L’indépendance possible de l’Ecosse s’est imposée au centre du débat européen. Alain Lamassoure, qui sera président du parlement de Strasbourg pour la seconde moitié de l’actuel mandat de cinq ans en remplacement du social-démocrate Martin Schultz, a bien voulu répondre à la sollicitation d’Enbata. Sa voix libérale est une référence sur un tel sujet.
Le référendum du 18 septembre était une première pour toute l’Europe démocratique. Il comporte un triple message.
Le premier, de loin le plus important, concerne nos amis britanniques. Le modèle de gouvernance interne du Royaume-Uni a vécu. Pionnière des droits de l’individu (habeas corpus) dès le Moyen Âge), mère de la démocratie parlementaire dès le XVIIIe siècle, la couronne britannique a conservé un régime politico-administratif aussi désuet que les perruques poudrées et les rites de la Chambre des Lords. Du réformisme méritoire de Tony Blair, les Ecossais avaient obtenu la dévolution de compétences importantes et même un Parlement propre, à Edimbourg ; on y parle anglais. Les Gallois ont reçu une Assemblée nationale sans autre pouvoir que consultatif, mais dont le gaélique est la langue officielle. Pour ce qui la concerne, la nation anglaise a tenu à conserver un régime hyper-centralisé, auprès duquel l’incurable jacobinisme français prend des airs de fédéralisme libertaire. Comble du bizarre : ce statut a conservé aux députés écossais du Parlement de Westminster le pouvoir de participer au vote des lois qui ne s’appliquent plus désormais qu’à l’Angleterre et au Pays de Galles dans les domaines où, pour l’Ecosse, la souveraineté a été transférée au Parlement d’Edimbourg. Comprenne qui pourra. Même les Britanniques ne comprennent plus.
Et paradoxalement, pour Londres, le “non” à l’indépendance écossaise risque d’être plus difficile à gérer que ne l’aurait été une rupture franche. Car dans une opération de séduction
tardive mais efficace, les leaders des trois grands partis se sont engagés à de nouveaux transferts de compétences et d’argent au profit d’Edimbourg : l’exercice devrait obliger l’ensemble du Royaume à revoir son organisation et son modèle de solidarité.
Le second message s’adresse à tous les autres peuples d’Europe. L’aspiration identitaire est restée longtemps limitée à certaines régions, abritant des “nations sans Etat” ; ailleurs, elle était considérée comme rétrograde ou folklorique. Basques, Catalans, Corses, Frisons, magyarophones de Slovaquie, turcophones de Bulgarie se battaient pour la reconnaissance de leur langue, de leur culture, de leur histoire. Mais voilà que, sous l’effet des migrations, de la révolution des modes de vie et de l’explosion des échanges de toute nature liés à la “mondialisation” —voyages, commerce, bourses d’études, séries télévisées, internet, réseaux sociaux— l’angoisse de la dilution de l’identité collective frappe maintenant les Etats eux-mêmes. Nous avons trop tendance à réduire l’explication de la montée fulgurante des partis extrémistes aux seuls effets de la crise économique. Et, certes, celle-ci a joué un rôle évident en Grèce ou en Hongrie, et une bonne part du succès du Front National est due à vingt ans de chômage de masse. Mais comment expliquer la réémergence du FPÖ en Autriche, où le chômage est inconnu ? Ou la participation de 7 ministres d’extrême droite au gouvernement de la Norvège, dont le revenu par habitant est pourtant double du nôtre ? Comment comprendre que, d’Anvers à Helsinki, les pays d’Europe du nord, qui sont sortis de la crise depuis longtemps, et qui se revendiquaient comme les plus ouverts, les plus tolérants, les plus hospitaliers aux hommes, aux idées, aux philosophies, aux cultures, aux religions des autres, aient vu à leur tour pousser des partis nationalistes et xénophobes aussi subitement que des champignons après la pluie ? On s’en croyait vaccinés à jamais : et pourtant, la haine est de retour dans tous les débats nationaux en Europe. Haine du riche, haine du pauvre, haine de l’étranger, haine du musulman, haine du juif, haine du Rom, haine de la mondialisation, haine des eurocrates, bref, haine de l’Autre.
D’où le troisième message. Il s’adresse à l’Union européenne elle-même, et à tous ceux qui y sont attachés. “Unis dans la diversité” est sa devise. Elle s’est construite jusqu’ici comme une union d’Etats forts de leur identité nationale. Or voilà aujourd’hui qu’une majorité de ses membres s’angoisse du risque de l’altération de cette identité, soit de l’intérieur, soit de l’extérieur, et parfois des deux. L’Union doit devenir le lieu où tous les “hommes de bonne volonté” réinventent l’art de vivre ensemble. Dans le cadre national et dans le cadre européen. En aidant chacun à prendre conscience des limites de l’égoïsme collectif : les Catalans qui veulent s’agréger à l’Europe hors de l’Espagne sont-ils prêts à donner à la Slovaquie l’aide qu’ils refusent à l’Estrémadure ? Les Milanais et Piémontais qui prônent l’indépendance d’une Padanie imaginaire seraient-ils disposés à être plus généreux pour la Crète que pour la Sicile? Quel degré de solidarité, à quel niveau, des peuples ayant conquis le bénéfice historique inappréciable de la paix “perpétuelle” sont-ils prêts à consentir pour le conserver ? L’Europe s’est bâtie sur le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Il est sain que des référendums puissent en décider quand la volonté populaire est manifeste. Mais l’Union a besoin d’un autre pilier : le devoir des peuples d’Europe. Devoir de paix, de responsabilité commune et de solidarité, tant à l’intérieur, que vis-à-vis du monde extérieur —ses menaces, ses chances, et aussi ses attentes envers le continent des droits de l’homme et de la démocratie. L’Europe des nations, fières de leur identité reconnue, guéries du nationalisme et unies dans une paix exigeante.