Les indépendantistes catalans obtiennent l’amnistie

Les négociateurs à Bruxelles – De gauche à droite, Santos Cerdán, secrétaire à l’organisation du PSOE, Carles Puigdemont, président de Junts, et le secrétaire général de Junts, Jordi Turull

Les deux partis Junts per Catalunya et PSOE signent le 9 novembre à Bruxelles un accord politique : amnistie contre vote au parlement le 15 novembre en faveur de Pedro Sanchez, chargé de constituer le prochain gouvernement espagnol. Le PP et l’extrême-droite Vox ne supportent pas d’être écartés du pouvoir par le choix des partis catalans, basques, galicien et canarien. La tension est très vive dans le pays, où plusieurs institutions font savoir leur profond désaccord. Une guérilla politique et judiciaire est engagée.

L’histoire des peuples en marche vers leur émancipation est faite de hauts et de bas. Hier, le mouvement indépendantiste catalan tutoyait les sommets en devenant majoritaire, le président du pays déclarait l’indépendance. Confrontée à une implacable répression, lâchée par l’Europe, incarcérée, contrainte à l’exil, la majeure partie de l’élite politique du pays est alors stérilisée par un État espagnol aussi arrogant que répressif, étranger à toute négociation.  Le poison de la division fait le reste. Les militants se démobilisent, la société civile se déchire et ne propose aucune orientation crédible.

Personne ne donne cher de l’ex-président catalan Carles Puigdemont, harcelé par des magistrats espagnols ultranationalistes assoiffés de vengeance. Renégat, paria exilé à Bruxelles, coupé de son peuple, est-il condamné à finir oublié de tous dans les poubelles de l’histoire ? Son avenir semble se réduire à deux options : moisir à l’étranger ad vitam aeternam ou se présenter au poste-frontière de La Jonquera pour enfiler des menottes.

C’est l’échec de la voie démocratique pour obtenir la souveraineté, comme hier celle de la lutte armée mise en oeuvre par ETA ou de la souveraineté- association proposée par Juan José Ibarretxe. En l’absence de perspective politique, tous les abertzale font grise mine. Le conflit nié par certains apparaît gelé, au moins pour une génération. Le royaume d’Espagne exulte.

Nécessité fait loi

Arrivent les élections législatives anticipées de juillet 2023. La droite et la gauche sont au coude à coude. Si la seconde veut gouverner, il lui faut obtenir le soutien des sept députés de Junts per Catalunya, le parti de Carles Puigdemont. Le PSOE doit signer un accord avec l’homme le plus haï d’Espagne. Nécessité fait loi, en politique rien n’est impossible. Pedro Sanchez envoie ses émissaires. Comme il se doit, le leader catalan faiseur de roi met la barre très haut. Dès le mois d’août, il annonce la couleur. Enbata publiera l’intégralité de sa déclaration.

L’Espagne suffoque et, malgré le torrent de critiques dans et hors de son camp, le premier ministre socialiste poursuit les négociations. Celui que la presse espagnole et française nomme « le fuyard » obtient immédiatement l’usage du catalan, du basque et du galicien au parlement et au sénat espagnols. Pour l’officialisation de ces langues au Parlement européen, l’affaire traîne en longueur, mais l’Espagne qui dirige l’Union fait de réels efforts pour convaincre ses partenaires. Europol accepte de ne plus compter les indépendantistes catalans parmi les « terroristes » à pourchasser. Ces avancées obtenues à la demande de Junts augurent bien de l’avenir. Finalement, la négociation aboutit le 9 novembre en se recentrant sur l’amnistie des centaines de cadres, élus et simples militants condamnés ou poursuivis depuis les référendums et la déclaration d’indépendance de 2017. Le parti indépendantiste de gauche ERC n’avait obtenu que des miettes : requalification de certains délits et mesures de grâce très partielles quant au contenu et au nombre de bénéficiaires. Son leader Oriol Junqueras est sorti de prison, mais déclaré inéligible jusqu’en 2031.

La police espagnole confisque des urnes lors du référendum d’autodétermination catalan de 2017.

Ce qu’a provisoirement cédé Carles Puigdemont

L’accord final signé début novembre (présenté ci-contre) montre que, comme dans toute négociation, Carles Puigdemont a dû se résoudre à quelques concessions. Mais il verrouille l’amnistie face aux institutions judiciaires et policières très opposées à la mesure et qui le font savoir. Il ne lâche rien sur l’essentiel. Son but est toujours d’organiser un référendum avec l’accord de Madrid (article 92 de la Constitution), avant la fin de la législature. Sinon, il retire son soutien à Pedro Sanchez et paralyse la vie politique du pays. L’accord fera l’objet d’un suivi par une instance internationale, grande première pour un accord politique à caractère interne. Une couleuvre de plus à avaler par l’opinion publique espagnole.

Pour faciliter ce qu’il appelle un « compromis historique », Carles Puigdemont baisse la garde sur quelques points : Junts n’exige pas la mise en oeuvre de l’amnistie avant le vote de l’investiture de Pedro Sanchez au poste de chef du gouvernement et, pour le moment, plus question d’unilatéralité, c’est-à-dire de décision majeure prise sans négociation avec Madrid, du type nouveau référendum. Répéter une nouvelle consultation populaire et illégale, reprendre la déclaration d’indépendance serait un casus belli dans le scénario actuel.

Les autres formations abertzale catalanes et basques durcissent elles aussi le ton. L’histoire offre trop rarement ce genre de plat.

Pris entre la marteau et l’enclume

La patrie est en danger. L’Espagne profonde emmenée par une droite revancharde et les néo-franquistes de Vox manifestent dans la rue aux cris de : « Ils vendent l’Espagne pour sept voix, Puigdemont en taule, Sanchez délinquant, vendu, au poteau, traître, fils de pute », y compris en plein parlement dans la bouche d’Isabel Diaz Ayuso, présidente PP de la Communauté autonome de Madrid. Le tout sur fond de drapeaux porteurs des symboles du Caudillo. Le débat vole bas en Espagne. Et nous préférons tourner le dos aux réseaux sociaux où les appels au meurtre et le grand n’importe quoi se déchaînent.

Tous les soirs depuis le 9 novembre, le siège du PSOE à Madrid est le théâtre d’une manifestation d’un millier de personnes qui hurlent au coup d’État comparable à celui de Tejero. Elles virent au vinaigre et s’achèvent par des affrontements avec la police. Le 18 novembre, 170.000 Espagnols envahissent les rues de Madrid pour marquer leur réprobation à l’égard d’une amnistie qui relève du terrorisme et met en péril la liberté, l’égalité, le vivre ensemble. Fernando Savater, le Donostiar le plus anti-basque de la Péninsule, harangue la foule.

Le pouvoir judiciaire et la police disent officiellement leur fureur et menacent. La haine catalanophobe officie à tous les étages. Pedro Sanchez peine à calmer les opposants au sein même du PSOE, mais il y parvient. Les quatre ans à venir s’annoncent compliqués pour un gouvernement socialiste pris entre le marteau de Junts per Catalunya et l’enclume d’une droite espagnole qui, en surfant sur l’orgueil national outragé, se sent pousser des ailes. Le plus inquiétant est la fronde des corps constitués de l’État. Ils entrent dans l’arène politique. Leur neutralité face à la loi qu’ils sont chargés d’appliquer n’est qu’un lointain souvenir. Trois cents juristes espagnols saisissent les sénateurs et députés, ils alertent le commissaire européen à la Justice Didier Reynders, un Wallon de droite. Celui-ci s’inquiète du contenu de l’amnistie et demande le 8 novembre, dans un courrier, des explications au gouvernement espagnol. Les juristes de l’association Citizens Pro Europe adressent à la Commission une lettre qui considère le projet d’amnistie comme inconstitutionnel et portant atteinte à l’État de droit, comme le fit en 2019 la législation roumaine.

Carles Puigdemont, l’homme le plus haï de l’Espagne profonde.

Verser tout son sang pour la souveraineté de l’Espagne

Le Conseil général du pouvoir judiciaire espagnol — aux mains de la droite — est l’autorité qui organise la justice en Espagne. Sa Commission permanente manifeste dans un communiqué son « opposition frontale » au projet d’amnistie et soutient par avance les magistrats qui refuseront de la mettre en oeuvre. Une déclaration de guerre. Quatre associations de magistrats, y compris la plus progressiste, dénoncent la future amnistie assortie du lawfare(1) qui, selon elles, porte atteinte à la séparation des pouvoirs, fait voler en éclat l’État de droit et met en péril la démocratie. La Cour suprême leur emboîte le pas le 13 novembre. La fronde judiciaire bat son plein ; visiblement, pour ces messieurs, la justice transitionnelle est une notion qui leur est totalement étrangère. La droite fait feu de tout bois. La fédération du patronat espagnol et le corps des Inspecteurs du budget de l’État y vont de leur « refus frontal » de l’amnistie. La garde civile n’est pas en reste. Deux associations regroupant ses membres — tout syndicat est interdit dans ce corps — rendent public un message. L’amnistie en faveur des Catalans est qualifiée de « félonie » par l’une ; quant à l’autre, elle se dit prête « à verser tout son sang pour la défense de la souveraineté de l’Espagne et sa Constitution » conformément à « son serment fait au drapeau » national. Cinquante officiers supérieurs espagnols à la retraite signent le 17 novembre une déclaration qui demande aux forces armées du pays de destituer le chef du gouvernement Pedro Sanchez. En d’autres termes, de fomenter un coup d’État. Parmi ces hauts gradés figurent sept généraux et 23 colonels. Leurs raisons ? Le pouvoir exécutif porte atteinte à l’indépendance du pouvoir judiciaire, au principe de séparation des pouvoirs et « à l’État de droit ». « L’unité de la nation espagnole risque d’être rompue » si « un référendum d’autodétermination est organisé ». En 2018, ces mêmes militaires avaient publié un texte faisant l’apologie de Francisco Franco. La déclaration d’aujourd’hui pourrait sembler dérisoire. Elle traduit cependant un malaise dans l’armée qui, rappelons-le, est garante selon la Constitution de l’intégrité du territoire. Dans un pays marqué au fer rouge par un soulèvement, une guerre civile et une dictature militaire de près de 40 ans, le moindre bruit de bottes donne des frissons.

Le 14 novembre, le sénat dirigé par le PP se lance dans la guérilla parlementaire. Il modifie en urgence l’article 133 de son règlement pour retarder de deux mois l’examen de la loi d’amnistie. Les sénateurs de droite entendent profiter de ce délai supplémentaire pour faire appel à une armée de juristes et autres experts afin de contrer, voire de faire capoter le projet de loi.

Le talentueux équilibriste

Bien malin est celui qui peut prédire si l’État espagnol aura une autre structure institutionnelle d’ici quatre ans. Pedro Sanchez n’aura de cesse que de jouer la montre, comme il le fit avec ERC durant la législature précédente. Carles Puigdemont sait que le temps presse, quatre ans passent très vite, pas une minute n’est à perdre. Pendant combien de temps encore la gauche espagnole aura-t-elle impérativement besoin pour gouverner de 26 députés de six partis dits « périphériques » ? Une telle opportunité ne se présente pas tous les matins, elle est liée à la loi électorale susceptible d’être un jour modifiée. Le caractère conjoncturel de la situation témoigne de sa fragilité.

Pedro Sanchez, promis hier à une défaite inévitable, vient de montrer ses grandes capacités politiques, un « équilibriste » talentueux disent certains. Carles Puigdemont a su résister aux échecs et sort grandi de cette épreuve avec une stature de leader historique, aux côtés de Lluís Companys (1882-1940). Depuis 2017, il a résisté à tout, aux basses eaux, à l’acharnement judiciaire, aux tentatives d’étouffement économique, aux dissensions, aux indicateurs qui virent au rouge. Il est parvenu à durer à la tête d’une formation somme toute assez jeune, face à ERC, son éternel rival. Il joue désormais un rôle moteur auprès des formations des autres nationalités basques et galiciennes, en quête elles aussi d’émancipation. De la cohésion de l’ensemble des partis abertzale, expression de trois nationalités différentes, dépend aussi le succès d’une restructuration de la monarchie parlementaire verrouillée depuis 1978.

On doit à Carles Puigdemont d’avoir remis en selle un souverainisme qui sort renforcé de ce dernier épisode du débat politique. C’est sans doute ce qui effraie le plus une bonne partie des Espagnols, ils le reprochent aux socialistes. Ces derniers vont-ils parvenir à banaliser le dialogue avec les souverainistes et la prise en compte de leurs demandes ? A rendre supportables les révisions qui semblent a priori déchirantes ? Depuis des décennies, la même question demeure pendante : comment décider l’État espagnol à négocier sur la nature de ses relations avec les peuples et leurs institutions ? A convenir de rapports plus égalitaires, moins marqués par la soumission face à la domination ? PNV, ETA, CiU, Junts, ERC, EH Bildu, tous se heurtent au même mur. Le compromis politique trouvé en 1978 ne règle pas les questions nationales posées outre-Pyrénées. En Catalogne comme en Pays Basque, la répression assortie de la marginalisation semblait suffire pour éteindre les incendies. Déboucher sur un statu quo, un gel de conflit, simplement contenir les revendications, cela suffit faute de mieux au pouvoir central. Au prix de crises successives, les partenaires sont-ils à même de dominer les passions et la démagogie pour accoucher d’un nouveau partage des pouvoirs ?

Les prochaines années seront difficiles à gérer pour les dirigeants du PSOE. D’abord parce que le PP, « hier parti d’opposition, est devenu un parti de destruction », comme l’affirme la ministre socialiste de l’Éducation. Pedro Sanchez ne peut dissoudre la chambre avant un an. Son mandat sera scandé par les prochains scrutins : élections autonomiques dans la Communauté autonome basque en mars ou juin 2024, élections européennes en juin 2024 où le PP compte bien prendre sa revanche, élections en Catalogne en février 2025 où la gauche espagnole fera tout pour évincer les abertzale.

(1) Sur la signification du lawfare, voir ci-contre l’article « Junts et le PSOE signent un accord »

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