La gauche espagnole négocie avec les indépendantistes basques et catalans pour faire adopter le budget 2021 de l’Etat. Une situation inédite qui fait des vagues après les fortes tensions de ces dernières années. Par un vote, une très large majorité des membres d’EH Bildu approuve cette décision.
Le 7 mars 2008, ETA tuait un ancien conseiller municipal PSOE d’Arrasate. Il fut le dernier d’une série de 12 leaders et militants socialistes victimes des indépendantistes basques. Qui aurait cru que douze ans plus tard, le gouvernement socialiste espagnol serait obligé de négocier avec les héritiers politiques d’ETA, afin d’approuver le budget de l’État espagnol ? C’est ce qui est en train de se dérouler sous nos yeux.
Pour adopter le budget 2021 qu’il attend depuis deux ans et demi après une première tentative avortée en 2019, Pedro Sanchez du PSOE (120 députés) a impérativement besoin des voix de Podemos (35 élus) et surtout d’EH Bildu (5), d’ERC (13) et du PNV (6). La majorité nécessaire se situe à 176 députés.
Les critiques fusent, les associations de victimes donnent le la. Elles ne supportent pas le rapprochement de preso et les libérations conditionnelles attribuées à l’influence des cinq députés d’EH Bildu au parlement espagnol. Le PSOE nie tout accord signé avec les héritiers politiques des “terroristes”, mais il ne convainc personne, même dans ses propres rangs. Les éléphants du parti râlent après un gouvernement de gauche mal élu grâce à l’abstention des députés indépendantistes basques et catalans.
Et aujourd’hui, rebelote sur le budget. Cela donne envie de “vomir” au président PSOE de la junte d’Extremadure. Le vieux cacique Alfonso Guerra en a “un noeud dans la gorge” qui empêche ses cris de protestations de sortir, par “sens des responsabilités”. Felipe Gonzalez ne reconnaît plus le parti qu’il a refondé à la mort de Franco : la jeune génération met en péril la cohésion du pays et la solidarité entre tous les Espagnols. Quant au président socialiste d’Aragon, il préférerait une alliance de sa formation avec Ciudadanos, les ultra nationalistes de centre droit.
Tous en ont après Podemos dont le leader Pablo Iglesias est vice-président du gouvernement. Ils lui reprochent d’imposer une alliance entre les forces de gauche, incluant Basques et Catalans. Le PNV qui a pourtant obtenu quelques concessions, soutient la même thèse: Iglesias tirerait les ficelles du pantin Pedro Sanchez. L’ancien chef de gouvernement socialiste, José Luis Rodriguez Zapatero vole à son secours : il faut tourner la page, “aujourd’hui, l’essentiel est le vote du budget. Nous sommes en paix, la violence terroriste a disparu”. Ça tousse tellement à la base du parti que Pedro Sanchez se fend le 19 novembre, d’une lettre adressée à l’ensemble des adhérents. Il y lance un appel à l’unité de la gauche pour barrer la route à la droite accusée de “populisme réactionnaire” à la Trump.
Accord entre Podemos et EH Bildu
Pour faire pression sur le chef du gouvernement, Podemos et EH Bildu se mettent d’accord le 13 novembre sur un amendement qui interdit jusqu’en 2023 les expulsions de logements pour loyers impayés. La tension monte, le PSOE accuse ses partenaires d’être déloyaux. Mais quelques jours plus tard, sans accepter une interdiction définitive, Pedro Sanchez négocie. Il veut bien augmenter les garanties de protection des familles vulnérables et stopper les expulsions durant le confinement. Le 24 novembre, Podemos rue à nouveau dans les brancards. Un projet de décret-loi portant sur la gestion des 140 milliards d’euros accordés par l’Europe pour surmonter la crise économique due au Covid, circule entre les ministères. Ce sera l’instrument clef pour la relance du pays. Or, onze ministres socialistes sont chargés de le gérer, pour un seul ministre Podemos. Pablo Iglesias, leader de ce parti et vice-président du gouvernement, ne fait pas partie de l’équipe de pilotage. Immédiatement, les téléphones chauffent entre les deux partenaires, ils virent au rouge, puis au blanc. Dans la journée, Pedro Sanchez modifie le texte. Tous les ministres feront partie de la commission de gestion de ce fonds. De son côté, la députée de la Coalition canarienne, Ana Oramas, enrage. La péninsule ibérique accueille au compte goutte sur son sol quelques-uns des 6000 migrants qui ont débarqué récemment dans les îles, sur un total de 17.000 qui y sont installés: “Faut-il que les Canaries créent un parti indépendantiste et ressuscitent le MPAIC [équivalent canarien d’ETA], pour être entendues par l’Espagne?”
Demandez-lui pardon
La droite n’est pas en reste. Que le gouvernement espagnol dépende du bon vouloir d’un Arnaldo Otegi qui a pris les armes contre l’Espagne, est inacceptable. Pablo Casado, leader du PP, apostrophe Pedro Sanchez le 18 novembre au parlement. Derrière lui, siège une députée, membre de la famille de Jimenez Becerril, tué par ETA en 1998. Il intime au chef du gouvernement espagnol : “regardez-la dans les yeux et demandez-lui pardon !”. Pablo Casado ajoute: “Imagine-t-on un Biden signant un pacte avec les terroristes du 11 septembre? Ou un Macron avec les assassins du Bataclan? Vous pactisez avec ceux d’Hipercor et de Vic”. L’accord avec EH Bildu sera une malédiction qui “vous poursuivra votre vie durant”.
Débats d’un autre temps, mais qui en disent long sur ce que réveille le changement politique en cours. Ciudadanos ne digère pas l’alliance du PSOE avec trois partis abertzale, mais le nombre de ses députés (10) est trop faible pour présenter une solution alternative.
Le projet de loi sur l’enseignement public, dit “loi Celaá” prévoit que l’espagnol cessera d’être “langue véhiculaire” durant le cursus obligatoire. Cela suppose une reconnaissance implicite de l’enseignement en immersion au Pays Basque et en Catalogne où il est quasi généralisé.
Le projet de loi sur l’enseignement public, dit “loi Celaá”
prévoit que l’espagnol cessera d’être “langue véhiculaire”
durant le cursus obligatoire.
Cela suppose une reconnaissance implicite
de l’enseignement en immersion au Pays Basque et en Catalogne.
Le texte du projet de loi indique simplement que les élèves devront maîtriser l’espagnol et la langue co-officielle, au terme de leur scolarité. L’obligation de faire de l’espagnol la langue véhiculaire d’enseignement figurait dans le texte initial concocté par le PP. A la demande de Podemos et d’ERC, le gouvernement socialiste l’a supprimé. Pour cette raison, Ciudadanos refuse d’approuver le budget 2021.
Y a pas photo
Le contenu des discussions et des engagements obtenus des socialistes par EH Bildu n’a pas été divulgué. EH Bildu annonce le 26 novembre, que quelques uns de ses amendements sont approuvés en commission préparatoire. Ils portent sur 10 millions d’euros en faveur du secteur aéronautique qui représente dans la Communauté autonome 5000 salariés et 6% du PIB ; la modernisation de la ligne ferroviaire entre Irun/Brinkola et celle de Santurtzi ; 6 millions ‘euros dont bénéficieront trois hautes vallées navarraises et une zone humide d’Orio ; enfin 3 millions pour des travaux sur la route reliant Iruñea et le nord de la Navarre ; et enfin l’arrêt des expulsions de logements pour loyers impayés durant la pandémie obtenu avec l’aide de Podemos. Arnaldo Otegi annonce la couleur. Il sait que soutenir un gouvernement de gauche est la solution la moins pire. Faire revenir la droite autoritaire au pouvoir signifierait un arrêt des trop lents rapprochements et libérations de preso. Certains au PSOE sont tentés de s’allier aujourd’hui ou demain avec Ciudadanos. Il convient de couper les ailes à un tel scénario et de maintenir ouverte une fenêtre permettant aux citoyens du Pays Basque de récupérer leurs droits sociaux mis à mal par la droite. Malgré tout, la politique pénitentiaire arbitraire est peu à peu laissée de côté. Cette évolution doit se poursuivre. Les deux derniers jeunes d’Alsasua encore emprisonnés pour avoir frappé des gardes civils dans un bar en 2016, bénéficient de la semi-liberté depuis le 18 novembre. Ils pourront travailler ou faire des études. La cour suprême les avait condamnés à sept ans et demi de prison. Une telle clémence du juge d’application des peines aurait été hautement improbable, avec le PP au pouvoir. Alors, y a pas photo. Tous les membres de la coalition EH Bildu sont appelés à se prononcer le 26 novembre au travers d’un vote électronique qui donne le résultat suivant : 91,5% pour le vote du budget, 5,6% contre et 2,9% de votes blancs.
Républicains catalans à la manoeuvre
ERC qui détient dans la négociation un rôle essentiel entend bien en profiter. Il obtient une mesure phare, la levée du contrôle financier de l’État sur toutes les dépenses de la Generalitat. Cette mise sous tutelle de la part du ministère des Finances espagnol avait été mise en place par Rajoy. Les petites et moyennes entreprises catalanes victimes du confinement bénéficieront d’un moratoire jusqu’en mars 2021 —soit un trimestre de plus— pour effectuer leurs versements à la Sécurité sociale. Compte tenu des retards de transferts depuis des années et des investissements obtenus durant ces négociations, la Catalogne recevra 2 milliards 339 millions d’euros en 2021. Pour la première fois, Barcelone engrange plus que le montant de sa contribution fiscale à l’Espagne, calculée au prorata de son PIB. Une réforme fiscale d’envergure sera engagée, prévoyant un impôt plus progressif sur les grandes fortunes et d’en finir avec le dumping fiscal instauré par la droite qui dirige la communauté autonome de Madrid. Six milliards de recettes fiscales ont ainsi été perdus. La capitale est devenue un paradis fiscal qui dépouille la Catalogne de ressources importantes. Comme quoi, il n’y avait pas que la revendication indépendantiste qui faisait fuir de Catalogne les entreprises et les grandes fortunes… Un dernier chapitre négocié porte sur la liquidation de la dette concernant les bourses en matière d’éducation, durant la période 2015-2020. Différentes instances sont prévues pour assurer un suivi de l’accord budgétaire(1). ERC indique que durant le bras de fer qui s’achève, les contacts avec le PNV et EH Bildu ont été permanents. De son côté Junts, le parti de Carles Puigdemont, reste à l’écart et votera contre le budget. Fidèle à un indépendantisme pur et dur, il fustige “l’autonomisme” d’ERC.
Passages à niveau, tunnels et taxe diesel
Et le Parti nationaliste basque dans tout ça ? Très rodé à ce type de rapport de forces, il remâche pourtant son ressentiment. Hier, il détenait dans le camp basque le monopole des négociations avec Madrid, les indépendantistes étant confinés à la marge. Aujourd’hui, deux formations rivales négocient avec le pouvoir central. Deux caïmans dans le même marigot ne font jamais bon ménage. Toutefois, il a tiré son épingle du jeu. La moitié de ses 85 amendements pour modifier le projet de budget a été acceptée. La principale pièce de son tableau de chasse porte sur la rétrocession à la ville de Donostia de plusieurs hectares de terrains militaires et de casernes situés à Loyola. La cité pourra ainsi s’étendre davantage, mais il conviendra de proposer d’autres sites à l’armée espagnole pour le maintien de ses installations en Gipuzkoa. Les autres points de l’accord avec le gouvernement portent sur des investissement en matière d’énergie éolienne, le développement de centres technologiques, les démarches industrielles de recherche et développement, le soutien à la filière des machine-soutils, la suppression de treize passages à niveau sur les lignes de chemin de fer de la Communauté autonome, une partie des six millions d’euros nécessaires pour creuser le tunnel de Zorrotza (Bilbo). Enfin le PNV annonce triomphalement que grâce à lui, la taxe sur le diesel ne sera pas augmentée. Le lobby des transporteurs est content. Le carburant le plus polluant reste compétitif face à l’essence et autres sources d’énergie plus propres. A l’encontre des demandes très insistantes depuis cinq ans de l’OCDE, visant à la mise à l’écart progressive des énergies fossiles.
Un paradoxe marque ces négociations. Elles portent pour l’essentiel, soit sur l’annulation de mesures répressives mises en oeuvre par l’État à un moment de conflit aigu avec les nations périphériques, soit sur l’application concrète d’une loi-cadre adoptée par l’Espagne il y a… plus de 40 ans. Que le PNV et EH Bildu soient obligés de négocier pied à pied pour quelques droits sociaux, la construction d’un tunnel ou la suppression de passages à niveau, en dit long sur notre situation de dépendance.
Mais la politique est l’art du possible, diront le vieux parti jeltzale qui connaît son monde et les indépendantistes devenus plus pragmatiques. Nous sommes déjà à la mi-mandat. En partie du fait de la pandémie, les choses avancent à la vitesse de l’escargot, sur des thèmes situés loin des questions fondamentales: la modification de la structure même de l’État central, l’instauration de rapports bi-latéraux d’égal à égal entre nations. L’Espagne joue la montre. Le débat essentiel est évité, repoussé sine die. Maintenir le statu quo global en échange de quelques miettes, c’est toujours ça de gagné pour Madrid. L’opinion publique espagnole voit les choses très différemment. Elle soupire et verse dans l’humour noir. Une blague fait fureur: la vie politique du pays fonctionnerait comme les championnats de football. Sur le terrain, une équipe de onze joueurs affronte à égalité une autre équipe de onze. Et à la fin, c’est toujours l’Allem… non, c’est le Pays Basque qui gagne! Puisse ce scénario durer le plus longtemps possible.
(1) De 2015 à 2018, seulement 65,9 % des engagements fiscaux et budgétaires de l’État central à l’égard de la Catalogne ont été mis en oeuvre. ERC a compris les leçons.