Thème central d’un débat politique, le logement est venu élargir l’engagement identitaire des abertzale. Peio Etcheverry-Ainchart, par sa connaissance juridique et sa faculté au dialogue avec les experts en est l’animateur. Regard sur les décennies passées.
ENBATAk 60 urte
Enbata me demande de disserter sur ce que le monde abertzale a pu changer dans le domaine de l’habitat durant ces 60 dernières années. La question est difficile car le mouvement abertzale a été parcouru de divergences multiples durant cette longue période, et cette thématique de l’habitat a pu représenter un enjeu de controverses politiques et stratégiques. Question d’autant plus difficile pour moi car ayant choisi de batailler moi-même dans ce domaine en tant que militant, je ne saurais porter sur cette question un regard distancié ; que cette limite reste clairement posée dès le début.
Il y a 60 ans, quand les premiers militants d’Enbata lancent le mouvement abertzale, leur projet aborde peu les questions de logement. De fait, c’est l’aménagement du territoire en France à la fin des années 1960 qui, faisant du Pays Basque une zone ouvertement consacrée au tourisme, entraîne des conséquences sur le logement que les abertzale commencent à percevoir ; mais pendant longtemps, ces derniers ne le font que sous l’angle de la dénonciation du “tout tourisme” : Hordago et Iparretarrak s’attaquent entres autres aux agences immobilières et autres promotions privées. Les jeunes de Patxa portent aussi cette thématique, mais surtout centrée sur une dynamique de squats. De manière générale, le mouvement abertzale travaille bien davantage d’autres thématiques que celle-ci, d’autant plus qu’il ne compte quasiment pas d’élus sur le littoral urbanisé – le premier concerné – pour relayer son message.
Il faut attendre la structuration d’Aberzaleen Batasuna au milieu des années 1990 pour que cela change. Dans le cadre de la préparation des élections municipales de 2001, un projet politique est mis en chantier, travaillé en ateliers thématiques. L’un de ces ateliers est consacré au foncier et au logement, et un groupe de travail naît au sein d’AB, qui restera actif jusqu’à se fondre au sein d’Euskal Herria Bai dix ans plus tard.
Dans l’intervalle, plusieurs campagnes sont menées par AB dès 2001 : la première consiste à constituer un dossier complet sur la question, fondé sur des rencontres avec la totalité des acteurs du secteur du logement. Un corpus de 34 propositions en est tiré, qui est soumis au débat avec ces mêmes acteurs lors d’“assises du logement” à Biarritz en 2002. Pour la première fois, un véritable programme politique est ainsi établi dans ce domaine, à la fois politique et technique, sortant ostensiblement du seul registre du slogan pour passer à celui de la conduite de politiques publiques. Le message est d’autant mieux porté que les élections de 2001 puis 2008 permettent à nombre d’élus abertzale de porter ce message au plan municipal.
Ces propositions sont aussi régulièrement promues sur d’autres modes : agit-prop (manifestation dans la résidence secondaire de Karl Lagerfeld en 2002 à Biarritz, actions sur les vitrines de résidences secondaires, occupation victorieuse d’un logement vacant place Patxa à Bayonne en 2004, lancement d’une campagne spécifique sur les résidences secondaires la même année) ; débats publics (en particulier en invitant le “père” de la loi SRU Jean-Claude Gayssot à Saint-Jean-de-Luz en 2008) ; lancement d’un “réseau logement” malheureusement vite avorté ; collaboration avec le DAL sur le logement d’urgence en 2008, etc.
D’autres initiatives issues du monde abertzale s’ajoutent aussi à celles d’AB, avec notamment la création de collectifs Lurra eta etxebizitza entre 2008 et 2012, et des actions clandestines réapparaissent même au nom de “Euskal Herria ez da salgai”.
Mais l’une des principales marques de la crédibilité acquise par le monde abertzale sur ce terrain survient au lendemain des élections législatives de 2012, durant laquelle EH Bai centra sa campagne dans la 6e circonscription sur le thème de la taxation des résidences secondaires. Acceptant de relayer cette proposition, la nouvelle députée socialiste Sylviane Alaux porte une proposition de loi élaborée par EH Bai, qui finit par être votée à l’Assemblée nationale en 2014, permettant aux communes de surtaxer les résidences secondaires.
Au plan local, l’impact du message abertzale sur le logement se révèle tout aussi important, de sorte qu’il me semble avoir contribué à octroyer une centralité à la question du logement en particulier sur la côte basque depuis le milieu des années 2000. De fait, le curseur a bougé dans de nombreuses communes puis à l’échelon intercommunal, alors que le logiciel durant les années 1990 en restait encore à une liberté totale laissée au marché libre.
Il est évidemment agréable de penser que l’action abertzale a pu être décisive dans ces évolutions, et le risque est de tomber dans une excessive forfanterie. En l’absence d’outil de mesure de ce type de mutations, je ne peux donc que me contenter de souligner le chemin parcouru par le monde abertzale dans son propre projet politique, en ce domaine comme en tant d’autres, tout cela faisant aujourd’hui de lui une alternative politique crédible même aux yeux de ses opposants.