Sortir un journal d’opinion toutes les semaines suppose qu’il faut se coltiner des nouvelles dérangeantes, celles qui ne font pas vraiment plaisir. Jakes disait alors: « On ne peut pas s‘échapper en se contentant de rapporter les faits. Il faut prendre position ». D’autant qu’il savait que nos lecteurs nous attendaient précisément sur le sujet posant un problème aux abertzale.
Ce fut le cas le 2 avril 1990 avec l’arrestation du commando Argala d’ETA. Il est exclusivement composé de « Français », comme dit une certaine presse. Lui sont attribués 30 morts et 200 blessés où les gardes civils se mêlent aux magistrats et aux militaires espagnols de haut rang. Les membres du commando révélés par la police sont connus dans le milieu abertzale d’Iparralde. Unai Parot est un collaborateur occasionnel de la rédaction d’Enbata et vient d’être arrêté à Séville. L’arrestation de son frère Jon n’est plus qu’une question de jours ou d’heures. Les tensions internes au sein d’ETA sont extraordinairement vives. S’attendant au pire, Jon Parot erre comme une âme en peine dans le Petit Bayonne, à la recherche d’un peu de réconfort auprès de militants d’Euskal Batasuna (EB) qui font ce qu’ils peuvent. Il a été candidat suppléant de ce parti lors d’une élection cantonale à Bayonne. Jakes Abeberry et moi-même appartenons à cette formation. Ursoa Parot, la soeur de Jon et d’Unai, est secrétaire-claviste de notre hebdomadaire. À EB comme à Enbata, autant dire que c’est la cata. Sur le plan politique, nous sommes cuits aux petits oignons. Piarres Charritton d’EA en rajoute une couche. Venu nous faire une scène dantesque au 3 rue des Cordeliers, il est furibard, il nous accuse de traîtrise et de tous les péchés d’Israël, parce qu’il a été candidat titulaire aux côtés de Jon Parot, membre d’EB mais aussi d’un commando d’ETA.
Télévisions, radios, journaux français, espagnols et européens ont dépêché leurs envoyés spéciaux en Iparralde. Depuis le procès de Burgos, on n’en a jamais vu autant. Dans le « mundillo » abertzale, la consternation est générale. Les micros des journalistes se tendent en vain, la plupart d’entre nous éludent, quasiment personne ne veut réagir. Un ancien de la rédaction d’Enbata, reconverti correspondant du Monde, a la bonne idée d’écrire dans le journal français de référence qu’Unai Parot commettait les attentats en Espagne, puis en faisait le compte-rendu dans nos colonnes. Le hic, c’est qu’en plus, c’est vrai. Nous voilà dans de beaux draps.
Le téléphone sonne sans arrêt au siège du journal. Les journalistes font pression, ils demandent une réaction. Jakes Abeberry prend une décision. Il les convoque tous à une conférence de presse à deux pas du journal. Via son prochain édito, l’essentiel de son intervention est déjà prête. Il m’a fait rechercher et vérifier quelques faits pour renforcer son argumentation. Internet n’existe pas et les archives accumulées dans notre local sont une arme, en cas de coup dur.
La conférence de presse s’annonce raide, aussi délicieuse qu’un bain dans un marigot infesté d’alligators. Onze heures sonnent. Jakes enfile sa veste, rajuste sa cravate et me souffle : « Tu viens, on y va ». Il est blême, le corps tendu comme un ressort. Il se dirige vers le quai Chaho, prend appui sur la rambarde, tourné vers le soleil, très droit. En fond, les façades de la Nive qui se reflètent. Il est superbe. « Dans ces moments- là, il faut se tenir comme un danseur d’Oldarra sur la scène du Madison Square Garden, prêt à conquérir le monde », me dira-t-il plus tard. Une trentaine de journalistes l’attendent, une forêt de micros et de caméras. Les questions pleuvent. C’est la meute, les échanges civilisés au départ virent à l’affrontement, la curée guette. Face au feu roulant des questions, Jakes répond du tac au tac. D’accusé, il devient accusateur, seul contre tous. Le torrent Abeberry déferle. Les journalistes espagnols — ceux de droite en particulier — ne font pas dans la dentelle. Sus à l’abertzale. Nous ne sommes plus dans le journalisme, mais dans la haine à l’état brut. Ça défouraille sec dans la fosse aux lions, le duel monte en puissance. Jakes ferraille dur, il fait le show, du grand, du très grand Abeberry. Un festival d’arguments, souvent là où on l’attend le moins. Il déploie tous les trésors de son talent dialectique, renverse la table, retourne la situation, rebondit sur l’évènement avec la présentation d’une lettre qui sera bientôt adressée par EB à Pierre Joxe, ministre de l’Intérieur, pour mettre le gouvernement français face à ses responsabilités dans la gestion du conflit en Pays Basque. Nous rentrons à Enbata, il me lâche : « Au moins, ils ont eu leur compte ».
Jakes Abeberry n’était jamais aussi brillant que dans l’épreuve. Il a durement critiqué ETA lorsque des élus, — Gregorio Ordoñez en 1995 — ont été assassinés. Il a eu raison trop tôt. Mais de condamnation globale de la lutte armée en Hegoalde, non. « Pas question de hurler avec les loups » disait- il. Il savait que c’était là son talon d’Achille, s’attendant toujours à une attaque de ses adversaires sur ce terrain. En prévision de cette situation, je lui avais préparé la liste complète des attentats du GAL et ses succédanés, ainsi que celle des meurtres de dirigeants politiques indépendantistes au Sud. A chaque conseil municipal ou intervention publique, il portait sur lui cette liste, rangée dans sa serviette, prêt à l’utiliser.
Jakes Abeberry le bretteur redoutable, toujours prêt à faire front, à faire face.