”, libéré en 2011, est convoqué par un juge qui lui retire son passeport. Il est soupçonné d’être l’auteur intellectuel du meurtre de Gregorio Ordoñez en 1995.
L’ex-dirigeante d’ETA Iratxe Sorzabal est condamnée la 22 février à 24 ans de prison par une Audiencia nacional de plus en plus “va-t-en guerre”. Elle est accusée d’un attentat contre le bâtiment du tribunal à Gijón commis en 1996. Sauvagement torturée en 2001, elle aurait “avoué” les faits. Au vu des photos de son corps tuméfié, les juges et leurs “experts” médicaux penchent pour une maladie de la peau. Iratxe Sorzabal est repartie vers sa prison française d’où elle avait été extraite pour ce “jugement”. Dure destinée pour celle qui, selon la police, participa à des tentatives de négociations et annonça à Genève le 20 octobre 2011, l’arrêt définitif des activités d’ETA.
Artifice pour les libertés conditionnelles
L’Audiencia Nacional révoque le 14 février la liberté conditionnelle dont bénéficiait depuis fin décembre Iñigo Gutierrez, cinq mois avant d’avoir intégralement purgé sa peine de 14 ans de prison. L’émoi est grand face à un tel acharnement. Iñigo est le père d’Izadi, une enfant de trois ans qui a quasiment vécu toute sa vie en prison, aux côtés de sa mère Maria Lizarraga, elle aussi incarcérée. Le père venait de retrouver sa fille depuis à peine quelques semaines, avant cette nouvelle séparation. Pour le juge José Luis Castro, la demande de pardon d’Iñigo Gutierrez à l’égard de ses victimes se limite à “une simple empathie à l’égard de leur douleur et non pas une claire et transparente demande de pardon”. Même cas de figure pour Jon Crespo, en semi-liberté depuis octobre et retourné en prison ferme depuis janvier, ainsi que pour Unai Fano. En fait un bras de fer se joue entre l’Audiencia Nacional et le gouvernement basque désormais en charge des prisons. Le second souhaite faire bénéficier de la liberté conditionnelle 40% des 1300 personnes incarcérées dans la Communauté autonome, alors qu’aujourd’hui elles ne sont que 25%. Ceci dans le but de favoriser leur réinsertion, conformément aux préconisations du Conseil de l’Europe. Mais le PP parle d’un “modèle pénitentiaire basque adapté sur mesure aux presos d’ETA”. Face à ce qui ressemble à un retournement de situation, la gauche abertzale s’émeut et tente de maintenir la pression. D’abord pour qu’au ministère public de l’Audiencia Nacional, qui doit être renouvelé, un magistrat moins opposé au processus de paix soit nommé. Ensuite pour que 19 prisonniers politiques basques souffrant de maladies graves soient libérés en priorité. Grâce à une décision de la Cour européenne des droits de l’homme du 18 janvier, Xabier Atristain Gorosabel a pu quitter le 16 février la prison de Martutene (Donostia). Mis au secret (incommunication) après son arrestation en 2010, il n’avait rencontré aucun avocat pour l’assister et s’était “auto accusé” de crimes qui lui ont valu une condamnation à 17 ans de prison. Va-t-il recevoir les 12.000 euros de dédommagement que l’Espagne doit lui verser, selon l’arrêt de la Cour européenne ? Rien n’est moins sûr au regard de cas similaires.
La droite se déchire
Dans ce tohu-bohu, chacun mesure la fragilité du processus de rapprochement des prisonniers politiques basques. La formule de la liberté conditionnelle est pour l’instant la seule solution juridique permettant quelques avancées. C’est du bricolage. Elle est soumise au bon vouloir des magistrats et certains traînent des pieds. Elle subit les assauts de lobbies disposant de relais qui ressassent le passé et appellent à la vengeance. Une partie de l’appareil d’État, en particulier les corps de police, suit cette tendance qui ne se reconnaît pas dans la gauche au pouvoir. Le sens de l’Etat ne l’étouffe guère. Elle n’hésite pas à saboter les mesures d’élargissement en cours et mobilise pour cela certains partis politiques.
Les mesures de clémence dépendent d’une conjoncture provisoirement favorable, mais fort aléatoire. La gauche espagnole a évidemment besoin de la gauche abertzale pour gouverner, mais jusqu’à quand ? L’absence de toute négociation politique pour clore le conflit espagnol en Pays Basque se fait cruellement sentir. L’Etat espagnol n’est en rien lié par un accord qu’il aurait signé avec son adversaire. On connaît toutefois la valeur très relative de ce type de document tant, dans l’Histoire, ils ont été réduits à des chiffons de papier déchirés au lendemain de leur signature solennelle. Face aux difficultés rencontrées par la gauche abertzale pour avancer, les critiques qui émanent parfois de ses rangs semblent bien dérisoires. Faute de solutions crédibles de rechange à proposer, les discours radicaux, aussi légitimes soient-ils dans l’absolu, apparaissent pour ce qu’ils sont : le signe de l’impuissance et de l’inaction de leurs auteurs. Y a-t-il une meilleure alternative à la politique des petits pas ?
Par chance, la droite espagnole, pourtant globalement en progression dans une élection régionale, traverse une nouvelle crise. Les leaders du PP, dont certains sont tentés de s’allier avec l’extrême droite, se déchirent à coup d’accusations de corruption. Ciudadanos s’effondre. Puisse cette situation perdurer, malgré l’ombre de Vox en nette progression. Une plus grande cohésion et une victoire de la droite, avec des extrêmes puissants, sonneraient le glas de tout ce à quoi les abertzale aspirent. Dans la situation structurellement minoritaire qui est le lot du peuple basque, des montagnes d’obstacles sont toujours devant nous. Mais point n’est besoin d’espérer pour entreprendre. Ni de réussir pour persévérer.
(1) Tous ces chiffres sont à prendre avec des pincettes au regard de l’instance dont ils émanent.
(2) Elle est d’origine turque, cela ne s’invente pas.
(3) Là dessus, les abertzale ont accepté de n’organiser que des réceptions-hommages strictement privées.