Les partis espagnolistes ne parviennent pas à renverser les indépendantistes catalans. Le premier ministre Mariano Rajoy sort essoré de ce scrutin mais maintient la pression judiciaire et son refus de négocier sur les modalités de la sécession ou d’une souveraineté partagée. Carles Puigdemont exilé souhaite être élu fin janvier par la majorité de son parlement. Faute de réponse politique sérieuse, le conflit historique rebondit et va empoisonner la vie politique de l’État espagnol pendant des années.
Rappelé aux urnes le 21 décembre du fait de la suspension du gouvernement autonome par Madrid, le peuple catalan a tranché. Avec un taux exceptionnel de participation de près de 82% des suffrages (7 points de plus qu’en 2015), le verdict est sans appel. Une majorité indépendantiste revient au parlement catalan, avec à sa tête l’ex-président Carles Puigdemont exilé en Belgique.
Sa formation Junts per Catalunya (JxC), Ensemble pour la Catalogne, totalise 34 députés (21,65%). ERC qui espérait arriver en tête, rassemble 32 élus (21,39%). Quant à CUP (Candidature d’unité populaire), elle subit une érosion avec 4 députés (4,24%, disparition de 6 représentants). Soit au total, malgré la perte de deux élus, une majorité absolue de 70 parlementaires sur 135 (47,49%). En voix, le score est quasiment identique par rapport au scrutin précédent.
Podemos subit également une érosion, avec aujourd’hui 8 députés (-3), soit 7,45% des suffrages. Le principal parti anti-catalaniste, Ciudadanos, arrive en tête de ce scrutin, il totalise 36 députés (25,37% des voix, +11), au détriment du PP qui s’effondre (4,24%, 4 élus, soit -7). La représentation des socialistes s’accroît légèrement en passant de 16 à 17 députés (13,88% des voix). Les partis espagnolistes totalisent donc 57 députés (43,3% des électeurs). En raison du faible nombre de leurs militants locaux, ils ont été obligés de faire venir depuis toute l’Espagne, plus de 2.000 scrutateurs dans les 8.000 bureaux de vote catalans, dont 1.500 au nom de Ciudadanos.
Podemos ne pourra pas jouer le rôle de parti charnière ou d’arbitre entre les deux camps. Cette élection du 21 décembre est surtout une gigantesque claque assénée à Mariano Rajoy. Alors que son propre parti le PP est devenu résiduel en Catalogne, il dirige directement le pays, après avoir autoritairement chassé son gouvernement légitime. Grâce à l’article 155 de la Constitution, le chef du gouvernement espagnol espérait “décapiter” les partis indépendantistes par l’exil ou la prison. Il tente de minimiser son échec en notant que les “constitutionalistes” sont majoritaires en voix et sont surtout implantés dans les zones rurales ou les villes moyennes. Mais les faits sont là.
La répression judiciaire ne désarme pas
Désavoué et affaibli, Mariano Rajoy ne change guère de position. Il maintient la répression judiciaire. Le 22 décembre, la Cour suprême inculpe pour rébellion une nouvelle brochette de hauts responsables politiques: la secrétaire générale d’ERC Marta Rovira, l’ex-président de la Generalitat Artur Mas, la coordinatrice générale de la formation PDe-CAT Marta Pascal, l’ex-présidente et l’ex-porte parole du groupe parlementaire de la CUP, Anna Gabriel et Mireia Boya, la présidente de l’AMI (association des municipalités pour l’indépendance) Neus Lloveras. L’ancien chef de la police autonome Josep Lluis Trapero est quant à lui appelé à comparaître en tant qu’inculpé pour l’usage des téléphones portables par ses hommes, lors du référendum dont il était censé empêcher le déroulement. La garde civile poursuit ses enquêtes dans les comptes de la Generalitat et évalue le coût publicitaire de la campagne référendaire du 1er octobre à 502.639 euros. Une somme dont le remboursement sera réclamé au personnel politique inculpé. La police espagnole fouille les archives de la société privée Unipost, chargée par le gouvernement catalan d’acheminer du matériel électoral dans les bureaux de vote. Le 12 décembre, la cour des comptes espagnole lance la procédure de saisie de la demeure personnelle de l’ex-président Artur Mas qui n’est pas parvenu à rassembler les 5,27 millions d’euros réclamés par l’Espagne, pour avoir organisé le premier référendum d’autodétermination en 2014.
Le 22 décembre, l’audiencia nacional condamne Santiago Espot, président d’une association catalane, à 7.200 euros d’amende : il avait organisé un concert de sifflets lorsque l’hymne national espagnol fut joué devant le roi, lors du match de football Barça contre Athletic de Bilbao le 30 mai 2015. Deux conseillères municipales CUP de Reus sont arrêtées le 27 décembre. Elles avaient déclaré s’opposer au déploiement policier espagnol dans leur ville le jour du référendum, puis refusé de se rendre aux convocations des juges désireux de les inculper.
Comme s’il n’existait pas
Le résultat des indépendantistes est inespéré, tant on pouvait craindre une érosion de l’opinion face aux coups de boutoir espagnols et à sa propagande effrénée. Mais il ne faut pas trop vite chanter victoire, tant la situation est complexe.
Tout d’abord, concernant celle des élus indépendantistes : le président potentiel Carles Puigdemont et quatre de ses ex-ministres, tous aujourd’hui députés, sont en exil à Bruxelles. La justice espagnole a retiré sa demande de mandat d’arrêt international, tant elle redoutait de se voir déboutée, ridiculisée, par les magistrats belges. Aujourd’hui, les exilés sont prêts à négocier “sans condition préalable” avec le chef du gouvernement espagnol, “à Bruxelles ou dans n’importe quel lieu de l’Union européenne”. Carles Puigdemont demande à Madrid de “restituer le gouvernement légitime” et le “retrait de sa police”. Il propose aussi une rencontre à l’UE, non pas “pour lui demander de changer de point de vue, mais pour qu’elle écoute la voix du peuple catalan et pas seulement l’État espagnol”.
Lors de sa conférence de presse du 22 décembre, Mariano Rajoy a rejeté du pied la proposition de Carles Puigdemont : il ne veut rien négocier avec un “fugitif” dont il a même refusé de prononcer le nom, comme s’il n’existait plus. “La personne avec laquelle je devrais m’asseoir, c’est celle qui a remporté les élections, Mme Arrimadas”, leader catalane de Ciudadanos, a précisé M. Rajoy. Le hic est qu’Inés Arrimadas ne dispose pas d’une majorité parlementaire. L’échec de sa candidature affaiblira son parti.
Pour siéger et peser de quelque poids dans la vie politique de leur pays, les cinq exilés bruxellois doivent donc volontairement rentrer, et s’exposer à une incarcération immédiate pour les délits de rébellion, sédition et détournement de fonds publics dont les accuse la “justice” espagnole. Avec les aléas que cela suppose, tant l’arbitraire est de mise. Ils devront accepter de renoncer à la mise en oeuvre de l’indépendance et jurer fidélité à la Constitution. Pèsera alors sur eux en permanence l’épée de Damoclès de la réincarcération, s’ils remettent en route le processus indépendantiste. Situation curieuse que celles d’élus émasculés, contraints d’agir selon un cadre défini sous la menace, obligés d’exécuter des ordres opposés au mandat de leurs électeurs.
Huit députés en exil ou en prison
La situation des trois autres députés ERC et JxC incarcérés —dont l’ex-vice président du gouvernement catalan Oriol Junqueras— est du même ordre. S’ils veulent sortir de prison et siéger, ils doivent désavouer leurs idées et leurs opinions. Leurs avocats ont renouvelé les démarches pour y parvenir, les juges prendront leur décision à la mi-janvier. Durant tout leur mandat, les députés indépendantistes seront placés étroitement sous tutelle.
On en saura davantage sur cette situation juridique et politique inédite le 17 janvier, date à laquelle le parlement “se constituera”. L’investiture du président aura lieu dix jours plus tard. Mariano Rajoy dirige en direct la Catalogne et fera tout pour empêcher cette élection. La presse espagnole bruisse des scénarios les plus divers. Nombreux sont les élus indépendantistes qui sont sous le coup de procédures. Les empêcher de siéger, de participer au vote ou d’être élu à la tête du gouvernement autonome devient très facile dans un maquis juridique espagnol à ce point touffu qu’une vache ne reconnaîtrait pas son veau. Si les huit députés en exil ou incarcérés ne peuvent siéger, le nombre des indépendantistes sera de 62, loin de la majorité qui est à 68 voix. Juristes et politologues de tous poils, aussi anti-catalanistes les uns que les autres, s’en donnent déjà à coeur joie pour justifier l’injustifiable et l’arbitraire… au nom de l’État de droit et de la démocratie.
Si les huit députés en exil ou incarcérés ne peuvent siéger,
le nombre des indépendantistes sera de 62,
loin de la majorité qui est à 68 voix.
Juristes et politologues de tous poils,
aussi anticatalanistes les uns que les autres,
s’en donnent déjà à coeur joie
pour justifier l’injustifiable.
Eventuellement, le gouvernement espagnol envisage la reconduction de l’article 155 de la Constitution. Mariano Rajoy est d’abord préoccupé de rester au pouvoir en Espagne. Or, pour gérer le conflit catalan comme il l’a fait jusqu’à ce jour, il bénéficie du soutien, non seulement de son propre parti le PP, mais aussi de Ciudadanos et des socialistes. Et surtout celui d’une opinion publique espagnole chauffée à blanc, d’abord soucieuse de préserver l’indivisibilité du royaume. Rares sont les voix qui s’élèvent, par exemple du côté socialiste, pour réformer les institutions ou envisager la “grâce” des dirigeants catalans inculpés, dans le but de “cicatriser les blessures et favoriser la réconciliation”. Une démarche d’apaisement en somme, susceptible d’ouvrir la porte de la négociation et de favoriser le “vivre ensemble” que les Espagnols disent souhaiter, tout en détruisant les conditions de sa mise en oeuvre. La proposition de “grâce” présentée par Miquel Iceta, chef de file des socialistes catalans, a fait tousser dans les rangs du PSOE qui a pris ses distances. Pour les éléphants du parti, baisser la garde fait perdre des voix.
Ne rien régler sur le fond
D’autres proposent une réforme de la loi électorale espagnole pour que les partis au pouvoir à Madrid ne dépendent plus des formations périphériques catalanes ou basques lorsqu’ils veulent constituer une majorité gouvernementale…
Les réseaux sociaux s’embrasent sur un vieux projet de découpage de la Catalogne en deux communautés autonomes: les zones urbaines de Tarragone et Barcelone où les indépendantistes sont plus faibles, constituerait la “Tabarnia”. Le reste du pays, moins puissant sur le plan économique et démographique, plus catalanophone, serait la “Catalogne”. Ils nous ont déjà imposé ce type de découpage en Hegoalde… avec la Communauté autonome basque d’un côté et Communauté forale de Navarre de l’autre.
Mariano Rajoy n’envisage pas d’assouplir sa position. Le premier ministre espagnol ne peut prendre le risque de l’ouverture et d’une réponse politique au défi catalan. Il fait le choix de gardien de l’orthodoxie constitutionnelle et de l’unité nationale pour rester en phase avec son électorat. Assurer sa réélection en 2019 par les Cortes est essentiel. Ici comme ailleurs, nous sommes toujours dans le scénario du temps court et du moindre risque immédiat. Quant aux questions de fond qui exigeraient de Rajoy une prise de risques, elles attendront. Son rival Ciudadanos est un clone du PP, en plus jeune, moins corrompu et ultra-centraliste, puisqu’il est né en Catalogne avec la montée de l’indépendantisme. Dans le sillage du 21 décembre, il veut renforcer son implantation locale et étendre son hégémonie sur toute l’Espagne d’ici 2019. Evincer le PP est son chantier numéro 1.
La question du cadre de référence
L’anti-catalanisme sera-t-il le seul ciment possible pour maintenir l’Espagne unie et gouvernable, comme ce fut hier le cas avec la lutte armée d’ETA? Il est trop facile de considérer qu’“il n’est de problème qu’une absence de solution ne finisse un jour par en venir à bout”…
L’habileté et le courage de la classe politique catalane posent à l’État un problème majeur qui sera le centre de gravité de tout le débat politique de la péninsule pendant la prochaine décennie. Des réponses “à la Turque” ne sont pas tenables sur le long terme. Sans doute faut-il que la crise institutionnelle de ce pays soit plus forte encore pour que Madrid accouche d’institutions plus souples : le “café pour tous, mais dans des tasses différentes”, comme l’affirmait ironiquement le premier ministre socialiste José Luis Rodriguez Zapatero. Parions que demain, certains auront droit à un grand saladier.
Le rejet du centralisme madrilène affecte aussi d’autres régions. Le 15 décembre, le tribunal constitutionnel annule la décision instituant les 35 heures pour 270.000 fonctionnaires, prise par la présidente de l’Andalousie Susana Diaz. Elle désirait créer 12.000 postes de travail dans cette communauté autonome. Nous sommes face à un combat entre deux légitimités démocratiques, celle de l’État et celle de “régions” qui aspirent à de nouveaux rapports de type bilatéraux, elles posent la question du cadre de référence dans lequel s’exerce la démocratie. D’où un conflit entre niveaux de pouvoirs et violentes concurrences infra-étatiques, sachant que “les États disposent d’un pouvoir qui n’émane, dans les sociétés démocratiques, que de la légitimité que les hommes veulent bien lui donner” (1). Voilà donc un effet de la mondialisation : les petites communautés à forte identité se rendent compte qu’elles ne peuvent avoir de prise que sur le pouvoir local et donc désirent le développer pour assurer leur survie.
La question de l’indépendantisme catalan et des nationalités se pose d’un bout à l’autre de l’Europe: après l’Ecosse et l’Irlande avec le Brexit, voici qu’entre l’Autriche et l’Italie, un vieux conflit que l’on croyait bêtement réglé, renaît de ses cendres: celui du Haut-Adige ou Tyrol du Sud. Vienne parle d’attribuer un passeport autrichien à des citoyens officiellement italiens. Émoi dans les chancelleries… Cette actualité n’étonnerait guère un théoricien aujourd’hui bien oublié. Chantre du fédéralisme européen et père de “l’Europe des ethnies”, dès les années 60, il nourrit le projet politique du mouvement Enbata et fut notre fidèle compagnon de route: le professeur Guy Héraud. Sa vision prophétique revient sur le devant de la scène politique européenne, telle le retour du refoulé.
(1) Etienne de la Boétie, 1576: Comment peut-il se faire que “tant d’hommes, tant de bourgs, tant de villes, tant de nations endurent quelquefois un tyran seul, qui n’a de puissance que celle qu’ils lui donnent?”