Que faire des dépouilles des «terroristes» djihadistes morts au cours des derniers attentats ? Faut-il leur accorder un rite d’enterrement, une sépulture et si oui, laquelle et comment ? N’est-ce pas leur accorder une légitimité ? Peut-on leur refuser le droit d’être inhumés comme tout être humain, dignement? Les djihadistes sont stigmatisés, ostracisés, chassés du genre humain par les Etats occidentaux, mais la question du devenir de leur cadavre revient comme un boomerang à la figure des Etats, pris au piège de leur aveuglement et de leur propagande. Comme si le poids de ces corps inertes réintégrait inexorablement ces étrangers dans l’humanité. Et voir dans cette affaire le fameux Etat laïc obligé de se mêler, de trancher des questions qui relèvent éminemment du religieux, ne manque pas de sel.
Rita Kastoryano, directrice de recherche au CNRS, vient de publier un essai sur ces questions : Que faire des corps des djihadistes, territoire et identité (334 p. Fayard, 2015, 23 e.). On lira ci-dessous ses déclarations parues dans deux grands quotidiens français.
Un tel sujet sujet éveille pour plusieurs raisons un singulier écho dans notre pays.
Les charniers des opposants au franquisme durant les années terribles, de 1936 à 1945, font depuis quelque temps l’objet de fouilles et de débats publics. Ils mobilisent des familles soucieuses de mettre des mots sur le sort de leurs proches. Et l’on se souvient du refus d’accorder la présence d’un prêtre aux «terroristes» Lasa et Zabala “parce qu’ils ne le méritaient pas”, peu avant que la garde civile fasse dissoudre en 1983 leurs corps dans la chaux vive, près d’Alicante.
Rita Kastoryano a le mérite d’expliquer les ressorts profonds des hommes et des femmes qui adhèrent au djihad, une attitude intellectuelle rare en cette période de discours univoques teintés d’islamophobie. Les questions qu’elle soulève se situent au cœur des tensions entre nationalité, identité, territorialité, rationalité étatique, souveraineté, des sujets qui nous touchent de près en Pays Basque.
Les rituels funéraires si bien décrits par Barandiaran, Duvert ou le Père Marcel Etchehandy, les symboles et l’art qui leur donnent du sens, nous habitent au plus profond. Une raison de plus pour que la question de la sépulture d’êtres humains à ce point rejetés, nous atteigne, nous émeuve.
Ecoutons Rita Kastoryano.
Le corps, arme de guerre
«Pour les auteurs d’attentat-suicide, une arme de guerre, une arme du «pauvre», par opposition à l’armement sophistiqué d’une armée qui affronte son ennemi sur un territoire. Etre une arme humaine permet de disparaître dans la foule, de se rendre invisible. Le corps puise sa puissance dans sa capacité à être anonyme, à changer de pays, à passer d’un réseau à l’autre et, ce faisant, à articuler autour de lui espace, pouvoir et action, et à s’intégrer dans un monde globalisé.
Ces corps, armes de guerre et objets de sacrifices, sont guidés par des discours ambigus et enflammés sur leur appartenance à l’Oumma, la communauté musulmane globale ré-imaginée où se mêlent toutes les appartenances —à la religion, aux nations musulmanes et même à la Terre. Ses frontières dessinent une géographie mentale globale, non territoriale. Les penseurs et les militants de l’islam radical appellent les fidèles à la loyauté à l’égard de l’Oumma ; ils déclarent même que le djihad devient obligatoire lorsque l’Oumma est menacée. Dans cette perspective, cette Oumma imaginaire se confond avec une patrie transnationale que le djihadiste défend de son corps.
Le corps devient la preuve de leur sacrifice, une façon d’assurer leur appartenance à la «communauté» de l’Oumma. Les leaders de l’islam radical présentent l’action du martyr comme la garantie du pouvoir divin. Les jeunes djihadistes sont convaincus que sacrifier son corps est une question d’honneur, une preuve de leur engagement total pour la cause et de leur solidarité avec les réseaux créés sur Internet, cimentés par la même idéologie. Etre martyr devient même le critère permettant de distinguer le «bon» et le «mauvais» musulman et d’ériger une frontière entre l’islam des martyrs et le reste du monde».
Le cadavre, boulet juridique
«Le corps mort du djihadiste n’a pas de statut dans le droit international. Son corps ou les restes de son corps ne relèvent pas de la diplomatie entre Etats, car de quel Etat pourrait-il s’agir : celui de sa nationalité, de sa citoyenneté, ou celui où il commet son attaque-suicide ? Le caractère global de l’action du djihadiste défie les Etats dans leur conception de la guerre et de la justice. Or enterrer ce corps conduit à l’associer à un pays, à des lois. A un Etat. Qui plus est, ces corps sont rarement réclamés. Aucune cérémonie, aucune glorification de la part de leur famille ou de leur communauté ne fait généralement suite à leur acte. Ni de la part de leur Etat d’origine. C’est surtout le silence, le secret ou la censure qui règnent autour de ces corps morts.
La question et ancienne. Dans Antigone, la pièce de Sophocle, après que Créon ait interdit l’enterrement de Polynice, reconnu comme traître, le roi exige que le «cadavre du coupable soit porté à un carrefour en dehors des limites de la cité et lapidé par les magistrats. Puis ceux-ci devront le porter hors des frontières du territoire et l’abandonner sans sépulture conformément à la loi». La logique de l’Etat s’oppose alors à la piété d’Antigone, sœur de Polynice, qui veut accomplir son devoir religieux vis-à-vis de son frère. Dans le langage politique contemporain, cela reviendrait à faire de la piété une morale civique qui pousserait à reconnaître le droit de tout individu à un enterrement. Avec le djihad global, ce droit fait question, la rationalité de l’Etat étant de conserver seul la légitimité de la nationalité et de la territorialité».
Ben Laden, Merah : destins contraires
«L’immersion de la dépouille de Ben Laden en mer d’Oman illustre le refus des Etats-Unis de laisser quelque trace que ce soit de lui sur terre, en réponse à ses aspirations au terrorisme global. En effet, le corps sans vie confié à l’eau dit bien la détermination du gouvernement américain à le faire disparaître, mais aussi à l’arracher à sa communauté, à sa nation. Il s’agissait, aussi, de ne pas créer un lieu de sanctuaire et de pèlerinage. Chaque Etat agit ou réagit en fonction de sa représentation de cet ennemi particulier qu’est le terroriste, qui est aussi considéré comme un criminel, et de sa volonté d’afficher ou non une stratégie politique quant au traitement de ces corps. Les Etats oscillent entre l’affirmation d’une souveraineté territoriale —ne pas mettre les corps en terre— et celle d’une souveraineté extraterritoriale —aller tuer des terroristes à l’extérieur. Ces réactions reflètent la représentation que les chefs d’Etat se font de la nation, mais aussi la façon dont ils se projettent dans la globalisation et traitent leurs ennemis. Les Etats réagissent aussi en fonction des politiques d’immigrations et d’intégration des populations dont sont issus les djihadistes décédés…
Les corps morts des terroristes nés ou résidant en France, les homegrown terrorists, dépendant des autorités nationales, et leur inhumation devient une affaire publique. Dans le cas de Mohammed Merah, des informations contradictoires ont circulé à propos de sa double nationalité, algérienne et française, qui lui aurait donné le «droit» d’être enterré indifféremment dans les deux pays. La médiatisation de son enterrement près de Toulouse a mis en évidence les tensions entre nationalité, identité et territorialité, lui-même s’étant présenté comme un terroriste «global». Elle a aussi montré les sentiments contradictoires mobilisés dans ce type d’affaire : peur d’une glorification du martyr-héros d’un côté, crainte des profanations de l’autre».
Les frères Kouachi, Coulibaly : le choix du secret
«Les frères Kouachi, auteurs de la tuerie de janvier 2015, sont nés en France, de parents immigrés d’Algérie. Dès le retour des corps aux familles, leur enterrement a soulevé une question épineuse. L’Algérie a refusé officiellement leurs dépouilles. Finalement, en vertu de l’article L.2223-3 du code général des collectivités territoriales sur le droit de sépulture, qui oblige à lier le lieu de l’enterrement à la résidence, l’aîné des frères Kouachi, Saïd, a pu être enterré à Reims, où il habitait. Et ce, malgré l’opposition du maire, qui a déclaré : «Je ne veux surtout pas qu’on ait une sépulture sur la commune qui puisse servir de sépulture de martyr pour un certain nombre de personnes». Chérif, le cadet, a été enterré dans le carré musulman du cimetière de Gennevilliers, où il résidait. Le maire a indiqué qu’il n’avait pas «d’autre choix légal».
Amedy Coulibaly, d’origine malienne, est né en France. Son cas est plus complexe, car la République laïque ne reconnaît pas son mariage religieux avec Hayat Boumeddiene. Du coup, l’article L.2223-3 ne pouvait s’appliquer dans la mesure où Coulibaly résidait chez sa «femme» non reconnue comme telle. Il a été enterré dans le plus grand secret au cimetière parisien de Thiais (Val-de-Marne), dans le carré musulman.
Nous retrouvons dans ces questions de sépultures les problèmes associés aux droits de l’homme et à l’identité nationale posés par le djihad global. Doit-on considérer les terroristes, qui se réclament d’une guerre sainte internationale mais qui sont nés ou résident en France, comme étant des nationaux devant être enterrés dans les règles, publiquement, avec piété et rituels?»
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Vous avez étudié la question très précise du destin des corps des terroristes ; que s’est-il passé dans le cas des terroristes du 11 septembre, des attentats de Madrid et de Londres?
Riva Kastoryano : Ce sont trois cas vraiment différents, qui dessinent trois problématiques.
Dans les cas des attentats du 11 septembre à New York, il s’agissait d’étrangers qui n’étaient pas nés, n’avaient jamais vécu aux États-Unis. Ils étaient l’exemple même de la mondialisation, sans places ni traces. Ils ont fini en cendres, comme leurs victimes dans les tours du World Trade Center. Il existe toujours une polémique car les familles des victimes ne veulent pas que les cendres des bourreaux ne soient mêlées à celles de leurs victimes. Les cendres ont été mises dans un dépôt, puis soumises à élimination, séparation, authentification. Des examens sont encore en cours dans des laboratoires pour identifier avec des outils technologiques très précis les cendres des victimes. Seuls trois kamikazes ont été identifiés à ce jour.
Pour les attentats de Madrid, il s’agissait d’immigrés de la 1ére génération, venus du Maroc, d’Algérie et de Tunisie. Je suis allée dans la banlieue de Tétouan, dans le Nord du Maroc, d’où provenait cinq des terroristes. Il y avait une censure totale de la part des autorités marocaines et un silence aussi absolu de la part des familles et de la communauté locale. Les familles n’étaient pas fières de la situation, et refusaient de parler.
Dans le cas des attentats de Londres en 2005, il s’agissait d’immigrés de la deuxième génération. Des homegrown terroristes. Au nom du multiculturalisme, les autorités ont dit: «Ce sont nos enfants, ils doivent être enterrés chez nous». Les enterrements ont été très médiatisés: sur les quatre kamikazes, deux ont été enterrés au Cachemire, un en Angleterre, et un quatrième corps, celui du Jamaïquain, on ne sait pas ce qu’il est devenu.
La question du corps renvoie à la celle de la légitimité de l’ennemi. Quel est l’enjeu autour du corps des djihadistes?
Tout l’enjeu se situe autour de la légitimité de l’ennemi et de sa cause. Le «soldat» djihadiste ne représente aucun État, il n’est rien aux yeux des États attaqués. Il y a également un enjeu diplomatique. C’était le cas pour les Marocains de Madrid: le Maroc a reconnu sa responsabilité, en faisant référence aux conditions économiques qui poussaient les jeunes à émigrer, puisqu’il s’agissait d’immigrés de la première génération. Dans le cas de Mohammed Merah, des frères Kouachi et d’Amedy Coulibaly, l’Algérie et le Mali ont refusé d’accueillir le corps, car ils ont estimé qu’ils avaient grandi et avaient été radicalisés en France. Lorsque le terroriste est tué par la police c’est différent, son corps devient un objet public dont on débat. Souvent les familles ne veulent pas ou n’osent pas réclamer le corps. C’était le cas du terroriste tchétchène du marathon de Boston: personne n’en voulait, et c’est finalement un «bienfaiteur» musulman qui l’a enterré en cachette.